Merci pour votre accueil. J'ai déjà, effectivement, une longue carrière derrière moi, commencée en France à l'Agence de coopération et d'aménagement, continuée à la Banque Mondiale, où j'ai mis en place l'un des tout premiers projets au Cameroun, puis à Metropolis, l'association mondiale des grandes métropoles créée à l'initiative de Michel Giraud, qui a fusionné en 2004 avec la Fédération mondiale des cités unies (FMCU), dont j'ai d'ailleurs été secrétaire général, pour devenir Cités et gouvernements locaux unis. J'ai lancé l'unification du mouvement municipal africain - avec la naissance d'Africités en 1998, à Abidjan, puis, en 2005, de la CGLU Afrique dont je suis secrétaire général. Je suis donc en prise avec l'Afrique locale, c'est-à-dire là où les choses se passent.
Quels sont les objets de recherche et de coopération de la France avec les pays du Sud ? Ces objets sont-ils ceux qui intéressent ces pays et qui, dès lors, peuvent participer à leur développement ?
Pour répondre à ces questions génériques, je crois que nous devons commencer par poser le décor, par contextualiser. Un constat liminaire : les pays du Sud ont considérablement changé en quelques décennies - et les changements apparus n'ont pas été suffisamment pris en compte par les autres pays. La première lame de fond est démographique et sociale : longtemps regardée comme agricole, en particulier par la recherche française - qui s'est intéressée aux filières agricoles, aux cultures africaines susceptibles de s'inscrire dans le marché agroalimentaire mondial, plutôt qu'à l'agriculture vivrière capable de nourrir les Africains -, longtemps regardée comme essentiellement rurale, l'Afrique a connu une urbanisation massive et bien plus rapide que dans les pays considérés comme « développés ». Il a fallu cinq générations pour qu'en Europe, la révolution industrielle transforme des sociétés rurales en sociétés urbaines, pour que la majeure partie de la population vive en ville ; en Afrique, le « basculement urbain » n'aura pris que deux générations : on estime qu'en 2030, la majorité des Africains vivront dans des villes. Une transformation d'une telle ampleur ne va pas sans nécessiter des adaptations sociales profondes, car les nouveaux venus doivent adopter de nouveaux modes de vie dans des villes qu'ils ne connaissent pas et dont les habitudes sont très différentes de celles qu'ils ont toujours connues au village. Or, ce changement massif et rapide n'est suivi sérieusement par personne, du simple fait que les outils statistiques n'existent pas, les ajustements structurels ayant mis fin aux derniers espoirs que les chercheurs pouvaient encore placer dans leurs Etats en la matière.
Alors que l'urbanisation européenne s'est déroulée dans un cadre économique encore maîtrisé par l'Etat ou d'autres autorités politiques, qui ont aménagé le territoire et recherché à maîtriser le rythme des changements, l'urbanisation africaine se déroule bien plus rapidement et dans le cadre de l'économie mondialisée, où l'Etat ne maîtrise quasiment plus rien : la plupart des Etats africains ne connaissent pas la réalité de leurs villes, faute d'outils de connaissance appropriés, et ils ne participent quasiment pas aux grandes décisions économiques qui affectent directement leur territoire.
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que ces Etats n'aient qu'une faible capacité à gérer leur société, quand bien même ils avaient mis en place des outils pertinents au lendemain des indépendances. Le tissu économique s'en est trouvé fragilisé, déstabilisé, d'autant que la mondialisation a encouragé les Etats à se faire commerçants, à préférer toujours l'argent comptant plutôt que l'investissement de long terme. Conséquence : la société civile s'est engagée dans le secteur informel, qui s'est généralisé dans les villes et qui est venu appauvrir les Etats, car l'économie informelle est évidemment difficile à fiscaliser. Et le secteur informel ne voit pas ce qui justifierait qu'il contribue aux charges publiques puisque aucun service public ne lui est fourni. Il s'agit donc d'un cercle vicieux.
Dès lors, faut-il considérer que nous sommes dans une impasse ? Il y a matière à débat. Pour certains, une nouvelle économie africaine naîtra de cette urbanisation, avec ses bricolages, son adaptation nécessaire et constante ; c'est le développement à l'école de l'innovation sociale, qui présente des réussites dans bien des pays pauvres - par exemple en Amérique latine, où l'économie participative ou encore l'organisation de circuits économiques courts sont aujourd'hui copiés dans les pays « développés ». Pour d'autres, à l'inverse, le défaut de lien fort entre le contrat social et la fiscalité compromet tout développement tenable et l'urgence, dans cette perspective, consiste à « formaliser l'économie informelle » : de grandes organisations internationales s'y emploient, avec des succès pour le moins divers. Je ne veux pas, pour ma part, choisir entre ces deux écoles : il faut laisser les deux fers au feu et, tout en admettant qu'une société ne peut se développer sans produire des objets qu'elle consomme, prendre en compte l'économie qui émerge dans les villes africaines puisque, de toute façon, l'industrie ne pourra pas accueillir toute la cohorte des demandeurs d'emploi.
