Me retrouver devant la représentation nationale m'honore. Je suis conscient de la solennité de cette commission. Le plaisir de m'exprimer devant vous m'a permis de surmonter la surprise de votre demande d'audition.
J'ai acquis une certaine connaissance du dopage dans le cyclisme sur route, au hasard d'une carrière, lors de la présidence de l'affaire Festina en 2000. Je me suis immergé dans les 17 tomes du dossier. Il m'a été demandé d'analyser le rapport de l'Agence américaine antidopage (USADA), à la lumière de mon expérience. Cette lecture n'a pas été fastidieuse. J'ai pu mesurer la continuité des leçons que j'ai tirées de l'affaire Festina et de la décennie qui a suivi.
Les années 90 et 2000 marquent une rupture par rapport à l'ère ancienne de l'histoire de ce sport. Je constate tout d'abord, et je détaillerai ce point par la suite, que nous sommes passés à un nouveau dopage. J'évoquerai ensuite succinctement la connaissance de ce dopage acquise par les instances du cyclisme et l'usage qu'elles en ont fait. Ma troisième série d'observations, plus prospective, portera sur les leçons que nous pouvons tirer des affaires judiciaires et des investigations de l'USADA pour se donner les moyens de lutter contre le dopage.
Connaître la nature du dopage et de ses effets me paraît essentiel. Si le problème reste bénin, il n'est pas utile de s'employer à vouloir le régler. Si le mal devient profond, ce que je crois, il faut le comprendre et rechercher les moyens de le résoudre. Le dopage que j'ai découvert fonctionne selon des programmes complexes, centrés sur le recours à des hormones peptidiques issues du génie génétique qui a artificiellement recréé deux substances, l'EPO et l'hormone de croissance. Le dopage moderne sollicite une dizaine d'autres produits.
Ces programmes débouchent sur ce que le professeur Jean-Paul Escande appelle la « surnaturation » des athlètes. Cette surnaturation a pour effets, outre des risques sanitaires extrêmement sérieux, d'aboutir à une tricherie massive. Lors des vingt dernières années, au moins jusqu'à la fin de l'ère Armstrong, des compétitions ont été entachées de tricheries massives. Rétrospectivement, j'estime que jamais nous n'aurions dû écrire une ligne sur ces compétitions tant elles étaient infestées par la tromperie. Je m'expliquerai plus en détail sur ce point si vous me le demandez.
Une explication erronée laisse penser qu'un dopage généralisé permet de retrouver la hiérarchie des valeurs intrinsèques dans le classement. Je n'en crois rien. Ces programmes ne consistent plus à utiliser de la cortisone ou des amphétamines mais bien des molécules puissantes qui amènent le Professeur Jean-Paul Escande à tenir ces propos : « le dopage moderne consiste en l'utilisation simultanée de molécules surpuissantes à des doses inimaginables, données à des athlètes en plein effort et surentraînés. L'introduction de produits super-dopants tels que l'érythropoïétine, l'hormone de croissance ou les interleukines, autorise une véritable « surnaturation » du corps humain. Nous sommes dans une modification profonde, durable et pérenne du corps humain. Le dopage créé pour la santé, dans l'immédiat, à moyen et à long termes, des dégâts sans doute extrêmement graves. Le degré de probabilité de la réalisation de ces risques n'est pas connu faute de recul mais l'existence de ceux-ci paraît incontestable ».
Au-delà du grave risque sanitaire, les compétions se retrouvent donc complètement faussées par cette surnaturation. Les experts auditionnés lors de l'affaire Festina et ceux qui mesurent la puissance des coureurs cyclistes, comme l'ingénieur Frédéric Portoleau, concluent conjointement que l'avantage ainsi procuré varie de plus 10 à plus 15 %. Je pense que ces mesures bénéficient a minima d'un fond de valeur scientifique. Dans les années 1980, des champions comme Bernard Hinault ou Greg LeMond, développaient des puissances de 370 ou 380 watts, quand ceux des décennies suivantes atteignaient des puissances de 450, dans les mêmes cols et les mêmes conditions. Lorsque nous constatons que les équipiers les plus modestes des vainqueurs dopés pulvérisent les performances des meilleurs coureurs de l'époque, on ne peut croire un seul instant à la sincérité de ces compétitions.
Ma seconde série d'observations porte sur les instances du cyclisme. Ces instances connaissaient-elles l'ampleur du phénomène ? Qu'elles usages ont-elles fait des connaissances acquises ? J'entends par « instances du cyclisme », la fédération française de cyclisme (FFC), l'union cycliste internationale (UCI), la ligue du cyclisme professionnel français. J'inclus également des instances associées, plus ou moins proches, telles que les organisateurs et les grands médias. Je pense qu'au début des années 1990, ces instances avaient acquis la conviction qu'un dopage intensif se généralisait.
