Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, c’est parce que la fonction des magistrats est de transformer le droit en justice, selon la belle formule de Malraux, que nous, législateurs, devons veiller à leur donner toute la légitimité qui s’attache à leurs hautes fonctions.
C’est parce que l’indépendance est le gage d’une justice équitable et impartiale, parce qu’elle est la garantie pour ceux dont la profession est de juger d’exercer leur métier à l’abri de toute pression, et partant la garantie pour les citoyens de leur propre liberté, que nous, législateurs, devons assurer cette légitimité.
C’est parce que l’édiction des droits les plus fondamentaux n’a de valeur que dans la mesure où l’on donne au corps judiciaire toute son indépendance, que nous, législateurs, devons veiller à rendre effectif ce principe.
Ce principe est une dette dont nous devons aujourd'hui nous acquitter. Car elle est vieille de plus de deux cents ans : jamais dans notre histoire nous n’avons su mettre en œuvre l’exigence de Montesquieu, celle d’une république reposant sur une séparation effective des trois pouvoirs. Avant que ne se fassent entendre certains ricanements, je précise qu’il s’agit bien d’affirmer l’indépendance réelle des trois pouvoirs et d’assurer leur coordination. La mission est certes difficile, mais c’est une exigence démocratique à laquelle nous ne devons jamais renoncer.
Enfin, c’est parce que la dernière réforme en date, la réforme de 2008 lancée par Nicolas Sarkozy, a surtout été marquée, il faut le dire, par la défiance de ce dernier à l’égard des magistrats et de toute évolution favorisant l’autonomie du CSM, et parce qu’elle a, de ce fait, été très insuffisante, que nous, législateurs, nous nous réunissons encore aujourd’hui, en cette journée d’été, pour discuter de la question primordiale de l’indépendance et du fonctionnement de notre ministère public.
Nous y reviendrons certainement à l’avenir, mes chers collègues, car si, dans le contexte actuel, ces projets de loi contiennent plusieurs avancées notables, nous devrons encore franchir une étape pour parvenir à une réelle indépendance de la justice, que nous voudrions, pour notre part, instaurer au cœur d’une VIe République.
Permettez-moi donc de regretter, madame la garde des sceaux, que ces textes ne manifestent pas plus d’audace et n’ouvrent pas plus de possibilités d’aller plus loin.
Au début des années 2000, notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat avançait, avec d’autres, l’idée d’un Conseil supérieur de la justice, qui, par ses compétences, reprendrait les attributions actuelles du CSM, et, par sa composition, assurerait l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire indépendant des pouvoirs exécutif et législatif, tout en étant placé sous le contrôle citoyen. C’est bien ce contrôle citoyen, souverain, qui doit assurer la séparation des trois pouvoirs. Le temps me manque pour entrer dans les détails, mais je pense que cette proposition mérite d’être approfondie.
J’attire d'ailleurs votre attention, mes chers collègues, madame la garde des sceaux, sur le fait qu’une proposition similaire a été formulée dans un rapport rédigé par un think tank qui a joué, reconnaissons-le, un rôle très important dans l’élaboration politique de la campagne d’un candidat devenu président. Faute de temps, je me contenterai de mentionner le titre du rapport : « La justice, un pouvoir de la démocratie ». Par ce titre, le rapport sort la justice du simple champ de l’autorité garantie par le Président de la République pour la placer dans le champ d’un véritable pouvoir judiciaire indépendant.
C’est, me semble-t-il, plus qu’un slogan de campagne, plus qu’une promesse électorale – soit dit en passant, toute promesse mérite d’être tenue, comme de récents résultats sont venus nous le rappeler –, c’est la réponse nécessaire qu’attendent nos concitoyennes et nos concitoyens, dont la défiance à l’égard de l’institution judiciaire censée les protéger et les défendre s’accroît d’année en année ; vous l’avez vous-même souligné, madame la garde des sceaux.
