Quelques mots, d'abord, pour dire que nous avons été particulièrement bien reçus en Italie du Nord par notre représentation économique qui essaye de pallier son manque de moyens par une très grande compétence et pour mieux situer le but de notre déplacement.
La presse généraliste parle souvent des difficultés politiques de l'Italie mais les instituts d'études économiques spécialisés viennent de rappeler, début 2013, que les régions industrielles du Nord sont le lieu de bonnes pratiques dont la France pourrait s'inspirer. Ces bonnes pratiques démontrent leur efficacité : l'excédent manufacturier de l'Italie atteint 94 milliards d'euros en 2012 alors que la France est déficitaire de 37 milliards d'euros.
Plusieurs explications s'imposent de façon immédiate : l'Italie compte deux fois plus d'entreprises exportatrices qu'en France (205 382 contre 117 106) et la robotisation de son industrie est plus avancée (62 300 unités en Italie contre 34 500 en France). Globalement, la réussite de l'industrie italienne se caractérise par une montée en gamme de ses produits dont les débouchés, en particulier dans le secteur du luxe, sont assez faiblement sensibles aux effets de taux de change et aux prix.
Mais ces considérations générales n'expliquent pas en détail le secret de la réussite des districts italiens. L'idée d'essayer de les acclimater en France n'est pas nouvelle. Dans les années 1990, c'était un concept très prisé des spécialistes du développement local. La Datar avait alors lancé les systèmes productifs locaux (SPL) conçus comme la traduction française des districts à l'italienne, par exemple en Haute-Savoie, dans le Puy-de-Dôme ou en Haute-Vienne.
Le bilan de cette expérience qui s'est accompagné d'une profusion de travaux de recherche, est que nous sommes parvenus à trouver une définition du district : c'est une concentration géographique de petites et moyennes industries (PMI) travaillant en réseau autour d'un produit, d'un métier ou d'une technologie. Cependant, il faut bien constater que l'économie française s'est orientée vers la tertiarisation au cours des vingt dernières années alors que les districts italiens, même s'ils existent aussi dans le secteur agricole, sont surtout remarquables dans le domaine industriel.
Aujourd'hui, dans un contexte économique nouveau, caractérisé en France par un seuil d'endettement public élevé et un déficit extérieur qui limitent les possibilités de relance budgétaire, ce sont les performances industrielles de l'Italie qui justifient un réexamen des facteurs de son succès.
L'élément le plus surprenant, pour ceux qui se réfèrent en permanence au « modèle allemand », c'est que l'Italie parvient à relever le défi de l'exportation et de la compétitivité industrielle en s'appuyant majoritairement sur des micro-entreprises.
Avant notre départ, on ne nous avait pas caché que l'analyse des véritables ressorts de la réussite italienne n'est pas simple. Les publications de nos conseillers du commerce extérieur, qui sont des experts de terrain, signalent de façon très réaliste la difficulté des investigations à travers la « mosaïque italienne » pour deux principales raisons :
- d'une part, l'Italie est un pays complexe, fragmenté, et difficilement « lisible ». Il n'est pas facile d'y trouver des informations fiables et pertinentes pour en tirer une synthèse ou un modèle exemplaire ;
- d'autre part, l'Italie est un pays où les relations personnelles et les multiples réseaux jouent un rôle déterminant. Ces relations de confiance, souvent fondées sur un lien familial, permettent à chaque petite entreprise d'agir non pas en tant qu'entité individuelle mais en tant que composante solidaire d'un ensemble économique. Au-delà des analyses macro-économiques, une économie ne peut pas être comprise si on ne prend pas en compte l'histoire et les personnes.
Nous avons tenté, au cours d'un déplacement de deux jours, bref mais intense, de déjouer les pronostics les plus pessimistes en apportant un regard actualisé sur l'expérience italienne. Pour l'essentiel, je le dis d'emblée, dans le passé, nous avons peut-être trop focalisé notre attention sur les structures et pas assez sur le ressort fondamental que constitue la passion du design appliqué à l'industrie et qui se traduit à la fois, économiquement, par une capacité de monter en gamme et socialement par des emplois plus gratifiants avec l'idée toujours présente de la beauté du produit du geste industriel. Étymologiquement, je rappelle que le mot « design » n'est pas un anglicisme comme les autres puisqu'il provient du latin « designare » qui signifie « dessiner », et renvoie au concept de « signe » ou d'empreinte.
En réalité, je viens en quelques mots de résumer le message essentiel de la première partie du rapport qui constate que les districts industriels du nord de l'Italie réalisent une performance à l'exportation spectaculaire fondée sur une organisation aux antipodes du « modèle allemand ».
