Intervention de Bruno Lasserre

Commission des affaires économiques — Réunion du 3 juillet 2013 : 1ère réunion
Consommation — Audition de M. Bruno Lasserre président de l'autorité de la concurrence

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous remettre en primeur le rapport annuel de l'Autorité de la concurrence. Vous pourrez constater que l'Autorité a été très active en 2012 et qu'elle a notamment infligé un montant total de 540 millions d'euros d'amendes pour sanctionner les entorses au droit de la concurrence dans des domaines très variés, notamment l'alimentaire, la santé ou encore les banques.

Pour ce qui est du projet de loi relatif à la consommation, il intéresse l'Autorité de la concurrence à plusieurs titres :

- l'action de groupe, qui pourra être utilisée dans les cas d'entorse à la concurrence, est évidemment une mesure qui va dans la bonne direction ;

- le renforcement des sanctions administratives en matière de concurrence permettra également de renforcer les droits des consommateurs. Il ne faut pas être naïf. Si l'économie de marché est un bon système, on sait bien qu'il n'est pas pour autant un système capable de s'autoréguler. Les négociations et le jeu de la concurrence ne peuvent être efficaces que s'ils peuvent s'appuyer sur un dispositif de sanctions crédibles ;

- enfin, je constate avec un certain soulagement que le projet de loi ne modifie la loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 qu'à la marge. Les règles en matière de négociation commerciale et de délais de paiement reposent sur un équilibre fragile, qu'il a été difficile de construire, et il ne faut pas remettre à plat ce dispositif - ce qui n'empêche pas d'apporter des améliorations ponctuelles.

J'en viens maintenant plus en détail à l'action de groupe. Comme je l'ai dit, il fallait la mettre en place dans notre pays, car elle répond à un triple enjeu :

- un enjeu de confiance. On ne peut pas, en effet, demander aux citoyens et aux consommateurs de croire en l'économie de marché tout en les laissant démunis contre certaines de ses dérives. L'action de groupe constituera un moyen supplémentaire de se prémunir ou de sanctionner certaines pratiques et, à ce titre, elle ne peut que renforcer l'adhésion aux règles de l'économie de marché en général ;

- un enjeu de justice. Quand l'Autorité de la concurrence constate un manquement, l'existence d'un cartel par exemple, certains acteurs, principalement de grandes sociétés, parviennent à obtenir une réparation. Je prends l'exemple du cartel que l'Autorité de la concurrence a sanctionné récemment dans le domaine du travail temporaire. Les principales entreprises de ce secteur d'activité s'étaient entendues sur les prix au préjudice de leurs clients. Les « grands comptes », en raison de leur forte capacité de négociation, ont réussi à transiger et à obtenir des membres du cartel des indemnisations conséquentes. Mais lorsque des consommateurs finals, ou même de petites entreprises, sont victimes de ce genre de pratique anti-concurrentielle, leur pouvoir de négociation est trop faible pour obtenir une indemnisation transactionnelle. L'action de groupe permettra à ces acteurs d'obtenir une réparation effective qui aujourd'hui leur est inaccessible ;

- un enjeu de compétitivité. Je signale à cet égard qu'il existe une concurrence entre les grandes places européennes pour devenir des pôles attractifs en matière de traitement des litiges, notamment des litiges économiques. Il faut donc que la France se dote d'outils modernes et efficaces de règlement des différends, faute de quoi le traitement des litiges, au lieu de se faire dans notre pays selon des règles élaborées par le législateur national, se fera à l'étranger selon des règles élaborées par d'autres. L'action de groupe fait partie des outils d'attractivité susceptibles d'empêcher la marginalisation juridique de notre pays.

J'en viens maintenant au dispositif juridique lui-même. L'Autorité de la concurrence est favorable au principe de l'« opt in » qui figure dans le texte. Elle est également favorable - pardonnez-moi ce nouvel anglicisme - à ce qu'on appelle le « follow on », à savoir que le constat de l'infraction par le juge ou l'autorité spécialisée compétente est le préalable à l'engagement de l'action de groupe. C'est un filtre nécessaire pour lutter contre tout dérapage des procédures d'action de groupe. Pour les mêmes raisons, l'Autorité de la concurrence est favorable, au moins dans une première phase d'expérimentation du dispositif, au monopole conféré aux associations agréées de consommateurs pour engager les actions de groupe.

