Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénatrices et sénateurs, je me retrouve à nouveau devant vous, après quelques jours, pour défendre ce projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, texte que nous avons effectivement débattu ensemble, dans cet hémicycle, voilà un peu moins de deux semaines.
Ce projet de loi vous a été présenté concomitamment à un autre texte, un projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature dans sa composition et son fonctionnement, ainsi que dans les modalités de nomination de ses membres.
Il y avait bien entendu une cohérence à présenter conjointement ces deux textes, qui ont d’ailleurs été examinés ensemble par votre commission des lois. Tous deux concourent à assurer l’indépendance de la justice, à garantir les conditions d’impartialité dans l’exercice de juger et, pour le ministère public, de requérir et, surtout, à assurer le respect de la neutralité dans le cadre de cette mission. Ainsi, la disposition essentielle du présent projet de loi consiste à prohiber les instructions individuelles.
En deuxième lecture, l’Assemblée nationale a introduit quelques modifications, qui, pour certaines, sont issues d’amendements votés par vos soins, au Sénat. À l’occasion de la première lecture, vous avez notamment choisi de rétablir les instructions individuelles…
Celles-ci sont actuellement inscrites à l’article 30 du code de procédure pénale, article modifié par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Cet article 30 modifié, qui consacre les attributions du garde des sceaux, alors que, depuis 1958, aucun chapitre particulier n’était consacré à cette question, dispose que le ministre de la justice est en charge de la conduite de l’action publique. Il maintient également une mesure datant, elle, de 1958 et ayant été précisée par les lois de janvier et d’août 1993, à savoir que les instructions individuelles doivent être écrites et versées au dossier de la procédure.
Je rappelle la nature de ces instructions : il s’agit de donner instruction de diligenter une enquête préliminaire, d’ouvrir une information judiciaire ou de poursuivre. En général, ceux qui sont favorables à ce procédé s’arrêtent là. Or l’article 30 du code de procédure pénale est bien plus complet puisqu’il prévoit que, lorsqu’une juridiction est saisie, les instructions individuelles peuvent être adressées à la juridiction saisie.
Cela signifie que, si les instructions données avant saisine d’une juridiction sont des instructions positives – diligenter une enquête, ouvrir une information judiciaire ou poursuivre –, la situation n’est plus la même à partir du moment où le garde des sceaux peut aussi donner des instructions individuelles une fois la juridiction saisie. Il peut alors donner instruction de requérir un non-lieu ou une relaxe, de faire appel ou de ne pas faire appel. Par conséquent, il intervient, et autant le ministre ne peut donner instruction de ne pas poursuivre, autant il peut donner instruction de ne pas condamner.
Nous avons vu à quel point, du fait de ces possibilités, la confiance que nos concitoyens investissent dans nos institutions, en particulier dans l’institution judiciaire, s’est quelque peu effritée. Il devient urgent et nécessaire d’agir face à cette situation, en garantissant que l’exécutif ne s’immiscera plus dans les dossiers individuels.
En prohibant les instructions individuelles, ce projet de loi vise donc, comme je l’ai déjà indiqué, à créer les conditions d’impartialité et, surtout, de neutralité. Ainsi, lorsque le ministère public interviendra dans les dossiers individuels, il ne pourra recevoir d’instruction de la part de l’exécutif.
Par ailleurs, nous proposons une rédaction de cet article 30 du code de procédure pénale précisant très clairement le rôle du garde des sceaux : celui-ci est responsable de la conduite de la politique pénale, de son exécution et de son application sur l’ensemble du territoire.
En effet, c’est bien à l’exécutif qu’il revient, au titre de l’article 20 de la Constitution, de définir les politiques publiques et, singulièrement, les politiques judiciaires, dont la politique pénale générale et, éventuellement, des politiques pénales thématiques, sectorielles ou territoriales. C’est bien à lui qu’il revient d’assumer cette responsabilité et de veiller à ce que, sur la totalité du territoire, l’accès à l’institution judiciaire, le traitement réservé par cette institution et l’application des lois adoptées par le Parlement soient les mêmes pour tous.
Cette réorganisation des attributions du garde des sceaux permet donc de définir clairement sa responsabilité en matière de politique pénale, étant précisé que, comme dans la rédaction actuelle de l’article 30 du code de procédure pénale, celui-ci ne peut prétendre à la conduite de l’action publique. En effet, seul le procureur peut déclencher et exercer l’action publique, le procureur général étant chargé de veiller à la bonne mise en œuvre de cette action et, donc, d’animer et de coordonner l’action de tous les parquets de son ressort.
