Intervention de Martin Hirsch

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 16 juillet 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Martin Hirsch président de l'agence du service civique et ancien haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté puis à la jeunesse

Martin Hirsch, président de l'Agence du service civique et ancien Haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, puis à la jeunesse :

Vous avez signalé mon expertise en matière de pauvreté. Je me dois de dire aussi que j'ai eu l'expérience d'un échec dans la lutte contre ce phénomène : j'étais à l'époque partisan de la définition d'objectifs chiffrés dans la réduction de la pauvreté. Or, son taux de prévalence a augmenté sur la période.

Plusieurs raisons expliquent cette évolution défavorable : le non-recours au RSA ou la crise économique, d'abord. Mais aussi une autre observation, qui m'a surpris : en fixant des objectifs de réduction, je pensais être interpellé par le Parlement et par la société civile sur l'exécution de ce programme. Or, pendant la période, nous n'avons jamais fait l'objet de la moindre question sur le sujet. Comment expliquer ce manque d'intérêt ? À mon sens, c'est parce que la pauvreté est comprise comme un sous-produit résultant des autres politiques : la politique économique, la politique de l'emploi... C'est de celles-ci que l'on se préoccupe et non de la politique de lutte contre la pauvreté proprement dite. Je ne partage pas cette analyse et je souhaite ardemment que les esprits évoluent sur ce point.

Si j'étais partisan d'objectifs chiffrés, c'est parce qu'en 2007 le niveau de pauvreté avait cessé de régresser alors qu'on y consacrait des fonds publics d'un montant de plus en plus élevé. Il est anormal que la France n'ait pas un rendement plus efficace de cette politique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, si la situation s'était améliorée, c'était grâce à la conduite de deux grandes politiques : l'une consacrée aux retraites, l'autre dédiée aux familles. Leur effet cumulé avait eu un impact très positif. Depuis lors, le contexte a changé. J'observe surtout qu'aucune réflexion prospective n'a été menée sur ce sujet : de la même manière qu'on a ignoré longtemps la montée des tensions dans le secteur du logement, on n'a pas pris la mesure de l'émergence de la pauvreté chez les travailleurs. D'ici à dix ans, il est évident qu'on constatera la résurgence de la pauvreté parmi les populations âgées et l'on ne s'y prépare pas.

La démographie est, à mon sens, la seule matière scientifique qui ne ment pas : c'est la variable prospective la plus fiable. Les observations montrent en effet une hausse de la pauvreté chez les enfants, sa transmission entre générations, l'impact de la multiplication des foyers monoparentaux, la reprise de la pauvreté pour les personnes âgées, l'augmentation du phénomène pour les chômeurs mais aussi pour les travailleurs. Et j'attire votre attention sur l'effet trompeur du chiffrage du seuil de pauvreté : ce n'est pas parce qu'un ménage se situe juste au-dessus de la barre, pour quelques euros, qu'il est tiré d'affaire ! Cette situation est particulièrement problématique dans un pays comme le nôtre, où l'on applique pourtant un salaire minimal et de nombreuses politiques sociales.

Comment peut-on analyser la pauvreté ? En gros, c'est la résultante de ressources insuffisantes et de dépenses excessives. On assiste à une sorte de course de vitesse entre les dépenses engagées par les personnes pauvres et les prestations sociales qui leur sont versées pour y faire face. Il existe en fait une « double peine » de la pauvreté : quand on est pauvre, on paie son loyer plus cher au mètre carré ; on paie son téléphone portable plus cher parce qu'on utilise des cartes et non des forfaits mensuels ; on paie son assurance à un tarif plus élevé ; on paie son électricité plus cher, en dépit des tarifs sociaux. Tout cela est le fait non pas de mauvais comportements de consommation, mais simplement d'un effet-prix. C'est un peu comme si on avait institué un impôt sur la pauvreté, dont le produit s'élève à environ 2 milliards d'euros par an : une étude a été menée pour établir ce chiffrage dont je peux vous communiquer les travaux.

Vous comprendrez que ce n'est pas en augmentant les prestations sociales de 1 % que l'on pourra rétablir la situation de ces personnes et cette observation n'est pas assez connue du grand public. Prenons l'exemple de l'eau : il existe une règle selon laquelle la facture d'eau ne doit pas excéder 3 % du budget des ménages ; mais qui sont ceux concernés par cette limite ? Personne ne le sait... Il existe des taxes sur la consommation d'eau, un impôt sur l'eau en quelque sorte, qui varie selon les collectivités territoriales et qui repose non pas sur le revenu mais simplement sur le niveau de consommation.

Un exemple encore : celui des aides au logement dont le montant est de l'ordre d'une vingtaine de milliards d'euros chaque année, mais je ne me rappelle pas le chiffre exact. Avant les années soixante-dix, lorsque ces aides n'existaient pas, le taux d'effort des ménages pour se loger correspondait à environ 25 % de leur budget. Aujourd'hui, ce taux d'effort est resté le même en dépit du montant élevé des aides versées aux familles car ces aides ont été absorbées par les bailleurs et la hausse des loyers. Il faudrait donc repenser tout le système et analyser le montant des dépenses et ce à quoi elles correspondent.

Un autre aspect qui me paraît essentiel : l'effet de seuil qui affecte de nombreuses prestations comme la CMU ou certaines tarifications sociales. Cet effet de seuil est coûteux budgétairement et créateur de colère au sein de la population. Je suis partisan d'un nouveau système, qui repose à la fois sur le statut et sur le revenu. Il faut conduire une réflexion d'ensemble autour de la ligne de pauvreté et remplacer ce seuil par une démarche de progressivité, de proportionnalité.