Vos deux textes peuvent et doivent ouvrir la voie vers cette grande réforme constitutionnelle. Personne ne s’étonnera que le premier amendement dont nous allons débattre, et que j’ai déposé au nom de mon groupe, pose la nécessité d’adopter une autre rédaction de l’article 64 de la Constitution, afin de faire du CSM le seul garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Je tiens à dire qu’il n’y a rien d’utopique ni d’idéaliste dans cette proposition, qui traduit simplement notre ambition de vouloir sans relâche construire une société plus juste.
Dans cette perspective, l’une des questions récurrentes qui nous réunissent aujourd’hui est la suivante : faut-il faire du parquetier un juge à part entière, soumis au même statut que son collègue du siège ? Nous ne faisons pas partie de ceux qui pensent que le parquet doit être « fonctionnarisé », si vous me permettez cette expression, mais nous faisons parti de ceux qui affirment qu’il doit faire l’objet d’une réforme approfondie. Il n’y a pas de solution simpliste et, pour l’heure, le compromis est pour nous une solution acceptable.
La réforme que vous avez engagée, madame la garde des sceaux, constitue indéniablement une réelle avancée vers ce compromis : elle renforce l’autonomie du parquet en exigeant désormais un avis conforme du CSM sur les nominations proposées par le garde des sceaux ; elle accorde la présidence du CSM à un non-magistrat ; elle renforce le rôle de la formation plénière par la création d’une faculté d’autosaisine sur les questions de déontologie et d’indépendance ; elle supprime la référence à toute mission d’assistance du CSM ; enfin, elle instaure, au sein du CSM, une parité entre magistrats et non-magistrats.
Malgré toutes ces avancées, il est possible, sans pour autant entrer immédiatement dans la grande réforme structurelle que j’ai évoquée, d’aller un peu plus loin en renforçant la cohérence et l’efficacité du projet de révision. Tel est l’objet de notre amendement visant à élargir la faculté de saisine du CSM par les magistrats, qui a été fort opportunément introduite par l’Assemblée nationale. Cette faculté doit être étendue à toute question déontologique ou relative à l’indépendance de la justice.
Tel est surtout l’objet de l’amendement qui tend à revoir la procédure de nomination des magistrats du parquet. Permettez-moi de m’y attarder dès à présent, car il revêt pour nous une grande importance.
Dans cet amendement, nous développons une première idée, assez modeste : aligner la procédure de nomination des magistrats du parquet sur celle des magistrats de siège. Les procureurs généraux près la Cour de cassation et près les cours d’appel et les procureurs de la République seraient nommés sur proposition du CSM ; les autres magistrats du parquet le seraient sur son avis conforme.
Une seconde idée, plus audacieuse, serait de confier au CSM le pouvoir de proposition pour toutes les nominations de magistrats du parquet comme du siège. Le choix d’un tel système, qui est en vigueur dans la plupart des pays européens, constituerait évidemment – cela a été souligné – une rupture dans la tradition française puisque la gestion du corps judiciaire, qui compte 7 000 magistrats, passerait de la compétence du ministère de la justice à celle d’une autorité constitutionnelle indépendante.
Cela traduirait un réel souci de soustraire les nominations des magistrats et toutes les décisions relatives à leur carrière à l’intervention du pouvoir exécutif. Cette évolution s’inscrirait surtout, comme l’a indiqué le CSM lui-même dans son rapport annuel 2004-2005, « dans la logique de l’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs ». Mais, cette seconde idée n’étant, à l’évidence, pas encore d’actualité, nous nous contenterons pour l’heure de la première.
Si j’insiste sur la relation entre procédure de nomination et indépendance de l’autorité judiciaire, c’est parce que le projet comporte malheureusement une incohérence en ce qu’il prévoit une protection inégale des magistrats du siège et des magistrats du parquet. Cette incohérence est justifiée, nous dit-on, par la spécificité de l’une des missions du parquet, qui a conduit un auteur à le situer « au carrefour des pouvoirs ». De fait, le parquet a pour mission de mettre en œuvre la politique pénale déterminée, en vertu de l’article 20 de la Constitution, par le Gouvernement. Cette mission justifierait un mode de nomination différent de celui qui s’applique aux magistrats du siège.