Il y a, dans l’article 30 tel qu’il est actuellement rédigé, une espèce de mystère car il nous est difficile d’imaginer sous quelle forme le garde des sceaux peut exercer l’action publique. Nous nous préoccupons d’apporter une clarification en attribuant au garde des sceaux la conduite de la politique pénale, le ministère public étant chargé de sa mise en œuvre, au niveau du parquet, et, au niveau du parquet général, de son animation et de sa coordination.
Nous avons évidemment entendu tous les arguments en faveur du maintien des instructions individuelles.
J’ai veillé à ce que, dans l’étude d’impact, vous soient présentées les instructions individuelles qui ont été données au cours des dix dernières années, avec la nature de l’infraction, le contentieux et le type de procédure conseillée.
Les arguments qui plaident en faveur du maintien de ces instructions individuelles tiennent à une interrogation : que pourrait bien faire l’État si un procureur décidait de ne pas mettre en mouvement l'action publique alors que le pays serait en émoi à la suite d'une infraction extrêmement grave, telle qu’un acte de terrorisme ou la mise en péril des intérêts fondamentaux de la Nation ? N’y aurait-il pas là matière à instructions individuelles du garde des sceaux ?
Deux situations sont envisageables.
En premier lieu, il faut considérer les actes de terrorisme ou les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. À partir du récapitulatif exhaustif que j'ai mis à votre disposition dans l'étude d'impact, vous aurez observé qu’aucune instruction individuelle n’a concerné ce type de contentieux.
En effet, la section antiterroriste du parquet de Paris fonctionne bien. Elle a été renforcée par une loi présentée en octobre 2006, adoptée définitivement en décembre 2006 au Sénat. Cette section, qui a une compétence concurrente sur les faits de terrorisme, est en réalité saisie de la totalité de ces contentieux, car les parquets se dessaisissent sans difficulté dès lors que des éléments laissent à penser qu’il s’agit de terrorisme. Ces dernières années, il n’y a jamais eu de rivalité sur ce type d'affaires. Au contraire, la section antiterroriste du parquet de Paris a amélioré ses procédures, tout comme ont été améliorées les méthodes de la police judiciaire, qui conduit les enquêtes.
Au total, il n’y a donc jamais eu d'instructions individuelles dans les affaires de terrorisme, et les procédures sont orientées sans délai vers la section antiterroriste du parquet de Paris, ce qui évite tout problème de fonctionnement.
Concernant les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, aucune instruction individuelle n’a davantage été donnée au cours de ces dernières années.
En somme, mesdames, messieurs les sénateurs, ces dernières années, aucun garde des sceaux ne s'est trouvé confronté à la nécessité d'exiger d'un procureur – ou, du moins, de lui demander – de déclencher l'action publique sur un contentieux relatif au terrorisme ou à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation.
En second lieu, et cette situation constitue un autre argument pour ceux qui sont favorables au maintien des instructions individuelles, on peut penser à un procureur qui déciderait de ne pas bouger face à une infraction provoquant une vive émotion dans le pays. Imaginons – l'hypothèse me paraît peu probable, mais il convient aussi de prévoir les circonstances les plus inimaginables ! – qu’un procureur soit absolument sourd à l'émoi général et décide de ne pas déclencher l'action publique, en dépit de faits susceptibles d’une qualification grave ou inquiétante en raison de la qualité des personnes mises en causes ou de celle des victimes, en raison des lieux où ils surviennent, ou pour d'autres motifs qui justifieraient la mise en mouvement de l’action publique.
Parmi les exemples présentés à l’Assemblée nationale, il ne s'en est pas trouvé un seul qui ne puisse faire l'objet d'une circulaire générale, thématique ou sectorielle. Le garde des sceaux n’est en effet pas désarmé, l’article 30 du code de procédure pénale précisant, dans sa dernière rédaction, que le ministre peut donner des consignes par voie de circulaire générale et impersonnelle.
Si les instructions dans les affaires pénales individuelles sont prohibées, le garde des sceaux, assumant la politique pénale conduite sur l'ensemble du territoire, dispose au contraire de cet instrument, bien inscrit dans la loi, que sont les circulaires générales et impersonnelles.