D'autant qu'un second phénomène a émergé : celui de la pauvreté au travail. Depuis des années soixante-dix, deux dates ont été marquées par une hausse importante du Smic : 1981, ce qui a entraîné un recul marqué de la pauvreté ; 2002, en période post trente-cinq heures, ce qui n'a eu aucun effet ni sur la pauvreté en général, ni sur la pauvreté au travail en particulier. Et il n'y aurait rien à attendre aujourd'hui d'une hausse du Smic. Il convient de trouver d'autres moyens d'action, ce qui renvoie à la réflexion actuelle sur le RSA, et je me réjouis des conclusions du rapport rendu hier au Premier ministre par M. Sirugue, qui vont aussi dans ce sens.

À l'avenir, on n'aura pas les moyens d'augmenter les salaires, ni d'améliorer sensiblement le montant du Smic. Il en résultera une hausse de la pauvreté laborieuse, sauf si l'on parvient à compléter les ressources des ménages par des revenus extra-salariaux. Des pays étrangers le font, la France l'a fait elle-même, sans le savoir, avec les allocations familiales. Il faudra trouver un complément qui protège l'emploi comme les employés, et ne pas troquer chômage contre pauvreté au travail.

J'en viens à la question du non-recours, qui est en partie voulu. Lorsqu'on a instauré le RSA en 2007-2008, on a posé quelques verrous qui auraient dû sauter avec la survenance de la crise. Cela aurait évité que le fonds dédié au RSA soit surdoté et que les demandeurs potentiels s'abstiennent de faire valoir leurs droits. Il ne faut pas oublier que le RSA est un dispositif consacré à la reprise d'emploi : c'est un complément de salaire, pour les travailleurs pauvres. Il est essentiel que l'on décloisonne ces mécanismes : les bénéficiaires concernés sont avant tout des travailleurs. Il ne s'agit pas de faire de la charité légale.

Il est parfaitement exact de dire que les politiques sociales varient selon les collectivités territoriales. Ce n'est pas un phénomène nouveau : le RMI, en son temps, avait été expérimenté par l'Ille-et-Vilaine. Dès lors qu'on est favorable à la décentralisation, on accepte le fait que les politiques soient différentes. Si l'on décentralise mais que l'on impose la normalisation parallèlement, on cumule tous les inconvénients.

Aujourd'hui, j'observe l'éclatement des réseaux et c'est pour moi une grosse désillusion. La multiplicité des acteurs est contraire à la coordination. Tous les intervenants - la région, le département, les caisses d'allocations familiales, les caisses d'assurance maladie, le service public de l'emploi... - devraient converger sur des principes et des moyens. Ce n'est pas du tout le cas, au contraire : quand un acteur contribue davantage, on constate que les autres se retirent, et lorsque, finalement, le premier n'assure pas ses engagements, ce sont les bénéficiaires qui en pâtissent. On l'a observé avec Pôle emploi ou bien encore sur le dossier de l'allocation personnalisée d'autonomie (Apa). Quoi qu'il en soit, je reste résolument favorable à la décentralisation. Tous les autres pays décentralisés sont d'ailleurs confrontés aux mêmes difficultés : même la Suède et la ville de Stockholm ont été conduites à reconstituer une sorte de service public de l'emploi dédié aux populations les plus fragiles.

J'en viens au service civique, et je plaide alors pour ma propre paroisse laïque, qui a participé au défilé du 14-Juillet sur les Champs-Élysées dimanche dernier.

À mon sens, il est illusoire de penser que l'emploi public, au niveau de l'État, des caisses de protection sociale et des collectivités territoriales, va pouvoir suivre l'évolution des besoins sociaux. Parlons franchement : la réponse humaine à cette pression grandissante est un ensemble fait d'agents publics et de volontaires bénévoles.

Cela m'arrache le coeur de voir un certain nombre de caisses d'allocations familiales fermées le mercredi, le « jour des mamans », pour cause de dossiers en retard à rattraper. De toute manière, les agents sont débordés et ils ne seront jamais assez nombreux pour traiter l'ensemble des tâches. Dès lors, l'accueil des usagers pourrait être assuré, en partie, par des bénévoles, qui viendraient donner un coup de main pour renseigner et aider.

Il importe de ne pas opposer l'intervention de l'État, des professionnels et des agents publics. L'engagement des uns ne doit pas entraîner le désengagement des autres. L'objectif est le co-engagement des différents acteurs.

Il y a quelques jours, j'ai assisté, avec Michèle Delaunay, au lancement de Monalisa, la mobilisation nationale contre l'isolement social des personnes âgées, souvent en situation de pauvreté. J'ai pu mesurer l'enthousiasme avec lequel professionnels et bénévoles accueillent cette initiative.

Il s'agit là d'une dimension qui aura son importance dans les prochaines années. Il faut assumer, sans pour cela être taxé de vouloir imposer une cure d'amaigrissement au secteur public, l'idée selon laquelle ce secteur ne pourra pas, compte tenu du coût horaire d'un professionnel spécialisé, répondre à tous les besoins. Ce dernier pourra d'autant plus s'épanouir en exerçant ses responsabilités qu'il sera aidé par d'autres.

J'avance sur ce terrain sans prendre de gants, mais c'est un vrai sujet, que l'on retrouve dans de nombreux autres pays et pour lequel il y a un enthousiasme assez formidable de celles et ceux qui sont prêts à donner un coup de main au service public.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion