Intervention de Bertrand Faure

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 2 juillet 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Bertrand Faure professeur à l'université de nantes sur les principes constitutionnels applicables à la décentralisation : bilan de l'application de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003

Bertrand Faure :

La Constitution doit indiquer au législateur ce qu'il lui est possible de faire ou non en vertu du droit constitutionnel. Or, on ne peut pas dire que, dans notre pays, le droit des collectivités territoriales et les réformes qui le touchent se construisent sur la base du droit constitutionnel. En effet, le législateur n'a pas forcément pour point de départ la Constitution pour légiférer dans ce domaine.

Lorsqu'on fait le bilan de la révision constitutionnelle du 22 mars 2003, on constate qu'elle est particulièrement volumineuse, le titre 12 de la Constitution, consacré aux collectivités territoriales, ayant par exemple triplé en volume, et les articles 72, 73 et 74 ayant été réécrits quasiment entièrement. Pourtant, cette révision constitutionnelle ressemble assez aujourd'hui à un échafaudage à peu près inutile. Autrement dit, dix ans après, si l'on retirait cet échafaudage, l'édifice législatif pourrait quasiment être le même. Certes, cette réforme était sincère, portée par un Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, convaincu de l'intérêt la décentralisation. Toutefois, elle portait, d'une certaine manière, son innocuité dans ses flancs car, pour l'essentiel, tout ce qui a été ajouté dans le titre 12 de la Constitution figurait déjà dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Par ailleurs, cette révision n'a pas été très contraignante pour le législateur, ce qui fait qu'en matière de collectivités territoriales nous continuons, en réalité, à vivre sous un régime de souveraineté de la loi.

Il ne faudrait pas pour autant tirer un trait systématique sur cette réforme au risque de la caricaturer car, si les parlementaires le décidaient, elle pourrait pousser loin notre pays dans la voie de la décentralisation. Je pense notamment au régime de l'expérimentation permettant déroger à des articles de loi pendant une durée déterminée. Si le législateur décidait de se saisir et d'utiliser abondamment cette possibilité, il offrirait aux collectivités territoriales un pouvoir correspondant quasiment à celui des ordonnances pour le Gouvernement, en statuant dans le domaine de la loi et en adoptant des dispositions dérogatoire, évidemment avant bilan et adoption d'une loi définitive.

L'autre grand apport de la loi constitutionnelle de 2003 est d'avoir permis des évolutions statutaires en matière d'organisation des collectivités territoriales. Cette révision a voulu tenir en échec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui rendait difficile la possibilité de faire décrocher une collectivité territoriale de sa catégorie d'appartenance - à savoir commune, département, région - et lui permettre d'obtenir un statut sur mesure. Cette possibilité avait été, à l'époque, voulue par le Président de la République Jacques Chirac pour les collectivités ultra-marines. En pratique, cette faculté peut également s'exercer en métropole, et cela pourrait être le cas de Lyon, ou celui de l'Alsace : celles-ci auraient pu devenir des collectivités sui generis.

J'essaierai de démontrer que cette réforme n'a pas modifié la donne, puisque le législateur reste maître de sa politique des collectivités territoriales et n'est guère limité en la matière par le Conseil constitutionnel.

Cette réforme peut être envisagée à travers trois grands axes : l'autonomie des collectivités territoriales, la rationalisation des compétences et la possibilité de procéder à des modifications statutaires pour les collectivités territoriales.

S'agissant de l'autonomie des collectivités, plusieurs points méritent d'être soulignés. Tout d'abord, à l'article premier de notre Constitution, article inaugural contenant les grands principes de l'équilibre de l'État, il a été fait mention de l'organisation décentralisée de la République. Sans doute est-ce une invitation au législateur d'agir dans le sens de la décentralisation, mais cela n'a eu aucun impact au plan du contentieux constitutionnel. Ce principe est souvent invoqué devant le juge constitutionnel comme un complément de celui de libre administration des collectivités territoriales, mais sans conséquence concrète. Ainsi, si le juge constitutionnel contrôle précisément la loi, il le fait davantage sur le fondement du principe de libre administration des collectivités territoriales. On a pu observer, parmi les arguments invoqués par des parlementaires à l'appui d'une saisine du Conseil constitutionnel sur une loi concernant le logement, l'idée qu'imposer aux finances des collectivités territoriales des charges supplémentaires en matière de logement d'urgence constituait une violation des principes de libre administration des collectivités territoriales et d'organisation décentralisée de la République. Le Conseil constitutionnel a estimé, dans sa décision du 12 août 2004, que la disposition incriminée n'avait rien d'inconstitutionnel ni de contraire au principe d'organisation décentralisée de la République. Il faut également relever qu'il est impossible de se prévaloir devant le juge administratif, dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité, du principe d'organisation décentralisée de la République, car il ne s'agit ni d'un droit ni d'une liberté au sens de l'article 61-1 de la Constitution.