Le premier indice, relevé par le Docteur Jean-Pierre Mondenard, se trouve dans la mort, durant leur sommeil, de sept coureurs néerlandais suite à la prise d'EPO. J'imagine que la fédération néerlandaise de cyclisme, notamment son président Hein Verbruggen, s'est émue de ces disparitions survenues à la fin des années 1980. Le second indice apparaît lors du Tour de France 1993 ; des coureurs de diverses équipes ont dû se lever pendant la nuit pour faire des pompes et éviter les conséquences de la viscosité du sang. Dans un tel microcosme, ces faits ne peuvent totalement être ignorés. Le troisième élément qui me donne à penser que les instances du cyclisme connaissaient ces pratiques est qu'elles l'écrivent. Dans une lettre du 22 septembre 1993, l'UCI note ainsi : « Le cyclisme est en ébullition. Depuis l'apparition de l'érythropoïétine, l'EPO est considérée comme substance dopante ». Un mois plus tard, la FFC et la ligue cycliste professionnelle répondent : « Nous sommes parfaitement conscients de la nécessité de lutter énergiquement contre le dopage, surtout quand la substance dopante concernée peut se révéler particulièrement dangereuse pour la santé des coureurs ».
Avec les années, cette connaissance se renforce. Les instances ont sans doute été interpellées par le fait qu'un coureur, 107e en 1991, remporte l'épreuve quatre ans plus tard. Qu'ont-elles dit de ces pratiques aux organisateurs, aux médias, au grand public ou à moi, juge dans l'affaire Festina ? J'ai suggéré que France 2 insère à l'écran un bandeau : « Attention, en raison du développement d'un dopage de grande intensité, nous ne pouvons garantir la sincérité des compétitions ». Je crois que cet avertissement aurait été loyal et conforme aux idées de transparence.
Dans leur courrier respectif, l'UCI et la FFC promettaient de mettre des moyens en oeuvre. Pourtant, dans les années qui ont suivi, les dépenses pour lutter contre le dopage représentent 10 % de celles utilisées pour se doper. Ainsi, entre 1993 et 1999, la seule équipe Festina a notamment dépensé 400 000 euros à ce titre. Entre 1999 et 2005, l'équipe US Postal a pour sa part versé un million d'euros d'honoraires au docteur Michele Ferrari.
Nous avons préféré banaliser le dopage et nous en accommoder. La meilleure illustration de ce que nous acceptions se trouve dans l'instauration d'un taux maximum d'hématocrite de 50. Lorsqu'un coureur dépassait ce taux, il n'était pas considéré comme « dopé » mais placé en arrêt de travail. Je me permets d'ailleurs de vous livrer une nouvelle lecture, celle du docteur Léon Schattenberg, président de la commission de Sécurité et des conditions du sport à l'UCI : « Les excès sont endigués. Nous sommes parvenus à une gestion de l'EPO. L'utilisation abusive de l'EPO doit être éradiquée. Les contrôles de santé ne signifient pas que le dopage soit éradiqué, ni maintenant, ni à l'avenir ». Voilà le défi qu'il lançait à votre commission en 1997.
J'observe encore que ce sport d'élite professionnelle constitue un système économique puissant auquel il ne faut pas toucher. Ces héros modernes ne doivent pas être détruits, pas plus qu'il ne convient de mettre en cause un système économique dans lequel les intérêts de tous les acteurs convergent. J'entends par « acteurs » les coureurs et leur entourage, les sponsors, les grands médias, les annonceurs. Il ne faudrait donc ni écorner ni affronter ce système mais le lyophiliser pour le rendre plus digeste à nos concitoyens.
Je terminerai avec un peu de prospective. Les méthodes en France et à l'étranger diffèrent. Avec les méthodes judiciaires coercitives prévues par le code pénal français telles que la perquisition, les analyses biologiques, la garde à vue ou les audiences, nous sommes arrivés à la conclusion que le dopage se trouvait généralisé. Nous ne pouvons toutefois utiliser ces outils à tout moment. Une information judiciaire a ainsi été déclenchée par la découverte, dans la voiture du soigneur Willy Voet, de substances interdites. Sans cette découverte, une telle affaire n'aurait pu commencer. Au nom de la liberté individuelle, nous ne pouvons en effet ni perquisitionner, ni réaliser des analyses ou géolocaliser des personnes sans preuve. L'USADA a pour sa part utilisé des méthodes qui rappellent celles du système judiciaire anglo-saxon. Dans ces pays, les enquêteurs recherchent « the intelligence ». Ils recueillent des témoignages et protègent les témoins. L'USADA a notamment pu obtenir des noms. Des personnes, menacées par Lance Armstrong par la suite, ont témoigné sans être sanctionnées. Je reproche d'ailleurs aux instances du cyclisme d'avoir pénalisé sportivement chaque personne qui brisait la loi du silence alors que nous devrions plutôt nous inspirer de la technique de l'USADA.
La situation ne s'arrangera pas facilement tant le mal est profond. Je souris quand j'entends que le Tour de France pourrait, par miracle, s'auto-régénérer. L'USADA s'amuse dans son rapport que le « Tour du renouveau » comme Jean-Marie Leblanc l'avait baptisé, a été le premier des six Tours remportés par Lance Armstrong. Ce dernier n'était pas le coureur le plus dopé de l'histoire du cyclisme mais le mieux dopé. À titre personnel, et il ne s'agit pas là d'une préconisation car je ne m'en sens pas l'autorité, je crois qu'il faudrait arrêter les compétitions cyclistes pour un temps, en admettant que nous ne pouvons leur accorder aucun crédit. Nous devons mettre les choses à plat, reconnaître les faits et définir les règles qui permettraient aux compétitions de reprendre. Cette solution, sans doute naïve, m'apparaît comme la seule. Elle n'empêcherait toutefois pas que des dérives se reproduisent par la suite.