Or, ces mutations des économies africaines ne sont pas assez étudiées : je dirais même qu'on en sait moins en 2013 qu'en 1970 ! Les Etats africains ont certes une excuse : pendant vingt ans, ils ont travaillé au comptant, au rythme des rendez-vous semestriels avec la Banque mondiale où l'on ne parlait que dette, commerce et droits de douanes. Mais ces droits de douanes sont appelés à chuter : si les accords de Doha sont effectivement appliqués, où les Etats africains trouveront-ils leurs ressources, sachant que les droits de douanes peuvent représenter jusqu'à 60% de leur budget ? Une transition fiscale est à inventer : connaissez-vous des recherches sur le sujet ? Aucune !
On touche là un ressort du développement, à ce mystère du capitalisme consistant à créer des valeurs virtuelles fondées sur un pari sur l'avenir. L'économiste Hernando de Soto Polar en a fait le coeur de ses travaux : les pays du Sud sont riches d'un « capital mort » qu'ils ne peuvent mobiliser faute d'un système de droits de propriété efficace. Cet économiste dit que Manhattan a plus de valeur que toutes les villes africaines réunies du simple fait que celles-ci, faute de cadastre, n'ont pas de valeur d'actif, ne peuvent être hypothéquées et donc garantir de la monnaie future. La Banque mondiale est sur cette ligne : la faculté des Africains à investir, à établir des finances publiques, dépendra de leur capacité à gérer leur sol donc, dans un premier temps, à le connaître - ce qui rend nécessaire, pour commencer, d'établir des cadastres fiables pour évaluer le potentiel foncier des pays africains. L'outil est technique, mais il correspond à une véritable refondation du contrat social.
Et dans ce vaste mouvement, je crois bon de rappeler que la décentralisation permet une refondation politique, par un contrat social local, économique et sociale : le niveau local est celui où la citoyenneté se négocie, où l'on connaît le sol, ou l'on peut s'engager pour l'avenir - en particulier pour les populations qui ne sont urbaines que depuis peu et qui ont encore, comme en Afrique, bien des habitudes rurales. Il y a là tout un champ de recherche largement inexploré pour les économistes, les urbanistes, les sociologues, les psychologues - dans les villes africaines, le nombre de fous augmente assurément dans l'espace public, ceci malgré la force de la cellule familiale, de la solidarité africaine. Et ces recherches à conduire sont finalisées, car s'agissant des besoins essentiels - se nourrir, se loger, se vêtir, se déplacer - le décalage est tel avec les pays européens par exemple, que les solutions qui paraissent « naturelles » au Nord peuvent être complètement inadaptées au Sud, au point que nous devons interroger la validité même des technologies usuelles dans les pays « développés ». Nous devons trouver des solutions adaptées aux économies et aux sociétés du Sud, voilà un vaste champ de recherches qui s'ouvre à l'imagination et à la curiosité scientifique !
Deux exemples me paraissent parlants.
Si l'on admet que la meilleure manière de sortir de l'insalubrité, c'est le tout-à-l'égout, on peut songer à l'horizon de temps qu'il faut envisager pour que, dans une ville comme Kinshasa, étendue comme le Liban, tous les habitants soient raccordés au réseau d'égouts, même à 60 kilomètres du centre ville : cela interroge les techniques développées dans les pays du Nord.
Je fréquente assez la Chine, où il existe un réseau de villes scientifiques qui réinterroge les techniques urbaines. Au Nord, les excrétats humains suivent un circuit habituel : déposés à un endroit, additionnés d'eau, ils sont acheminés par des canalisations jusqu'aux stations d'épuration, qui extraient les boues et les sèchent selon un processus qui coûte des milliards en eau et canalisations. Pourquoi ne pas traiter les excrétats à l'origine ? D'autres solutions ont été imaginées : en Suède, les fosses sèches, d'où l'on tire compost et méthane ; en Chine, la pulvérisation des excrétats par four à microondes. Tout ceci montre bien la nécessité de s'interroger sur l'adaptation des techniques aux pays en développement.
En matière de transports, à Kinshasa, l'hypothèse a été faite que la majorité des déplacements s'effectue du domicile au travail et que la vitesse est importante. Or 70% des gens y marchent à pied ! Le principe de réalité amène à se rendre compte que la plupart des déplacements s'y font à pied et que la majorité des déplacements ne sont pas des trajets domicile/travail. Il faut donc remettre en cause les modèles préétablis.
La recherche est souvent inadaptée aux besoins locaux, soit par paresse, le plus simple étant d'exporter les techniques existantes, soit par économie : ces recherches apparaissent trop lourdes pour être effectuées aujourd'hui par les pays africains et, dans cette attente, les exportations de Suez ou Veolia suffisent à combler le besoin.
A long terme, personne ne développe quelqu'un, chacun se développe. Or l'Afrique importe des biens ou services qu'elle ne sait pas maîtriser.