Cet argument est classique, mais il convainc de moins en moins. Bien plus qu’un simple acteur de la politique du Gouvernement, le juge du parquet est un véritable juge des poursuites dans la mesure où sa mission est de faire rechercher les infractions et leurs auteurs, de diriger et de contrôler l’enquête et de décider d’une réponse pénale appropriée. Or, vous en conviendrez, mes chers collègues, poursuivre est parfois une décision aussi grave que juger.
Leur mission de poursuite place les magistrats du parquet aux avant-postes de la défense des libertés individuelles, d’autant que des évolutions législatives telles que l’instauration de la procédure du « plaider coupable » ont donné au parquet des pouvoirs croissants pour un très grand nombre d’infractions définies par le code pénal, réduisant ainsi le juge du siège au rang d’autorité d’homologation.
Parce qu’elles touchent ainsi, de la même manière que les missions du siège, à l’individualisation de la loi dans le cadre juridictionnel, les différentes missions du parquet doivent être exercées par un magistrat indépendant de toute pression et intervenant dans le cadre constitutionnel. En d’autres termes, il est important que les membres du ministère public puissent exercer leur fonction sous le couvert du principe d’indépendance applicable aux magistrats du siège. Gageons que nous y viendrons progressivement, car l’instauration d’une distance entre le juge et le politique est la clé d’une légitimité inébranlable, fondée sur les principes d’impartialité et d’indépendance que j’ai mentionnés au début de mon intervention.
J’ajouterai un dernier mot sur le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique. Comme l’a malheureusement prouvé l’adoption d’un amendement ce matin en commission, certains d’entre nous pensent encore – plusieurs orateurs l’ont d'ailleurs rappelé – que les instructions individuelles sont toujours nécessaires pour corriger, accompagner ou enjoindre que tel ou tel acte soit fait pour le bien de l’autorité judiciaire et de la justice.
Si je ne nie pas que cette opinion part d’un bon sentiment, ce pouvoir d’intervention, fût-il résumé à quelques lignes, fût-il circonscrit à un nombre très faible d’affaires, est pour nous contestable et même inacceptable. Le pouvoir exécutif n’a aucune légitimité à donner des instructions dans des affaires particulières qui sont soumises au contrôle de l’autorité judiciaire, dont les magistrats du parquet font pleinement partie.
Peut-on donner à une telle intervention une interprétation autre que politicienne ? Je ne le pense pas.
La suppression des instructions individuelles écrites, si elle ne règle pas tout, nous en convenons, contribuera pour une part à l’acquittement de la dette que j’évoquais au début de mon propos.
Certains ironisent déjà sur la persistance inévitable d’instructions individuelles orales, par exemple à l’occasion d’échanges téléphoniques. Mes chers collègues, à l’heure où toutes les conversations téléphoniques peuvent être enregistrées, conservées et ressorties plusieurs années après, je ne pense pas que cette méthode pourra perdurer.
Je tiens d’ailleurs à attirer l’attention sur le caractère trompeur – disant cela, madame la garde des sceaux, je ne vous vise évidemment pas – que nos concitoyennes et concitoyens pourraient trouver à nos décisions quelques jours avant que nous n’ayons à voter la création d’un parquet financier dont l’objectif est de lutter contre l’évasion fiscale, car il existe beaucoup de suspicion quant à une connivence politique face à une évasion fiscale constatée.
Le pouvoir politique doit donc prendre ses responsabilités et agir pour lever cette suspicion.
Un procureur est un magistrat responsable : si une affaire le mérite, faisons-lui confiance pour y donner suite. Même s’il y a toujours un risque d’inertie dans la conduite de l’action publique, ce risque est considérablement amoindri dès lors que la nomination des procureurs est fondée sur des critères de professionnalisme, d’expérience et de compétence…