La question est facile à poser, la réponse est plus difficile à formuler. Et nous sommes précisément ici pour en débattre et en délibérer.
Aujourd’hui, mes chers collègues, chaque groupe a pu exprimer publiquement son point de vue. Hier, les membres de la commission des affaires étrangères et de la défense, que j’ai l’honneur de présider, ont pu assister à une présentation à huis clos par le ministre de la défense des éléments probants déclassifiés et classifiés.
J’ai pensé qu’il était tout à fait légitime que ces parlementaires accèdent à cette connaissance.
Chacun a pu s’exprimer librement, dans un débat sans formalisme qui a renoué, me semble-t-il, avec la meilleure tradition parlementaire.
Nous avons donc pu peser et soupeser les arguments. Oui, mes chers collègues, délibérer, c’est savoir, mais délibérer, c’est aussi choisir.
Alors, rationnellement, cher Jean-Pierre Chevènement, c’est-à-dire animés pas le doute méthodique, que savons-nous ? Que savons-nous ne pas savoir ? Et que devons-nous décider ?
Afin d’apporter une réponse, qui sera une réponse personnelle, j’ordonnerai brièvement mes idées autour de sept séries de considérations.
Premièrement, nous savons que des armes chimiques ont été utilisées, de façon massive, le 21 août dernier. Il n’y a aucun doute là-dessus. S’agit-il de gaz sarin, de gaz VX, d’ypérite ou, plus vraisemblablement, d’un mélange que d’aucuns appellent « cocktail » ? Nous ne le savons pas. Cela demande des analyses très poussées qui seront effectuées sur les échantillons ramenés par les experts de l’ONU et dont les résultats ne seront connus que dans quinze jours, au mieux.
Qui a donné l’ordre ? Nous n’avons aucune preuve formelle, et je crains qu’il n’y en ait jamais. Du reste, c’est quoi, une preuve formelle ? L’ordre écrit de M. Al-Assad ?
Certes, on pourrait envisager une manipulation de l’opposition, car le drame du marché de Sarajevo est encore dans bien des mémoires. Mais, en réalité, tout désigne le régime. Car c’est bien le régime des Assad – le père comme le fils – qui a fait fabriquer ces armes. C’est encore le régime des Assad qui les a stockées et militarisées. Et c’est toujours le régime des Assad qui a refusé de signer, en 1993, la convention internationale sur les armes chimiques, preuve s’il en est qu’il s’autorisait leur utilisation.
Quant à celle de 1925, cher Jean-Pierre Chevènement, ils l’ont signée, beaucoup plus tard, en 1968.
Cela, mes chers collègues, ce ne sont pas des supputations, ce sont des certitudes, comme sont des certitudes désormais parfaitement établies : premièrement, le fait que ce bombardement était massif et donc supposait la détention d’une grande quantité de composants chimiques ; deuxièmement, le fait qu’il exigeait une haute technicité, un entraînement et une chaîne de commandement hors de portée des forces d’opposition ; troisièmement, le fait qu’il visait des zones tenues par les opposants et occupées uniquement par des civils.
Deuxième série de réflexions : cette utilisation des armes chimiques n’est que le dernier épisode d’une guerre civile qui a déjà fait plus de cent dix mille morts et deux millions de réfugiés. Cela fait deux ans et demi qu’en Syrie l’on massacre, l’on tue, l’on bombarde sans distinction femmes, enfants, vieillards, malades, civils et militaires.
Mes chers collègues, les mots sont impuissants à décrire cet enfer, tant les images sont insoutenables.
C’est une guerre civile de la pire des espèces, car elle est aussi une guerre de religion. Et nous Français, et nous habitants du Sud-Ouest, sommes bien placés pour savoir que ce sont les plus terribles et les plus longues. Il est donc peu probable qu’elle cesse rapidement.
Il faudrait certainement que le Conseil de sécurité de l’ONU intervienne ou puisse aller vers une intervention sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations unies.
Or nous savons, et c’est mon troisième point, que le Conseil des Nations unies ne prendra aucune décision. La Russie et la Chine, pour ne pas les nommer, ne le veulent pas, car ces pays ne veulent pas admettre l’existence d’un droit d’ingérence humanitaire. Et c’est bien de cela qu’il s’agit ici : quel principe doit primer ? Devons-nous admettre qu’au nom de la souveraineté des nations les gouvernants sont autorisés à massacrer leurs populations ? Ou bien devons-nous essayer de faire prévaloir la responsabilité de protéger les populations civiles menacées par des satrapes sanguinaires ?