Je me contenterai ici de deux observations complémentaires. D'une part, on établit souvent un lien entre la compétitivité d'une économie et la stabilité ainsi que l'efficacité de son environnement institutionnel, normatif et administratif. Or on peut constater que les districts italiens accomplissent des performances à l'exportation en surmontant de nombreux obstacles : la corruption, la complexité et la fragmentation institutionnelle ainsi qu'une réglementation pléthorique. C'est une preuve de la puissance du modèle industriel italien. Par contraste, au cours des entretiens conduits par la mission sénatoriale, des chefs d'entreprises italiens implantés en France ont souligné l'efficacité de l'État et du soutien apporté par nos collectivités territoriales aux opérateurs économiques.
Ma seconde remarque est que l'industrie, qui représente le quart du produit intérieur brut (PIB) en Italie et seulement le septième en France, est une force motrice de l'emploi. La Région lombarde a été sévèrement frappée par la crise économique mondiale du fait de son ouverture internationale : son PIB a subi en 2009 un recul de 6,2 %, contre 5,5 % au niveau national, et n'a pas retrouvé par la suite son niveau d'avant-crise. Le taux de chômage a doublé en Lombardie, passant de 3,2 % de la population active en 2007 à 7,1 % l'an dernier, et pourtant ce niveau de chômage est plus bas qu'ailleurs en Italie (10,7 % au plan national).
J'ajoute aussitôt que l'emploi n'est pas seulement une notion quantitative. Nous avons, par exemple, rencontré un entrepreneur qui fabrique des parapluies haut-de-gamme pour le marché du luxe ; son enthousiasme pour son métier est particulièrement frappant et le rend très combatif face aux difficultés, ce qui contraste avec la France.
S'agissant de l'analyse technique des districts, il faut bien avouer que les très nombreux travaux qui y ont été consacrés ont bien du mal à faire émerger des constats et des recommandations très précises. Sur le terrain, trois idées principales se dégagent. La première, c'est la spontanéité du phénomène. On peut le relier à une caractéristique qui a été soulignée lors des réunions : les Italiens comptent plus sur eux-mêmes que sur l'État face aux difficultés. L'assurance chômage étant très peu développée, les employés n'ont pas intérêt à s'y inscrire et s'efforcent avant tout de préserver leur emploi. Par-dessus tout, un économiste a insisté sur le socle familial des districts, ce qui renvoie à un système de valeurs partagées par ces communautés transmises de génération en génération : « Les districts sont importants en Italie parce que la famille est importante ».
En second lieu, ces initiatives spontanées bénéficient cependant de soutiens publics et d'un cadre juridique qui se sont développés pour accompagner les districts industriels et les aider à surmonter leurs difficultés. Une loi de 1991 a défini les districts industriels comme des concentrations sur des aires géographiques données d'ensembles de PME. Je signale au passage que le dénombrement des districts n'est pas simple : selon les sources, les chiffres varient entre 100 et 200 sans que soient clairement distingués les districts agricoles, qui correspondent à nos coopératives, et industriels. De façon plus générale, comme l'ont signalé nos interlocuteurs, en Italie, les statistiques « cachent les phénomènes plus qu'ils ne les révèlent », en particulier parce que les moyennes masquent de très fortes inégalités territoriales. Depuis 2009, un certain nombre d'aides ont été mises en place pour relancer les districts, qui ont une base géographique, par des « contrats de réseau », dans une logique de filière. Réseaux et districts ont les mêmes finalités de mise en commun des savoir-faire, de développement de projets marketing, d'investissements dans la recherche, d'exploration de nouveaux marchés et d'accroissement des capacités de financement. Ces modes d'agrégation extrêmement souples permettent aux entreprises de garder leur autonomie ou bien de créer une entité juridique commune, en continuant de bénéficier des mêmes aides fiscales, financières et administratives. Fin 2012, trois ans après leur création, 647 contrats de réseaux, concernant 3 350 entreprises, 6 fondations et 4 associations sont enregistrés. Ces regroupements compensent le faible niveau d'intervention de l'État, les aides d'État italiennes étant parmi les plus basses de l'Union européenne.
Par ailleurs, je rappelle que l'indemnisation du chômage, réformée en 2012, est quasi inexistante en Italie qui a, en revanche institué depuis 1947, un dispositif non pas d'assurance chômage mais de couverture partielle de la rémunération du salarié qui conserve son emploi et son statut. Cette Cassa integrazione guadagni (CIG) vise à préserver les savoir-faire et les « gestes industriels », ce qui constitue une aide précieuse pour les PMI.