Dans sa rédaction actuelle le dispositif proposé me semble néanmoins comporter certaines insuffisances :

- les PME ne sont pas concernées par l'action de groupe, alors que dans d'autres pays où ce type de procédure existe, les petites entreprises peuvent se saisir de cet outil. Aujourd'hui, on constate que les cartels se logent souvent dans les marchés de biens intermédiaires, où interviennent de nombreuses PME. C'est le cas notamment dans le secteur du bâtiment ou de la chaudronnerie. Or, ces petites entreprises sont, tout autant que les consommateurs, en position de faiblesse pour faire valoir leur droit à réparation dans le cadre d'une procédure individuelle. Je crois donc qu'il faudrait réfléchir à une extension de l'action de groupe à ces entreprises. Cela pose des difficultés : absence d'acteurs analogues aux associations agréées de consommateurs ; nécessité d'étendre le dispositif au-delà du code de la consommation avec un impact juridique qui mérite d'être évalué de façon précise. L'extension n'est donc pas possible dans l'immédiat, mais c'est une idée à retenir pour l'avenir ;

- la rédaction proposée pour l'article L. 423-10 du code de la consommation ne permet d'engager une action de groupe dans le domaine de la concurrence que lorsque la décision de l'Autorité de la concurrence est devenue définitive, c'est-à-dire lorsqu'elle n'est plus susceptible de recours. Cette disposition, je le souligne, est complètement dérogatoire au droit commun de la responsabilité. En général, un plaignant peut demander des dommages et intérêts dès le moment où il engage l'action pénale. En exigeant l'épuisement de toutes les voies de recours, le dispositif proposé constitue un obstacle certain à une réparation effective. Je prendrais l'exemple de la condamnation des trois opérateurs de téléphonie mobile intervenue en novembre 2005. Cette condamnation sanctionnait des faits survenus entre 2000 et 2002. Après la condamnation, les opérateurs de téléphonie mobile ont évidemment multiplié les recours ; il y a eu notamment trois passages successifs devant la Cour d'appel ou la Cour de cassation, sans compter les juridictions européennes. Au final, c'est seulement en 2012 qu'il y a eu épuisement des recours. Avec le dispositif proposé aujourd'hui pour l'action de groupe, c'est donc seulement en 2012, soit dix ans après les faits et sept ans après la condamnation, que les consommateurs pourraient engager une action collective en réparation. C'est décourageant pour les consommateurs qui n'exerceront pas leurs droits dans ces conditions. Cela pose également un problème de conservation des preuves, car on imagine que celles-ci ne seront probablement pas conservées sur des périodes aussi longues s'agissant de dommages matériels d'une ampleur somme toute limitée pour chaque individu concerné ;

- la rédaction du paragraphe III de l'article 2 est également problématique puisqu'elle prévoit que l'action de groupe ne peut être engagée pour des manquements dont le constat par l'Autorité de la concurrence serait intervenu avant la date de publication de la loi.

Au total, le dispositif proposé tout en constituant un progrès souffre de deux lacunes :

- il crée un risque de rupture d'égalité entre les justiciables. Le caractère dérogatoire de l'action de groupe par rapport au droit commun de la responsabilité crée une inégalité entre les justiciables les plus puissants et ceux qui le sont moins. Considérons l'exemple de la condamnation des grands fabricants mondiaux de lessive, en 2011, pour des faits intervenus entre 1997 et 2004. Les grands distributeurs de ces marques de lessive pourraient engager une action individuelle pour obtenir réparation immédiatement, tandis que les consommateurs devraient attendre de nombreuses années que les voies de recours soient épuisées pour engager une action de groupe. Demande de réparation immédiate pour les plus puissants, demande de réparation différée pour les plus faibles : quelle est la justification de ce traitement inégalitaire ?

- l'attente de l'épuisement des voies de recours me semble d'autant moins justifiée que l'annulation du constat d'infraction par l'Autorité de la concurrence est un événement très rare. En effet, les preuves qui fondent le constat sont le plus souvent apportées par les entreprises fautives elles-mêmes, dans l'espoir d'obtenir une condamnation plus clémente. Les preuves sont donc solides. Le débat porte en réalité non pas sur la réalité des faits mais sur le quantum de la peine.

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