Malgré la stabilisation relative du Mali, les problèmes du Sahel sont très loin d'être traités. Ce vaste espace est aujourd'hui totalement en marge du décollage africain. La démographie est une bombe à retardement, avec une population du Sahel qui va doubler en 20 ans, tripler dans les villes. Avec le record mondial de la fertilité, plus de 7 enfants par femme, et une population qui croit chaque année de presque 4%, le Niger, parmi les plus pauvres de la planète, aura ainsi demain 50 millions d'habitants. Comment assurer l'accès aux soins, à l'éducation, à l'alimentation ?
La situation humanitaire est déjà inquiétante, 10 millions de personnes sont en insécurité alimentaire au Sahel, dont 4,5 millions d'enfants. La déstructuration pastorale et agricole liée à la surexploitation et au réchauffement climatique n'offre plus de barrière au développement des trafics, qui ont pris une dimension nouvelle avec l'arrivée de la cocaïne sud-américaine dans les années 2000, qui s'ajoute aux cigarettes, au cannabis, aux armes, aux migrants... Sans compter bien sûr ce qui était devenu une manne pour les terroristes : les rançons d'otages...
L'absence de services de base à la population fait le lit non seulement des trafiquants, mais aussi, en ces terres de confréries soufies, d'islam de rite malékite, tolérant et ouvert -dont le président du Sénégal, Macky Sall, vient de rappeler la vigueur dans son pays -des prêcheurs adeptes d'un islamisme radical, en provenance du Golfe ou du Pakistan, et installés parfois depuis les années 1970. Je fais une incidente : nous avons très précautionneusement choisi notre vocabulaire, dans le rapport, pour ne pas faire d'amalgame entre l'Islam, grande religion monothéiste et pacifique, et l'« islamisme radical », qui est un détournement, et encore moins avec le « terrorisme djihadiste ».
Comme ils l'ont toujours fait, les groupes terroristes implantés au Sahel depuis la fin des années 1990 restent mobiles et circulent librement dans ces vastes espaces sahariens aux immenses frontières si difficiles à contrôler, le long d'une route qui reliait leur forteresse dans l'Adrar des Ifoghas, au Nord Niger, à la Libye et jusqu'à la Tunisie. Avec Serval, une partie importante de leurs capacités a été détruite, mais ils ont cherché à se constituer un nouvel abri, de préférence dans les « zones molles » où les États ne sont pas en mesure d'assurer la sécurité.
Au-delà de l'actif foyer de Boko Haram au Nigéria, qui peut déstabiliser ce géant de l'Afrique de l'Ouest, également aux prises avec des affrontements entre Chrétiens et Musulmans, c'est le sud-ouest libyen qui nous parait aujourd'hui réunir le plus de critères pour devenir la nouvelle terre d'implantation d'AQMI. Nous consacrons à cette question -que nous connaissons imparfaitement, disons-le-, sur laquelle le Président Carrère a eu raison d'attirer notre attention dès le mois de décembre dernier, des développements approfondis dans notre rapport écrit. Dans cet « anti-état », dictature sans institutions, qu'était le régime Khadafi, pompier-pyromane des rébellions touaregs, la transition politique est bloquée, et la loi d'exclusion du 5 mai dernier décapite l'élite politique et administrative. On compterait jusqu'à 300 000 miliciens en armes dans un pays de 6 millions d'habitants, guetté par le spectre d'un éclatement entre la Cyrénaïque, où le fondamentalisme et les trafics se développent et qui échappe progressivement à tout contrôle, et la Tripolitaine, tandis que le Fezzan, au sud, est un véritable « trou noir » sécuritaire. Ce n'est pas un hasard si Mokhtar Bel Mokhtar et Abou Zeid auraient été fin 2011 en Libye, qui présente des avantages comparatifs indéniables pour une nouvelle implantation : les milices armées y prospèrent, certaines avec un agenda islamiste radical, surtout en Cyrénaïque ; des figures charismatiques du terrorisme s'y trouvent, anciens d'Afghanistan ou de Guantanamo, les trafics y prospèrent et les armes y circulent en grand nombre ; l'État libyen n'est pas en mesure d'assurer la sécurité ni de contrôler ses frontières : le sud en particulier est un vaste espace où les terroristes et les trafiquants sont libres de leurs mouvements et peuvent trouver refuge, par la passe de Salvador (depuis et vers le Mali, via le Niger) voire la passe d'Anaï, à l'Est de Djanet (depuis et vers l'Algérie) ; en Cyrénaïque et au Fezzan, des mouvements autonomistes existent qui pourraient être utilisés ; les richesses du sous-sol (gaz, pétrole) attisent les convoitises et procurent des rentes locales ; la radicalisation islamiste, fruit des années Kadhafi, se poursuit, dans l'effet de souffle de la crise syrienne, qui fonctionne comme un véritable appel d'air. À cet égard, le nombre de combattants libyens rejoignant la Syrie apparait préoccupant : d'après nos interlocuteurs algériens, il se chiffrerait en milliers.
Les réponses sont pour l'instant désordonnées et sans proportion avec la gravité de la situation : mission de conseil des Nations unies « MANUL », « Processus de Paris » pour la sécurité régionale, mission « EUBAM Libye » de l'Union européenne pour le contrôle des frontières, coopérations bilatérales franco-libyenne et américano-libyenne... même l'OTAN envisagerait une mission d'appui au renforcement de la sécurité en Libye, pour intégrer les milices dans une « Garde nationale ». La coopération régionale balbutie, malgré une rencontre à Ghadamès en janvier, et un sommet régionale récent en Algérie, fin juin, consacré à la sécurité. Toutes les initiatives se heurtent à l'instabilité libyenne : le ministre de la défense, le chef d'état-major et le ministre de l'intérieur, qui n'avaient déjà pas un contrôle total du terrain -c'est un euphémisme- ont dû démissionner à la suite de l'adoption de la loi d'exclusion du 5 mai dernier. La situation en Libye impacte directement le Niger, l'Algérie, la Tunisie, potentiellement le Nord du Tchad, voire le Soudan.