Ces projets de loi organique et ordinaire ont été déposés le 3 avril 2013 par le Gouvernement, et ont été renforcés et adoptés par l'Assemblée nationale à la majorité de ses membres le 9 juillet 2013.
Le cumul des mandats est une pratique ancienne et constante, enracinée dans la construction politique de notre pays depuis au moins la seconde moitié du XIXème siècle. La distinction ancienne établie par la doctrine entre les « élections politiques » au niveau national et les « élections administratives » - l'élu local n'ayant vocation qu'à administrer son territoire sans réelle autonomie par rapport au pouvoir central - explique l'absence de règles limitant le cumul des mandats. Le mandat parlementaire est pour l'élu local un moyen de disposer de plus de pouvoir à l'égard du préfet. Comme le résumait Michel Debré : « quand, maire d'une ville ou administrateur élu d'un département, on ne veut ni ne peut se révolter contre le pouvoir central, il faut tenter de pénétrer à l'intérieur des mécanismes qui font, à Paris, le Gouvernement et l'administration du pays ».
M. Guillaume Marrel, maître de conférences en sciences politiques, souligne ainsi l'ancienneté du phénomène, mais relève sa « croissance et sa stabilisation sous la IIIème République, puis sa reconstruction sous la IVème République », et ce qu'il appelle sa « systématisation sous la Vème ».
Le cumul d'un mandat parlementaire avec des fonctions locales a longtemps été aussi un moyen de disposer d'une protection, de moyens humains et financiers, bref d'un statut qui n'existait alors que pour les parlementaires en vertu du principe de gratuité des fonctions électives locales. D'où le lien que d'aucuns établissent entre la question du non cumul et celle du statut de l'élu. C'était le sens, hier, de ma question au ministre sur l'avenir de la proposition de loi de nos collègues Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Sueur, adoptée par le Sénat en janvier 2013. J'ai reçu du Gouvernement l'assurance qu'elle serait inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale dans les mois qui viennent.
La pratique française du cumul des mandats nationaux et locaux est singulière. M. Julien Boudon, professeur de droit public, note qu'elle n'obéit à aucune donnée institutionnelle prédéterminée, le cumul n'étant fonction ni du type de régime politique, ni de la composition de l'échiquier politique, ni de la forme de l'État. Un État aussi unitaire et récemment décentralisé que le Royaume-Uni ignore quasiment cette pratique. Les membres des chambres basses sont 24 % en Allemagne à détenir un mandat local, 20 % en Espagne, 7 % en Italie et 3 % au Royaume-Uni.
Au Royaume-Uni, l'absence d'encadrement du cumul s'explique par l'habitude politique. Cette situation, comme celle des Pays-Bas, fait figure d'exception. J'ajoute que sept pays de l'Union européenne ont rendu le mandat de parlementaire européen incompatible avec tout mandat local. Comme le soulignait le rapporteur de l'Assemblée nationale Christophe Borgel, s'il y a bien une spécificité française, elle réside non dans l'existence du cumul mais dans l'intensité du phénomène.
Quelques règles ont été progressivement instaurées pour mettre fin aux cas extrêmes. La loi du 30 décembre 1985 tendant à la limitation du cumul des mandats électoraux et des fonctions électives par les parlementaires a été une première étape, introduisant le principe d'une limitation du cumul de mandats locaux. Les lois organiques du 19 janvier 1995 et du 5 avril 2000 ont resserré le dispositif. Enfin, la loi du 5 avril 2000 interdit le cumul de deux mandats parmi ceux de maire, président de conseil général et président de conseil régional.
Actuellement, il n'existe donc aucune règle d'incompatibilité entre mandat parlementaire et fonction exécutive locale. Cette interdiction a seulement été introduite pour les représentants français au Parlement européen par la loi du 5 avril 2000, avant d'être abrogée par la loi du 11 avril 2003, pour mettre fin à une différence de traitement avec les parlementaires nationaux. Le Conseil constitutionnel avait néanmoins validé ce texte.
L'encadrement du cumul est encore partiel, pour ne pas dire marginal. Il peut donc être renforcé, et l'actuelle réforme n'épuisera pas le sujet. Vous avez été nombreux à évoquer hier le cumul entre mandats locaux, ou encore, la prise en compte des fonctions exercées dans les structures intercommunales.
