Notre collègue André Gattolin a présenté, le 10 juin dernier, devant la commission des affaires européennes, une proposition de résolution sur la surveillance de l'espace. Je souligne la qualité de son rapport. Cela nous donne l'occasion, à l'heure de la transition écologique, d'évoquer une pollution à laquelle nous pensons rarement : celle qui concerne l'espace au-dessus de nous et qui pourrait bien un jour porter atteinte à nos intérêts économiques fondamentaux.
Nous avons en effet, avec Catherine Procaccia, consacré une dizaine de pages à ce problème dans le rapport sur la politique spatiale que nous avons rédigé l'an dernier pour le compte de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Nous avons inséré dans ce rapport des représentations, réalisées par la NASA, qui montrent de manière frappante la multiplication de ces débris au cours des trente dernières années : vous pouvez voir sur la première page la situation en 1980 et sur la seconde l'aggravation considérable de la situation en 2009.
(Les schémas reproduits aux pages 110 et 111 du rapport n° 114 (2012-2013) de Mme Catherine Procaccia et M. Bruno Sido sur les enjeux et perspectives de la politique spatiale européenne, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, sont distribués aux sénateurs de la commission.)
Tournent ainsi autour de la Terre 20 000 objets de plus de 10 cm, 300 000 objets de 1 à 10 cm et des dizaines de millions d'objets de moins de 1 cm. Ces débris peuvent rester en place pendant des dizaines d'années, voire de manière permanente, en fonction de leur éloignement, avant de retomber éventuellement dans l'atmosphère.
Comme leur vitesse de déplacement, très élevée, leur donne une énergie cinétique importante, ils occasionnent des dégâts considérables s'ils heurtent un satellite : aucun blindage ne résiste à un débris de plus de 2 centimètres, tandis qu'un satellite touché par un débris de plus de 10 centimètre est tout simplement détruit.
À ceci il faut ajouter les dégâts différés : un satellite détruit produit lui-même une quantité considérable de nouveaux débris. Le risque est donc, à terme, l'enclenchement d'un processus auto-entretenu dans lequel les débris créeraient eux-mêmes de nouveaux débris, selon une progression exponentielle.
Les risques peuvent aussi concerner la retombée au sol de certains débris, qui est difficile à prévoir : entre 20 à 40 % de la masse initiale arrive jusqu'à la terre. On a vu des réservoirs arriver au sol quasiment intacts.
Quelles sont les réponses à apporter ?
La première réponse consiste à éviter l'accroissement du nombre des débris : réduire les rejets à l'extérieur lors d'une mission dans l'espace, vidanger les réservoirs d'un module abandonné afin de limiter les risques d'explosion, transférer un objet en fin de vie sur une orbite où il ne risque pas d'entrer en collision avec un autre...
Nous devons évidemment éviter les expérimentations hasardeuses. En janvier 2007, l'armée chinoise a montré sa capacité à détruire un satellite par un tir de missile. La réussite a été remarquable sur le plan militaire, mais beaucoup moins pour ce qui concerne la pollution de l'espace, puisque l'explosion du satellite a engendré 2 500 nouveaux débris de taille supérieure à 10 cm - c'est-à-dire les plus dangereux, dont une grande partie slaloment encore en orbite quelque part entre les satellites appartenant aux autres pays...
La deuxième réponse serait d'aller nettoyer l'espace, par exemple en envoyant une navette spatiale ou des satellites spécialisés pour ramener les débris sur Terre ou les faire changer d'orbite. On envisage même de les détruire par laser. J'en ai parlé avec le ministère de la recherche et le CNES, mais les actuaires ont comparé le coût de ces opérations avec la probabilité des collisions. Ils en concluent que cela coûte moins cher de perdre éventuellement un satellite de temps en temps que de se lancer dans une vaste opération de nettoyage cosmique. C'est sans doute vrai aujourd'hui, mais il faut prendre garde au risque que j'ai évoqué : une explosion pourrait déclencher une réaction en chaîne si on atteignait une concentration de débris trop importante...
La troisième réponse, celle qui est appliquée en pratique, consiste tout simplement à déplacer les satellites lorsqu'ils sont menacés par un débris ou par un autre satellite. Pour cela, il faut savoir où sont les débris et quelle est la probabilité qu'ils entrent en collision avec un de nos satellites.
C'est sur cette question de l'observation des débris et du lancement des alertes que porte la proposition de décision COM(2013)107 établissant un programme de soutien à la surveillance de l'espace et au suivi des objets en orbite, présentée le 1er mars dernier par la Commission européenne et qui fait l'objet de la proposition de résolution de M. André Gattolin.
La surveillance des objets tournant en orbite est un dispositif peu connu du grand public mais dont le rôle est essentiel si l'on pense à notre dépendance croissante à l'égard des satellites : qu'arriverait-il par exemple si les satellites de télécommunications étaient détruits sans aucun préavis ?
Or les moyens de surveillance sont concentrés entre un faible nombre d'acteurs dans le monde et leur dimension militaire est aussi déterminante que leur importance civile et économique.
Les États-Unis ont, dans ce domaine comme dans d'autres, des capacités de surveillance considérables. Ils ont consacré plusieurs dizaines de milliards de dollars à la mise en place d'un dispositif anti-missile, dit « Guerre des étoiles », dont l'objectif est principalement militaire, mais qui sert également à détecter les débris spatiaux.
En Europe, la France a mis au point un radar qui porte le nom de GRAVES (Grand Réseau adapté à la veille spatiale). Conçu par l'ONERA et mis en service en 2005, ce radar a permis de constituer une base de données de plusieurs milliers de satellites. L'Allemagne dispose également du radar TIRA, qui parvient, en s'appuyant sur les données de GRAVES, à identifier et suivre efficacement les satellites en orbite.
La capacité européenne, qui est donc concentrée dans deux pays, est toutefois insuffisante car elle ne détecte qu'une petite partie des objets susceptibles d'endommager les satellites. Le radar GRAVES détecte des objets de plus de 1 m2 situés entre 400 et 1000 km d'altitude.
Nous devons donc principalement nous appuyer sur les données transmises par les États-Unis. Cela ne signifie pas que le système GRAVES soit inutile, bien au contraire, car une capacité d'observation même limitée donne accès à des informations très sensibles. Le radar GRAVES a ainsi « découvert » des satellites sur lesquels les Américains ne publiaient aucune information. De plus et surtout, personne n'a intérêt à ce qu'un satellite, quel qu'il soit, soit détruit et engendre des milliers de nouveaux débris : c'est donc dans l'intérêt même des États-Unis de fournir à l'Europe les informations qui lui permettent de protéger ces satellites. Ils l'ont compris tout particulièrement après la collision, en 2009, du satellite américain Iridium-33 et du satellite russe Cosmos-2251. La coopération avec les États-Unis doit donc être préservée.
Concrètement, le CNES dispose à Toulouse d'une équipe experte en orbitographie, qui suit en permanence les informations du radar GRAVES et calcule des trajectoires probables des satellites et débris identifiés. Elle reçoit également des informations de la part des États-Unis. Les personnes que j'ai auditionnées m'ont ainsi appris que les orbites des objets sont difficiles à prévoir avec précision au-delà de quelques heures et requièrent donc une attention permanente. Lorsque le CNES détermine qu'un débris a une probabilité significative de heurter un satellite, il avertit l'opérateur de ce satellite. Celui-ci, en fonction du risque, choisit ou non de déplacer légèrement le satellite afin qu'il évite ce dernier : l'alerte doit être aussi précise que possible, car un satellite dispose de peu de carburant et tout déplacement limite sa durée d'exploitation. La propulsion électrique pourrait toutefois changer un jour la donne.
Ces données intéressent aussi, bien évidemment, l'autorité militaire et plus particulièrement le Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA), qui dispose du radar GRAVES.
On voit bien quel est l'enjeu : il serait souhaitable, voire même crucial à terme sur le plan économique, de développer les capacités du système européen, afin de garantir la sécurité de nos satellites et de réduire notre dépendance à l'égard des États-Unis.
Il s'agit bien évidemment d'une question d'intérêt européen. Les affaires spatiales dépassent même les frontières strictes de l'Union : deux des vingt membres de l'Agence spatiale européenne, à savoir la Suisse et la Norvège, ne font pas partie de l'Union.
C'est pourquoi la France a souhaité que la Commission européenne formule des propositions en vue de développer les capacités du système de surveillance de l'espace.
Or il faut bien constater que le texte présenté par la Commission le 1er mars dernier soulève des interrogations.
L'objectif et l'architecture générale ne posent pas de difficulté. Il s'agit d'établir un programme de soutien à la surveillance de l'espace et au suivi des objets en orbite, afin de préserver les systèmes spatiaux qui jouent un rôle fondamental dans notre vie quotidienne.
À cette fin, la proposition de décision présentée par la Commission européenne identifie des moyens financiers et un organisme.
Les moyens financiers seraient de l'ordre de 70 millions d'euros sur sept ans et proviendraient d'autres programmes prévus dans le cadre financier pluriannuel 2014-2020 : d'après la fiche financière associée au projet de décision, 45 millions d'euros seraient prélevés sur les fonds affectés au programme Galileo, le reste du financement provenant du programme-cadre pour la recherche et l'innovation « Horizon 2020 » et du Fonds pour la sécurité intérieure de l'Union européenne.
L'organisme responsable serait le Centre satellitaire de l'Union européenne ou CSUE, une agence du Conseil de l'Union européenne basée près de Madrid et chargée de l'analyse d'images satellitaires. Les informations fournies facilitent la prise de décision européenne dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune.
Or la proposition de résolution adoptée par la commission des affaires européennes du Sénat met l'accent à juste titre sur ces deux points : financement et gouvernance.
S'agissant en premier lieu du financement, la proposition de résolution constate avec raison, dans ses points 16 à 18, que l'ambition reste limitée. Avec un budget de 70 millions d'euros sur 7 ans, nous continuerons dans un futur prévisible à dépendre des infrastructures américaines : même en se limitant à un cadre civil, le coût de la construction de nouveaux radars capables de détecter et suivre des débris de 10 centimètres dépasserait largement le milliard d'euros. Et cela ne serait pas forcément suffisant, car des débris plus petits peuvent encore endommager des satellites et engendrer de nouveaux débris...
Or la Commission européenne ne donne pas beaucoup de précisions sur les actions qui seraient financées par ces 70 millions, mis à part le fonctionnement du CSUE lui-même. Elle précise explicitement que le programme ne couvre pas la mise au point de nouveaux capteurs, ce qui coûterait de toute manière beaucoup plus cher. D'après les auditions que j'ai menées, il serait possible - et nécessaire - avec un tel budget de financer au moins le maintien en fonctionnement du radar GRAVES jusqu'en 2025, voire une certaine amélioration de sa capacité. Cela doit être une priorité, car je vous ai indiqué que notre capacité d'observation, même limitée, est un élément stratégique de notre coopération avec les États-Unis et un gage de la sécurité de nos satellites.
La source de ces financements pose aussi une difficulté. La proposition de résolution s'inquiète avec raison (point 19) de l'intention affichée par la Commission d'amputer les programmes Galileo et Copernicus (ex-GMES) et propose de mettre l'accent (point 20) sur la piste du financement par le programme « Horizon 2020 », qui prend la suite du programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD).
On peut certes considérer que notre futur système de géolocalisation, qui s'appuiera sur un grand réseau de satellites, bénéficiera lui-même de notre système de surveillance de l'espace et que les sommes envisagées sont faibles par rapport aux crédits du projet Galileo qui se comptent en milliards d'euros.