Par ailleurs, nous ne touchons pas à l'ordonnance de 1958 et notamment à son article 5, qui définit l'architecture des relations entre le garde des sceaux, le parquet général et le parquet. L'article 5 indique que les magistrats du ministère public sont placés sous la direction et le contrôle hiérarchique du procureur général et sous l'autorité du garde des sceaux. Le rapport hiérarchique entre la Chancellerie et le ministère public demeure donc inchangé.
Dans l'hypothèse d'un procureur qui ne déclencherait pas l'action publique, le procureur général peut, en vertu de l’article 36 du code de procédure pénale, lui en donner instruction écrite – instruction alors versée au dossier.
Il reste à imaginer un procureur de la République qui resterait sourd à l'émoi de la société, qui n’exécuterait pas l'instruction écrite du procureur général et n’obtempérerait pas davantage à une circulaire générale préexistante ou qui serait diffusée à l'occasion du contentieux en question.
Suivant la nature du contentieux, le garde des sceaux, qui n’est pas exclu des corps constitués, pourrait alors saisir le procureur de la République sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale. Mais l'on peut ensuite imaginer, là encore, que le procureur n’obtempère pas.
La réponse définitive à cette situation, extrêmement improbable et dont personne n’est en mesure de trouver un exemple dans le passé même le plus lointain, serait alors de nature disciplinaire, mesdames, messieurs les sénateurs.
De mon point de vue, aucun argument de poids ne plaide donc pour le maintien de ces instructions individuelles. En revanche, leur maintien susciterait incontestablement des effets pervers. Même si les instructions individuelles sont écrites et versées au dossier, comme c'est le cas depuis les deux lois de 1993, elles constituent néanmoins l'antichambre supposée d'instructions orales, qui, elles, seraient données sans laisser de traces, continuant ainsi à alimenter la défiance des citoyens vis-à-vis de l'institution judiciaire.
Au vu de leurs effets pervers, il ne nous semble donc pas souhaitable que ces instructions individuelles, qui répondent à des situations susceptibles d'être traitées par voie de circulaires générales, figurent dans notre code de procédure pénale.
Je n’expliquerai pas longuement – je l'avais fait en première lecture – la différence entre la conception conventionnelle et la conception constitutionnelle du ministère public français, mais il est certain que ce dernier appartient bien à l'autorité judiciaire. Nous y tenons, et nous n’y touchons pas. Le ministère public français n’est pas une autorité de jugement ; c'est une partie au procès qui est chargée de l'intérêt général et de la défense de la société. À ce titre, il importe que le Gouvernement, par l'intermédiaire du garde des sceaux, réponde d’une prise en compte correcte, dans le cadre d'une politique coordonnée sur l'ensemble du territoire, de cet intérêt de la société.
Je rappelle enfin que, durant un quinquennat entier – de 1997 à 2002 –, avec Élisabeth Guigou et Marylise Lebranchu, gardes des sceaux sous l'autorité de Lionel Jospin, Premier ministre, il n’y eut pas d'instructions individuelles, sans que cela entraîne de problèmes ni dans les affaires de terrorisme ni dans les affaires liées aux intérêts fondamentaux de la Nation, ni de situations particulières dans lesquelles le Gouvernement ou la société auraient été confrontés à une attitude totalement irresponsable, rétive ou crispée d'un procureur de la République.
Aucun argument ne me semble donc plaider pour le maintien de ces instructions individuelles. En revanche, ce réaménagement a sa cohérence. Il permet de faire relever du Gouvernement la responsabilité de la politique pénale sur l'ensemble du territoire et de dégager le ministère public de l'ensemble des suspicions qui pèsent actuellement sur lui.
Mais il n’est pas ici nécessaire, selon moi, d'argumenter pour plaider. En effet, lors de l'examen du projet de réforme du Conseil supérieur de la magistrature, la disposition qui consistait à garantir la neutralité et l’impartialité du ministère public avait fait l'unanimité, votre assemblée s'étant prononcée, en matière disciplinaire, pour le respect de l'avis conforme du Conseil concernant les magistrats du parquet, alignant ainsi leur régime sur celui des magistrats du siège.
Voilà donc l'essentiel des dispositions du projet de loi qui vous est soumis, mesdames, messieurs les sénateurs. Votre commission des lois l'a adopté après en voir débattu ; j’espère que votre assemblée confortera ce choix. Il est urgent et indispensable, pour le bien des magistrats du ministère public, que ces derniers échappent à toute suspicion et, surtout, pour le bien-être des citoyens de ce pays, que l'institution judiciaire apparaisse clairement neutre, impartiale et à la portée de tous.