L'autre élément à mettre au compte de l'autonomie locale, à l'article 72 alinéa 3, c'est l'affirmation d'un pouvoir réglementaire des collectivités territoriales. Le principe de libre administration est ainsi réécrit : « dans les conditions prévues par la loi, les collectivités s'administrent librement (...) et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences ». Cette réforme n'a rien changé, puisque les collectivités territoriales exerçaient déjà un pouvoir réglementaire, comme l'illustrent le plan local d'urbanisme ou le plan de déplacements urbains, qui constituent bien des règlements, un règlement n'étant finalement qu'un procédé pour exécuter quotidiennement les compétences détenues par les collectivités territoriales. Reste à savoir - et c'était peut-être l'enjeu - si ce pouvoir réglementaire ne pouvait pas s'étendre au détriment du Gouvernement. Lorsqu'une loi investit les collectivités territoriales d'une compétence, celles-ci peuvent se voir opposer un texte réglementaire précisant les conditions d'exécution de la loi. Dans ce cas, le pouvoir réglementaire local ne peut plus rien. En matière de décentralisation, c'est sans doute sur ce point qu'on pouvait rêver d'un changement, car il s'agit de la substance même du pouvoir local, d'un droit à fixer les conditions d'application de la loi. Or, rien n'a changé et rien ne devait changer à cet égard, puisqu'il aurait fallu modifier concomitamment l'article 21 de la Constitution, qui consacre le pouvoir réglementaire de principe du Premier ministre.

J'en viens à la question sans doute la plus polémique : l'autonomie financière des collectivités territoriales. C'est un domaine où le contentieux abonde, sans doute du fait que les élus locaux sont soucieux de pouvoir faire face aux charges nouvelles. Le terme d'autonomie financière est celui qui a été précisément utilisé pour le titre de la loi organique qui applique l'article 72-2 de la Constitution. Le juge constitutionnel, reprenant la loi organique, affirme qu'il y a bien dans la Constitution un principe d'autonomie financière des collectivités territoriales.

Du point de vue de son contenu, cette autonomie financière ne correspond à aucune règle en particulier mais à un ensemble de règles que décline la Constitution : la liberté de dépense des collectivités territoriales ; la compensation intégrale des charges imposées aux collectivités territoriales ; la constitution d'une part prépondérante des ressources des collectivités territoriales sous forme de ressources propres, c'est-à-dire de ressources sur lesquelles les élus ont un pouvoir de modulation ; ou encore la capacité pour les collectivités territoriales de fixer le taux ou l'assiette de leurs impôts.

Mais le juge constitutionnel a absolument neutralisé ce dispositif pour ne rien imposer, en cette période de rigueur, à l'État. Ce fut d'abord le cas sur le principe de la part prépondérante de ressources propres. Le Sénat avait hésité sur le terme à employer : « part déterminante » ou « part prépondérante ». En tout état de cause, on a largement organisé le contournement de ce dispositif, l'idée étant que la part des recettes fiscales dans l'ensemble des recettes ne régresse pas par rapport un point de référence situé en 2003, lorsque 60 % des recettes des communes, 58 % de celles des départements et 41 % de celles des régions étaient fiscales. L'idée était d'installer un cliquet dans la Constitution pour que ces recettes fiscales, en proportion, ne régressent pas par rapport aux dotations de l'État, et que les élus gardent un pouvoir de modulation sur leurs recettes. Si le législateur organique a estimé que le pourcentage par catégorie de collectivités ne devait pas reculer par rapport à 2003, il s'est toutefois mis dans l'impasse car toute nouvelle subvention de l'État fait proportionnellement régresser le ratio de ressources propres. Dès lors, toute nouvelle subvention devenait inconstitutionnelle... Il a donc fallu trouver une échappatoire et, dans la loi organique de 2004, a été adoptée une définition des ressources propres tellement large qu'elle inclut les dotations. Il suffit à cet égard que la dotation accordée par l'État ait une assise locale, ce qui n'est pas très contraignant. À titre d'exemple, la TIPP départementale donnée aux départements pour financer les dépenses de RSA, qui avait pourtant tous les traits d'une dotation puisque les départements n'avaient aucun pouvoir de modulation sur celle-ci, devenait ainsi constitutionnellement irréprochable. Et, si aujourd'hui les régions n'ont pratiquement plus de ressources fiscales propres, cet état de fait n'a entrainé aucune sanction constitutionnelle. Donc, avec la loi organique de 2004, le législateur a en quelque sorte tué son oeuvre. Il est assez curieux que le juge constitutionnel puisse aujourd'hui conclure qu'il existe une autonomie financière des collectivités territoriales mais qu'il n'existe pas d'autonomie fiscale des collectivités territoriales. C'est d'autant plus curieux qu'avant 2003 la jurisprudence du Conseil constitutionnel paraissait plus sévère. En voulant aller plus loin, on a finalement éliminé toute contrainte pour l'État.