Les tentatives d'encadrement se sont multipliées. Et nos concitoyens rejettent de plus en plus massivement cette pratique. Récemment, le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions présidé en 2007 par l'ancien Premier ministre Edouard Balladur, puis la Commission sur la rénovation et la déontologie de la vie publique présidée par l'ancien Premier ministre Lionel Jospin en 2012, se sont successivement prononcés contre le principe du cumul des mandats.
Les arguments pour ou contre sont connus. Je me limiterai aux raisons qui me rendent favorable à ces textes. En premier lieu, le cumul du mandat parlementaire avec des fonctions exécutives locales ne permet pas d'exercer notre mandat parlementaire dans toute sa plénitude. Il existera toujours des exemples ou des contre-exemples de cumulards ou de non cumulards plus ou moins assidus. Ma conviction est cependant que la décentralisation a profondément bouleversé l'exercice des fonctions exécutives locales, y compris dans les plus petites communes car les maires et leurs adjoints sont soumis à de nouvelles contraintes, sans disposer de collaborateurs ou de services aussi étoffés que dans les grandes villes.
Quelques travaux scientifiques se sont intéressés au lien entre absentéisme et cumul, avec des résultats contradictoires car les éléments de mesure de l'activité parlementaire sont parcellaires ou tronqués. M. Luc Rouban, du Centre d'études de la vie politique française (Cevipof) affirme qu'il « n'y a pas de corrélation entre le nombre de mandats et l'investissement dans l'ensemble du travail parlementaire ». M. Abel François estime pour sa part que « l'effet global du cumul des mandats n'est pas évident » car « si les simples mandats semblent avoir une influence positive sur l'activité parlementaire, les fonctions dans les exécutifs locaux ont une influence négative ».
M. Laurent Bach, auteur d'une étude sur la période 1988-2011, dresse un bilan plus précis en distinguant, parmi les mandats locaux, des mandats lourds, maire de grandes villes, présidents de conseils généraux ou régionaux. Il avance que l'implication d'un parlementaire est d'autant plus réduite que sa fonction exécutive locale est importante. Les titulaires d'un gros mandat local seraient intervenus en séance publique ou en commission moitié moins souvent que les députés sans mandat local significatif. M. Bach conclut que « seules les activités (...) rentables électoralement sont autant voire plus suivies par les détenteurs de mandats locaux ».
« Institutionnalisation du conflit d'intérêts » pour Guy Carcassonne, le cumul des mandats est aussi pour Michel Debré le mécanisme par lequel « les préoccupations locales l'emportent dans l'esprit de nos parlementaires sur les préoccupations nationales ». Ce constat, dressé en 1955, sous la IVème République, lui faisait dire que « le cumul des mandats est un des procédés de la centralisation française ». Avec des règles de non cumul plus strictes, les parlementaires n'auraient plus aucune excuse - notamment face à leurs électeurs - pour expliquer leur faible implication au Parlement.
Un mot sur l'application de la réforme au Sénat. Certains souhaitent un traitement différencié entre les députés et les sénateurs, s'appuyant notamment sur la mission de représentation des collectivités territoriales que l'article 24 de la Constitution confère au Sénat. J'y suis défavorable. D'une part, le régime d'incompatibilité parlementaire a toujours été le même dans les deux assemblées, depuis 1958. D'autre part, en accentuant sa spécificité, le Sénat nierait sa fonction généraliste. Doté de prérogatives quasiment similaires à celles de l'Assemblée nationale, le Sénat ne saurait être exclusivement la chambre des collectivités territoriales.
Enfin, aucune disposition ne rend impératif le cumul des mandats, pas même l'article 24 de la Constitution. L'interprétation qu'en fait le juge constitutionnel impose que le corps électoral des sénateurs soit composé essentiellement d'élus locaux, non que tous ses membres le soient. Par conséquent, opposer le sénateur exerçant une fonction exécutive locale et le sénateur seulement parlementaire est absurde. Il ne saurait y avoir de hiérarchie entre eux.
La réforme proposée par le Gouvernement et adoptée par l'Assemblée nationale est équilibrée. Elle n'interdit pas le cumul du mandat parlementaire avec un mandat local, ce qui répond aux critiques sur la rupture du lien avec la réalité locale. Les parlementaires pourront en revanche se consacrer aux missions que la Constitution leur assigne. C'est un progrès souhaitable. C'est pourquoi je vous invite à adopter le projet de loi organique, et le projet de loi qui étend ces règles aux députés européens.