Toutefois, il s'agirait d'un précédent et il est important de sanctuariser les fonds destinés à Galileo, indispensables pour donner à l'Europe une capacité indépendante de navigation civile par satellite ; je rappelle que le système GPS dépend de l'armée américaine.
S'agissant en deuxième lieu de la gouvernance, je rappelle que le traité de Lisbonne a confié à l'Union européenne la mission d'élaborer une politique spatiale européenne, qui est définie à l'article 189 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Le CSUE étant le seul organisme de l'Union compétent en matière d'espace, il paraît légitime à première vue de lui confier un rôle en matière de surveillance de l'espace.
Pour autant, il convient de préciser que la surveillance de l'espace exige des compétences spécifiques : détermination de trajectoire et réaction presque en temps réel afin d'envoyer les meilleures alertes possibles aux opérateurs. Le CSUE, dont la mission actuelle est l'analyse d'images satellitaires - c'est-à-dire qu'il regarde un sol immobile et non des objets mobiles en orbite - ne dispose pas actuellement de telles compétences.
De plus, n'oublions pas que les données de surveillance de l'espace sont militaires tout autant que civiles : le radar détecte des satellites espions aussi bien que d'inoffensifs satellites météorologiques.
Faut-il donc transférer le traitement de ces données brutes, fournies par les équipements français et allemands, à un organisme dépendant de l'Union européenne ? Quelle en serait la valeur ajoutée ?
Il est permis d'en discuter et c'est pourquoi la proposition de résolution, après avoir rappelé le caractère mixte des données brutes obtenues (point 22) et soutenu le projet de développement d'un programme européen civil de surveillance de l'espace (point 23), formule trois suggestions qui me paraissent de bon sens :
- point 24 : les États membres qui disposent de radars doivent participer à la gouvernance du programme européen. Plus précisément, le projet pourrait prendre la forme non pas d'un simple programme européen sur le fondement de l'article 189 du traité, comme le propose la Commission européenne, mais d'une participation de l'Union européenne à des programmes entrepris par des États membres, comme le permet l'article 185 du traité dans le cadre de la mise en oeuvre du Programme-cadre pour la recherche et le développement technologique (PCRD).
Pour dire les choses autrement, l'engagement financier proposé par la Commission européenne n'est pas suffisant pour justifier une gestion purement européenne du mécanisme, d'autant que les moyens et compétences sont actuellement concentrés sur le territoire de deux États membres seulement ;
- point 25 : la France et l'Allemagne devraient bien entendu s'entendre sur les moyens de préserver la confidentialité des données. En effet, la protection des satellites contre les collisions ne nécessite pas que toutes les informations soient publiées. Il suffit qu'un opérateur, offrant des garanties suffisantes de confidentialité, envoie aux opérateurs de satellites les informations dont ils ont besoin pour corriger ou pas la trajectoire de leurs objets ;
- point 26 : la proposition de résolution suggère l'étude d'une solution alternative à la participation du CSUE. Les auditions que j'ai conduites m'ont conduit à penser que la participation d'un organisme européen tel que le CSUE peut être intéressante pour servir de façade européenne au mécanisme et constituer, peut-être, l'embryon d'une véritable capacité de surveillance de l'espace ambitieuse. Mais on peut imaginer que, au moins dans un premier temps, l'exploitation des données brutes et les calculs de trajectoire soient par exemple délégués à une entité dépendant d'un ou de plusieurs États membres, qui ont déjà cette compétence.
Voilà la position exprimée par cette proposition de résolution qui, me semble-t-il, correspond aussi bien au bon sens qu'à l'intérêt de notre pays et des autres pays de l'Union. Je n'ai donc pas souhaité proposer de modifications et vous propose qu'elle constitue la position que le Sénat fera valoir auprès du Gouvernement français. Les négociations se poursuivront en effet sur ce projet de décision européenne, sans doute jusqu'à la fin de l'année.