Le troisième constat est celui de la fragilité des districts et des limites de ces réseaux. Tout d'abord, les districts italiens risquent d'être rachetés et absorbés par des entreprises allemandes ou françaises parce que les représentants des jeunes générations ont tendance à vendre l'entité dont ils héritent plutôt que de la reprendre. En second lieu, les districts connaissent des difficultés de financement : les normes européennes limitent les aides publiques et les entités industrielles sont composées d'unités trop petites pour être cotées en bourse. Enfin, l'enseignement professionnel a décliné et on nous a cité le cas d'une entreprise italienne reprise par un groupe allemand qui implante son propre dispositif de formation.
L'avenir, selon les économistes de la Banque centrale italienne, que nous avons entendus, c'est l'accroissement de la taille des entreprises pour atteindre un seuil critique de 50 à 500 personnes. Le but est de faciliter l'accès au crédit bancaire et de financer l'innovation puisqu'à l'heure actuelle, les dépenses de recherche-développement et les dépôts de brevets sont, en Italie, inférieurs à la moyenne européenne. Jusqu'à présent, les aides fiscales à la recherche étaient quasi-inexistantes, mais un dispositif a été mis en place par le Gouvernement de Mario Monti : l'objectif affiché est le doublement de l'effort de recherche qui, en Italie, ne demande qu'à se développer, ce pays possédant des chercheurs extrêmement créatifs. Encore faut-il que la taille des entreprises le permette.
Trois enseignements majeurs, à mon sens, peuvent être tirés de l'ensemble de ces observations.
Tout d'abord, le modèle italien, c'est d'abord la préservation d'une force motrice industrielle, et il nous faut, avant tout, en France, rectifier l'erreur tragique de conception économique qu'est la tertiarisation excessive.
Un récent ouvrage, La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale de Laurent Davezies, publié en octobre 2012, résume le sens général des réalités que nous observons tous sur le terrain en France. La principale difficulté de notre pays, plus encore que la crise économique elle-même, se situe dans la crise des remèdes aux ralentissements structurels ou conjoncturels. Les amortisseurs traditionnels sont en panne. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler que le choc sur l'emploi qui est intervenu de 1992 à 1994 a été aussi important que celui que nous connaissons depuis 2008 mais, il y a 20 ans, 40 % des pertes d'emplois salariés privés ont pu être compensées par des créations d'emplois publics et dans le secteur des services. Aujourd'hui, dans un contexte de croissance molle et avec une dette publique écrasante, l'industrialisation et le « redressement productif » de la France apparaissent comme la seule et unique voie permettant le maintien du modèle social français ;
Le second enseignement de l'observation du cas italien, c'est que cette réindustrialisation, qui est le défi majeur de notre pays, fait l'objet de représentations économiques qui doivent être perfectionnées. Certains se focalisent, par exemple, sur le « modèle » allemand et en tirent la conclusion que la seule et unique voie est celle de l'accroissement de la taille de nos PME. C'est en partie vrai, mais l'Italie du Nord illustre également la possibilité d'asseoir une force industrielle très offensive à l'exportation sur des micro-entreprises organisées en réseaux géographiques - c'est la définition des districts italiens- mais aussi en réseaux conçus dans une logique de filière.
Cependant, il ne suffit pas de coopérer pour réussir. Dans les années 1970, l'économie italienne était spécialisée dans le moyen de gamme, ce qui aurait pu se révéler fatal. Puis les entreprises ont réagi à la montée des productions des pays émergents en recherchant des petits marchés de niche qui restent en dehors de la cible de la Chine et du Brésil. Les districts ont ainsi pu capturer la valeur ajoutée dans des secteurs haut de gamme peu exposés à la concurrence. L'Italie est aujourd'hui leader dans 250 marchés alors que la France concentre ses performances les plus remarquables au niveau mondial sur quelques secteurs comme l'aéronautique ou le ferroviaire. En tout état de cause, c'est le moyen de gamme qui reste le compartiment le plus fragile.
Le secret de la réussite italienne n'est donc pas seulement « organisationnel » et les « multinationales de poche » ne sont pas l'alpha et l'oméga de la compétitivité. Le principal ressort, c'est la culture italienne de la créativité et du design appliqué à l'industrie. L'ingénieur de production a une image valorisée en Italie alors qu'en France, répétons-le inlassablement, les ingénieurs n'hésitent pas à travailler dans la banque ou la finance. En Italie, comme l'ont souligné les dirigeants d'une entreprise de fabrication de meubles, on ne dissocie jamais le design de la recherche. Le design gouverne tout le processus d'innovation ;
Au total, ce déplacement nous invite à mieux hiérarchiser les ressorts fondamentaux de l'activité créatrice d'emploi et ses freins. Contrairement à certaines affirmations, on peut avoir en France un environnement plus propice à la création de valeur et hisser nos produits au plus haut niveau.
Ce que je retiens surtout de cette mission, c'est que nous avons beaucoup à apprendre de cette volonté de produire et de cette habitude de coopérer, malgré les difficultés liées à la crise.