J'en viens à présent à la question qui fâche, celle de la compensation financière des charges. La compensation financière des charges a été très strictement interprétée par le Conseil constitutionnel, notamment pour la distinction faite par l'article 72-2 entre l'extension d'une compétence déjà acquise et le transfert d'une nouvelle compétence. Dans le premier cas, la compensation n'a pas à être intégrale ; en revanche, en cas de transfert elle doit l'être, et est alors calculée sur la base de la dépense consentie par l'État l'année du transfert. Dans sa décision du 13 janvier 2005, portant sur le droit d'accueil des élèves dans les écoles maternelles, le Conseil constitutionnel développe cette distinction. Au cas où l'État impose une charge nouvelle dans le cadre d'une compétence préalable, aucune compensation n'est due, comme l'illustre la décision du 28 octobre 2010 portant sur l'accompagnement individualisé, par le département, des bénéficiaires d'aide sociale. De même, aucune compensation n'est due quand la collectivité décide elle-même d'étendre ses actions, c'est par exemple le cas d'une décision du département d'agrandir le réseau routier qui relève de sa compétence. De plus, le Conseil constitutionnel n'impose pas que la compensation soit revalorisée, même en cas d'aggravation des charges, comme il l'a précisé dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité. La compensation peut même évoluer à la baisse, mais dans une mesure limitée, comme l'a décidé un arrêt du juge administratif de 2010 « Région Lorraine ». La Constitution, ainsi interprétée, laisse au législateur le soin d'apprécier s'il convient de compenser, notamment par la DGF, l'évolution des charges, tout comme les modalités de péréquation financière entre collectivités.

Il faut relever que le législateur exerçait déjà ce rôle avant la révision constitutionnelle de 2003. Une décision du Conseil constitutionnel du 12 juillet 2000, portant sur la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation, démontre que le Conseil exerçait déjà un contrôle sur ce point sur la base du principe de libre administration des collectivités territoriales. On ne peut donc que constater que la Constitution a été révisée en 2003 pour intégrer des éléments déjà existants. À ce jour, le Conseil constitutionnel, soit sur saisine directe, soit dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité, n'a prononcé aucune sanction au nom du respect de l'autonomie financière des collectivités territoriales.

J'en viens maintenant au thème de la démocratie locale, dont on constate la montée en puissance. Deux mécanismes de participation des citoyens ont été introduits dans la Constitution, sans produire d'effets notables :

- le référendum décisionnel local, organisé par l'article 72-1, alinéa 2, se révèle inutilisable du fait de son extrême complication. Antérieurement, la loi de 1992 avait déjà instauré la possibilité de référendums locaux, mais uniquement consultatifs. La révision de 2003 permet à l'électeur de remplacer l'élu pour des décisions, bien sûr limitées au seul champ des compétences exercées en propre par la collectivité territoriale. Mais le seuil de participation minimal requis, que le Sénat a porté de 35 % à 50 %, a tué cette nouvelle forme de référendum local. Ainsi, on en observe une dizaine chaque année, uniquement au niveau communal, axés sur des problèmes de fonctionnement courant, comme l'affectation d'un bâtiment public ou la création d'une police municipale. La démocratie locale en France relève donc beaucoup plus des élus que des citoyens, ce qui n'est le cas chez tous nos voisins européens ;

- le droit de pétition est le retour d'un mécanisme utilisé au moment de la Révolution, en l'absence de suffrage universel. Il permettait alors de réunir des citoyens - sans arme, était-il précisé - pour délibérer d'un sujet dont les élus se saisissaient ensuite. L'article 72-1 de la Constitution fait revivre ce droit de demander l'inscription d'un sujet à l'ordre du jour d'une assemblée locale. Il faut relever, cependant, que la loi qui doit en déterminer les conditions n'a toujours pas été élaborée ; le troisième projet de loi de décentralisation, portant développement des solidarités territoriales et de la démocratie locale, prévoit de remédier à cette lacune. Il faut néanmoins constater que ce droit est étroitement enserré dans les limites de la démocratie représentative, car les demandes ne contraignent pas les élus.