Je vous pose la question : combien de centaines de milliers de morts supplémentaires faudra-t-il pour que l’on fasse quelque chose ? Que répondrons-nous aux générations futures ? Jusqu’à quand et jusqu’où serons-nous des spectateurs interdits ? Devons-nous attendre qu’il y ait cinq cent mille morts pour en reparler ? Non évidemment. À mon sens, il faut agir, mais agir dans quel but ?
Précisément, c’est mon quatrième point, nous savons que Bachar El-Assad est un dictateur dangereux et sanguinaire, mais nous savons aussi qu’une partie de ses opposants ne valent guère mieux. Certains sont des fondamentalistes proches d’Al-Qaïda. Autant dire que ce ne sont des amis ni de l’Occident ni de ses valeurs.
Donc, le but de notre action ne peut être de vouloir faire tomber le régime. Il s’agit de donner un coup d’arrêt aux violences perpétrées par ce régime en réduisant sa capacité de nuisance et, ce faisant, montrer à tous les régimes dictatoriaux qu’ils ne peuvent utiliser des armes de destruction massive impunément.
Mes chers collègues, il n’y aura pas de solution politique au conflit tant que les partisans du régime accepteront d’avoir un criminel de guerre à leur tête, qui avilit le nom même de la Syrie.
Alors, proposons un début de solution politique. Oui, créons une espérance européenne à côté des grandes puissances, avec la Russie. Proposons, comme l’a suggéré le ministre des affaires étrangères russe, la constitution d’un gouvernement de transition. Mais, chacun le comprend, ce gouvernement de transition ne pourra se constituer qu’en dehors de la tutelle de Bachar Al-Assad.
Cinquièmement, quelle sera la réaction de la Syrie et de ses principaux alliés, le Hezbollah et l’Iran ? Personne ne le sait, mais on peut l’imaginer sans peine, et donc s’y préparer. Je crois être autorisé à vous dire que le gouvernement français l’a fait et est en train de peaufiner cette préparation.
Sixièmement, qu’ont décidé nos alliés ?
Le Royaume-Uni a fait son choix, et il faut le respecter. Il nous faut aussi en comprendre les raisons. Pour moi, il ne fait guère de doute que David Cameron a dû régler la facture impayée par Tony Blair et George Bush. Je le dis sans détour. Mais ce n’est pas parce que l’on nous a menti en 2003, cher Jean-Pierre Raffarin, que l’on nous ment en 2013.
Quant au Président des États-Unis, il a fait son choix, et ce choix sera vraisemblablement confirmé par le Congrès dans les jours qui viennent.
La Ligue arabe a demandé une intervention, et je ne doute pas que ses membres sauront prendre leurs responsabilités – même si je les sais divisés –, de même que la Turquie.
Bien évidemment, la France n’est pas seule ; elle n’ira pas seule. Le pourrait-elle ? Peut-être, mais elle ne doit pas le faire, car il faut un minimum de consensus pour forger la légitimité internationale.
Dernier point : que devons-nous faire ? Dans le doute, dans la confusion, dans l’incertitude, la première des choses à faire est de rester unis. J’apprécie que certains avant moi l’aient proposé. C’est tout le sens de mon engagement depuis que j’ai été élu à la présidence de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. C’était aussi celui de mon prédécesseur, Josselin de Rohan. Je ferai tout pour préserver notre unité, dans la tradition sénatoriale.
Cherchons donc ensemble, dans les traits fondamentaux qui dessinent notre identité, dans le fond et le tréfonds de notre histoire, les réponses que nous dictent notre conscience et notre raison. Pour ce qui me concerne, ce que me disent et mon cœur et mon cerveau est sans ambiguïté : on ne peut pas laisser gazer des hommes, des femmes et des enfants, sans rien faire.
On ne peut pas laisser, sans rien faire, un dictateur semer la terreur, répandre la désolation et massacrer sa population.
Que répondrons-nous à nos enfants et à tous ceux qui nous diront demain : vous saviez, vous pouviez et vous n’avez rien fait ? On nous dit qu’il ne faut pas répéter les erreurs du passé. C’est bien vrai. Alors ne répétons pas l’erreur du Rwanda et ne laissons pas commettre impunément des massacres. Il faut que cela cesse, mes chers amis ! Il faut que cela cesse maintenant !
Entre agir sans savoir et savoir sans agir, je prends résolument le parti d’agir.
En effet, si nous intervenons en Syrie, c’est d’abord et avant tout dans l’intérêt du peuple syrien et pour des raisons éminemment humanitaires. Mais c’est aussi, mes chers collègues, et j’y tiens par-dessus tout, pour nous-mêmes, pour ce qui fait notre humanité, nos valeurs, et qui fait que nous sommes fiers d’être Français !
Entre mon confort et mon honneur, j’ai choisi mon honneur. Je soutiendrai donc l’intervention que décidera le Président de la République ! §