Je vous remercie de nous avoir invités pour essayer d'alimenter vos réflexions. Nous sommes très heureux d'avoir à intervenir devant cette mission commune d'information. Je signale que nous intervenons demain devant le groupe de travail de la commission des affaires étrangères du Sénat sur la présence française en Afrique.
S'agissant d'une des premières auditions de votre mission, sauf erreur de ma part, il sera sans doute utile de formuler quelques remarques d'ensemble avant de cibler sur la partie du sujet que nous connaissons le mieux. Si j'ai bien compris, votre mission porte sur l'efficacité de l'action publique en matière de recherche pour le développement. Chaque mot pose un problème, car l'efficacité ne s'apprécie qu'au regard de critères à définir. Il peut s'agir, en l'espèce, du développement des pays considérés mais nous pourrions également retenir le critère de visibilité de l'action française. L'expression de « recherche pour le développement » comporte une ambiguïté qui a donné lieu à de nombreuses exégèses. Je comprends qu'il s'agit de la recherche pour le développement quelle que soit la discipline de recherche mobilisée. Il s'agit d'une recherche distincte de celle qui porte sur le développement, qui est de nature principalement socio-économique - aspect que nous connaissons le moins mal, puisque nous sommes des économistes. La notion de recherche pour le développement est elle-même révélatrice d'un problème, car il y a une recherche pour le développement en épidémiologie, en géographie et dans de nombreuses autres disciplines.
Or elle ne trouve sa pleine efficacité que si elle est adossée à une recherche sur le développement, c'est-à-dire qui traite les problèmes de développement. Il me semble précisément que la recherche française pour le développement n'intègre peut-être pas suffisamment la recherche sur le développement, qui est de nature socio-économique. On dit souvent que les économistes sont impérialistes. Elle ne saurait se limiter, bien sûr, à cet angle d'analyse.
Les canaux de l'action publique, en matière de recherche pour le développement, sont multiples. On peut en distinguer trois :
- les institutions de recherche spécialisées dans les questions de développement
Entrent particulièrement dans cette catégorie l'IRD (Institut de Recherche pour le Développement) et le CIRAD, qui sont les institutions emblématiques de ce domaine.
- des institutions de recherche qui, sans être dédiées au développement, comportent des équipes ou des laboratoires tournés vers ces aspects
Parmi ces institutions figurent des universités, dont l'activité de recherche apparaît comme assez éparpillée, certaines universités étant beaucoup plus engagées dans le développement que d'autres. C'est également le cas du CNRS, qui comporte des unités en ethnologie ou en géographie plus particulièrement tournées vers le développement. En économie, il existe aussi des unités mixtes de recherche CNRS-universités. Seul le CERDI (Centre d'études et de recherches sur le développement international), dont nous provenons, constitue une entité mixte de recherche sur le développement. Il est considéré par le CNRS comme le centre d'excellence en économie du développement. L'INRA compte aussi un certain nombre de chercheurs qui travaillent sur le développement. Citons aussi le Cemagref et l'Institut Pasteur, parmi d'autres.
- les institutions de coopération pour le développement qui mènent des activités de recherche
L'Agence française de Développement a développé, sous la Présidence de Jean-Michel Severino, un important département de recherche qui n'existait pas antérieurement. La Banque de France conduit elle-même des recherches sur le développement avec d'autres services de la zone « franc ». Le Trésor mène également des réflexions sur les questions relatives à la zone « franc ». Les institutions multilatérales de développement (Banque Mondiale, Banque africaine de développement, Banque asiatique de développement, etc.) conduisent aussi ou demandent des recherches sur le développement.
Cette recherche publique est donc fortement dispersée, comme l'est elle-même la politique de coopération, divisée entre plusieurs acteurs (Trésor, ministère des affaires étrangères, AFD...). S'agissant du ministère des affaires étrangères, des activités de recherche sont conduites au sein des services mais une part de cette activité incombe aussi aux centres de recherche extérieurs, placés sous la tutelle du ministère et depuis peu sous celle du CNRS. Il existe de tels centres de recherche français à Delhi, à Pondichéry, à Hong Kong, au Caire ou encore en Amérique latine. Il y a là un potentiel considérable de recherche, qui n'atteint sans doute pas l'efficacité ou du moins la visibilité qu'il pourrait avoir. A cet égard, le travail de cette commission me semble particulièrement bienvenu.