S'agissant de la rationalisation des compétences locales, envisagée pour compenser la complexité de la décentralisation française, qu'il semble difficile de simplifier, le constituant s'était efforcé de trouver des mécanismes permettant de faire fonctionner ce système complexe. Le premier d'entre eux emprunte au droit européen la notion de subsidiarité. Le mot ne figure pas dans la Constitution mais l'article 72-2 comporte une invitation à prendre les décisions au plus près du citoyen, et à organiser en conséquence les relations entre l'État et les collectivités territoriales. Ce terme laisse le juriste perplexe car il s'agit d'un principe plus politique que juridique. Comment, en effet, sanctionner le législateur qui se serait trompé sur le niveau adéquat de collectivité compétente ? Certes, une décision du 7 juillet 2005, relative à une disposition législative confiant au préfet la délimitation des zones de développement de l'éolien, a posé le principe d'un contrôle du respect de la subsidiarité sur le fondement de l'erreur manifeste d'appréciation, mais sans entraîner de sanction dans le cas examiné.

Quant à la notion de collectivité « chef de file », elle relevait avant 2003 du législateur. Ainsi, par exemple, les lois de 1982 confiaient au département la responsabilité de l'action sociale. La révision constitutionnelle de 2003 a précisé à l'article72-5 qu'« aucune collectivité ne peut exercer une tutelle sur une autre ». Le Conseil constitutionnel a interprété cette disposition comme interdisant à une collectivité d'imposer une contrainte à une autre. A titre d'exemple, en cas d'élaboration de contrats en commun, notamment de partenariats public-privé, la collectivité négociatrice ne peut imposer de clause aux autres. Le principe d'égalité entre collectivités territoriales, induisant l'interdiction de toute tutelle, a tué la notion de collectivité chef de file. Le principe d'égalité entre collectivités territoriales agit comme un élément constitutionnel invisible, mais toujours présent.

Certes, l'empilement des collectivités, qu'on appelle en France le « millefeuille », existe dans d'autres pays, comme l'Allemagne ; mais, dans ce pays, les collectivités « supérieures » organisent l'action des collectivités « inférieures », ce qui induit un élément de rationalité inconnu en France. La complexité française se situe donc moins dans l'empilement que dans l'absence de tutelle d'une collectivité sur une autre ; une évolution s'impose dans ce domaine.

L'article 72-4 instaure, au profit des collectivités territoriales, une réplique de l'article 38 de la Constitution régissant le mécanisme des ordonnances, qui pourrait être fructueuse.

Enfin, la révision de 2003 introduit un droit à l'expérimentation, qui a reçu deux applications :

- en 2006, une expérimentation du RSA a été entreprise dans trois départements. Elle a été interrompue avant son terme, et le RSA a été étendu à l'ensemble du territoire ;

- depuis le 18 avril 2013, une expérimentation de tarification modulée selon les revenus du prix de l'eau a été entreprise.

Ces deux exemples sont modestes. On observe d'ailleurs que ce droit à l'expérimentation n'emporte pas l'enthousiasme des citoyens et ne peut être utilisé que de façon restreinte : songeons aux résultats que donnerait une expérimentation dans le domaine de la loi littoral de 1986 !

Enfin, la loi du 16 décembre 2010 prévoit la possibilité de modifications statutaires des collectivités territoriales à titre expérimental. La première application, en Alsace, a reçu une réponse négative.

Cet échec rappelle celui du référendum du 6 juillet 2003 tendant à fondre les deux départements et la région Corse en une collectivité unique ; une tentative analogue englobant la Guadeloupe et la Martinique a également échoué. En revanche, le rapprochement des statuts de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin a été approuvé, le 24 janvier 2010, mais il présentait un intérêt fiscal. Le référendum organisé à Mayotte le 29 mars 2009, faisant de ce territoire le 101e département français, a trouvé une issue positive, il apportait des avantages sociaux aux électeurs.

Pour terminer ce tour d'horizon, je conclurai en affirmant que le législateur reste, en dépit de la révision constitutionnelle de 2003, largement maître de ses décisions.

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