Comme vous l'aurez compris, nous ne connaissons qu'une petite fraction de la recherche pour le développement. Nous serions bien en mal d'évoquer la recherche publique en épidémiologie ou en recherche océanographique, par exemple. A travers le champ de l'économie du développement, certains enseignements généraux peuvent certainement être tirés de notre expérience. Je vous soumets trois thèmes de réflexion à partir desquels des questions pourront sans doute être soulevées.
Un premier problème, de nature comptable, est lié à la définition de l'aide publique au développement. Il surgit dès lors que nous évoquons ces sujets et il va revenir au premier plan de l'agenda au cours des mois à venir. Comme vous le savez, en effet, un processus de révision du concept d'aide publique au développement -qui a fait l'objet de discussions depuis son émergence il y a quarante ans - est en cours. Lorsque l'IRD paie un chercheur, dans quelque discipline que ce soit, qui travaille dans les montagnes du Forez, les fonds mobilisés relèvent de l'aide publique au développement. Si un chercheur est recruté par le CNRS pour travailler sur les questions de développement économique, sa rémunération ne fait pas partie de l'aide publique au développement. Il ne faudrait pas que ces modes de comptabilisation aient une influence sur le contenu des actions conduites. Nous ne devons pas choisir les modes d'action en fonction de leur traduction comptable.
En matière d'économie du développement, nous constatons la présence d'une grande diversité d'organismes, qui n'ont pas, le plus souvent, la taille critique requise pour l'enrichissement mutuel que permettent des échanges entre chercheurs. L'expérience montre en effet qu'il faut que les équipes atteignent une taille minimale pour que des interactions quotidiennes aient lieu et pour assurer le renouvellement des générations de chercheurs, support de la continuité des institutions.
Le CERDI (centre d'études et de recherches sur le développement international), que nous avons fondé en 1976, localisé à Clermont-Ferrand, est devenu le principal centre de recherches sur l'économie du développement. On peut considérer qu'il a atteint la taille critique mais il demeure fragile : pour devenir un concurrent de poids face aux grands centres anglo-saxons et acquérir une visibilité suffisante, sans doute faudrait-il qu'il soit deux fois plus grand qu'il ne l'est. Il existe d'autres centres de recherche en économie du développement à Aix, à Toulouse ou encore à Paris I. Ces ressources sont cependant dispersées. Il y a eu des tentatives pour fédérer cette recherche, notamment au travers de l'action de groupements, qui n'ont pas eu l'efficacité que l'on pouvait souhaiter.
Depuis dix ans, nous avons créé à partir du CERDI une Fondation, la FERDI, reconnue d'utilité publique. Elle a pour buts de valoriser la recherche et d'assurer la coordination d'activités de recherche en matière d'économie du développement.
Cette action a notamment été favorisée par les soutiens obtenus au titre de laboratoire d'excellence. Nous nous efforçons de mettre en contact des chercheurs provenant d'organismes différents (Paris I, Aix, Clermont, IRD, etc.).
Outre ce problème de fragmentation, le partage entre les institutions spécialisées (telles que l'IRD) et les universités constitue une difficulté récurrente. La situation est quelque peu ambiguë. Il y a quelques années, l'IRD a reçu le mandat d'être une agence de moyens mais il est resté, dans le même temps, un opérateur. En tant qu'agence de moyens, l'IRD pourrait coordonner pleinement l'action de recherche pour le développement, qu'elle soit menée par le CNRS, les universités ou par toute autre institution. En tant qu'opérateur, toutefois, il privilégie, au travers des moyens dont il dispose, les opérations propres à l'IRD. Si la réforme engagée allait dans la bonne direction, nous sommes en quelque sorte restés au milieu du gué.
Cette activité propre, à côté de celle d'organismes tels que le CNRS, pose problème, car l'IRD n'a ni les mêmes critères de recrutement ni les mêmes critères d'évaluation des chercheurs, bien que ceux-ci travaillent dans la même discipline. Le rôle de l'IRD était justifié lorsque l'ancien ORSTOM abritait une majorité de chercheurs qui travaillaient sur le terrain, en Afrique, avec parfois des implantations immobilières importantes, voire considérées comme intrusives. L'IRD s'est retiré de ces bases et la majorité de ses chercheurs sont aujourd'hui basés en France, de même que la majorité des crédits de l'IRD est dépensée en France, sauf erreur de ma part.
Ces caractéristiques réduisent la légitimité de l'IRD en tant qu'institution spécifique. Sans doute la présence physique et humaine de l'IRD dans des pays récemment décolonisés était-elle trop importante et trop prégnante. Nous voyons aujourd'hui des institutions nord-américaines s'implanter dans les mêmes pays, avec des implantations physiques plus importantes que celles de la France, du moins dans le domaine des sciences humaines et sociales. Cette tendance au repliement national pose à mes yeux un problème d'efficacité, voire un problème de légitimité.
J'identifie un autre problème lié à l'IRD, quelle que soit l'admiration que je porte à cet Institut, et malgré le formidable potentiel de cette institution (qui a été sous-utilisé durant cinquante ans) : celle-ci peine à passer des accords tels que ceux qui donnent naissance, avec le concours du CNRS, à des unités mixtes de recherche. Celles-ci permettent aux chercheurs de se confronter aux exigences de la recherche académique, pourtant essentielles pour la qualité de la recherche en matière d'économie du développement. Une seule unité mixte, le DIAL (« Développement, Institutions et Mondialisation »), dispose d'une visibilité.
Elle regroupe des chercheurs de qualité, dont plusieurs ont d'ailleurs été formés au CERDI. DIAL a passé un accord avec l'université Paris-Dauphine, excellente en gestion et management, alors qu'il existait peut-être d'autres universités en France plus spécialisées en économie du développement.
Lorsqu'on évoque le Sud, on embrasse naturellement plusieurs régions du monde, l'Afrique mais aussi les pays émergents dans de nombreuses autres régions. Il est communément admis qu'on doit nouer des partenariats avec le Sud, ce qui passe par la signature de conventions. Celles-ci sont littéralement innombrables, s'agissant des universités, mais ces conventions constituent souvent des coquilles vides. La mission des relations internationales de telle université se rend dans tel pays, signe un accord, à la suite de quoi la direction de la recherche de l'IRD signe un MoU (Memorandum of Understanding). Qu'advient-il après ? Le CERDI lui-même a signé, il y a une vingtaine d'années, une convention de coopération avec le Niger. Depuis lors, il ne s'est rien passé.
Pour faire vivre une convention, il faut y allouer des moyens. Là aussi, la fragmentation est trop grande et les actions sélectives trop peu nombreuses. Par comparaison, des universités étrangères établissent des coopérations fortes avec des établissements bien choisis, qui permettent d'atteindre un certain niveau d'excellence. Nous n'avons pas toujours les moyens requis pour assurer cette sélectivité.
Un autre problème majeur réside dans la faiblesse des institutions locales, du moins en Afrique. Les universités y sont dans une situation de grande fragilité. Peut-être notre vision est-elle biaisée, sur ce point, par la discipline à laquelle nous nous rattachons. Il existe néanmoins très peu de centres actifs et solides avec lesquels un partenariat robuste puisse être conclu. Pendant longtemps, lorsqu'on parlait de recherche économique et sociale en Afrique, le CIRES (centre ivoirien de recherche économique et sociale) était systématiquement mentionné. Un groupe s'y était développé et il faisait figure de « chouchou » de toutes les institutions internationales. Il était victime de son succès et était arrosé de crédits. Ceux qui en sortaient ont aussi été captés par le champ politique. Tous les meilleurs sont devenus ministres, conseillers du Premier ministre ou du Président de la République, recteurs, etc. Le CIRES s'est ainsi trouvé « décapité » et plus personne n'en a parlé. Un petit groupe s'est alors reformé à Dakar, où un nouveau centre s'est développé. Toutes les institutions internationales s'y sont précipitées. J'ai moi-même monté un consortium pour suivre la mise en oeuvre du programme d'Istanbul pour les pays les moins avancés, avec différents partenaires du Sud. Il était tant sollicité qu'il peinait à produire une activité tangible. Un problème de la recherche française réside dans le renforcement des institutions de recherche, qui implique beaucoup de sélectivité.
Par ailleurs, la France a été absente d'un certain nombre d'instances qui se sont avéré les plus influentes en matière de recherche économique en Afrique. De grands réseaux de recherche se sont créés dans cette discipline, à l'image par exemple du réseau Global Development Network (GDN), basé à Delhi et présidé aujourd'hui par le français Pierre Jacquet, ancien chef économiste et directeur de la stratégie de l'AFD. Il existe aussi des réseaux continentaux, plus ou moins indépendants du GDN. Un réseau a eu pendant vingt ans une grande importance en Afrique, le CREA (Consortium pour la recherche économique en Afrique). Créé à l'initiative de la Banque Mondiale en 1989, il y a près de 25 ans, ce réseau s'est développé, à la faveur de la diversification de ses sources de financement. J'ai organisé des contacts entre le directeur exécutif et le ministère des affaires étrangères. Nous avons conduit des projets de FSP pour aider le CREA.
L'African Capacity Building Foundation (ACBF), de son côté, visait à renforcer les capacités économiques en Afrique, notamment à travers les programmes de troisième cycle. Il existait toujours des difficultés administratives, au-delà des aspects financiers. Le CREA a néanmoins fonctionné. Créé sous une influence anglo-saxonne évidente, il invitait à raison de deux sessions par an des chercheurs africains qui disposaient de moyens pour préparer un document de recherche, qui pouvait ensuite donner lieu à une deuxième, voire une troisième présentation devant le CREA, en vue d'aboutir à un produit fini de recherche. Les moyens mobilisés étaient considérables. J'avais alors créé, au sein de l'agence universitaire de la francophonie un réseau « analyse économique et développement ». L'écart dans les moyens dont nous disposions, par rapport à ceux du CREA, était de l'ordre d'un à soixante-dix. Le CREA conviait, lors de ses deux sessions annuelles, les meilleurs spécialistes mondiaux du développement pour expliquer à de jeunes chercheurs africains ce qu'était un bon article de recherche. Cette structure a eu une influence considérable sur la formation des chercheurs économiques en Afrique, du moins dans le monde anglophone. Le CREA avait même prévu d'accueillir des chercheurs francophones, moyennant un dispositif de traduction simultanée. Un gros effort était donc fait pour la recherche francophone et notre influence au sein du CREA aurait pu être beaucoup plus importante qu'elle ne l'a été.
Aujourd'hui, l'aide publique au développement consacrée au renforcement des universités africaines n'est plus d'un niveau très élevé. Nous retrouvons là un problème de sélectivité. Il existe une multitude d'universités en Afrique et nous ne pouvons les aider toutes. Il faut accepter de faire des choix si l'on veut être efficace. Or la plupart d'entre elles sont dans un état de grande fragilité, avec des grèves récurrentes, une instabilité du personnel, etc. Dans certaines universités, il y a des années blanches, sans examen, ou alors les examens sont reportés de six mois. Il existe aussi des universités de grande valeur qui s'efforcent de faire ce qu'elles peuvent. Nous voyons depuis peu apparaître des universités privées en Afrique, qui tendent à se substituer à la défaillance des Etats, lorsqu'elle est trop manifeste. Certains projets portés par des Africains de la diaspora, qui ont gagné leurs galons dans des universités américaines, nous semblent prendre une place significative, avec des ressources importantes. Tel est le cas par exemple au Bénin, ou au Cameroun, avec l'université jésuite qui s'y est développée.
Une des meilleures contributions potentielles à la recherche au Sud réside dans la formation des doctorants. Or nous nous heurtons à deux problèmes, qui ont trait au recrutement des doctorants d'une part et au devenir des docteurs d'autre part. S'agissant du recrutement des doctorants, nous voyons que, dans les disciplines des sciences sociales, nous sommes progressivement remplacés par le Canada, la Belgique, voire l'Allemagne ou la Grande-Bretagne. Il se pose un problème de financement, notamment en raison du manque de bourses, alors que nous avions la capacité de former de grands docteurs africains. Il serait très triste de voir les meilleurs s'orienter vers des universités non françaises, faute de financements. Il se pose aussi un problème de mode d'allocation des bourses. Celles-ci sont attribuées localement, pour un Master 2 ou pour un doctorat, par les ambassades. Ce principe présente un intérêt, du fait de la connaissance du terrain que peuvent avoir les ambassades. Dans le même temps, l'efficacité d'activités de recherche dépend de l'affectation dans un centre de recherche ou une université capable d'offrir aux jeunes chercheurs le meilleur soutien et le meilleur encadrement. Or de ce point de vue, notre système est défaillant. Il serait préférable d'attribuer les bourses à des centres universitaires, qui effectueraient ensuite la sélection. Ce serait assez simple, en termes d'enveloppe budgétaire globale, tout en renforçant l'efficacité globale du système.