Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, longtemps, très longtemps même, la République a laissé la moitié des Français, à savoir les Françaises, de côté, en dehors de sa promesse fondatrice d’égalité.
Longtemps, très longtemps, la République s’est cachée derrière les mots pour ne pas voir, pour ne pas dire, pour ne pas affronter cette part obscure d’elle-même : l’oubli et l’exclusion volontaire des femmes.
Longtemps, très longtemps, l’histoire même de la République, jusque dans ses plus beaux combats, dans ses progrès et ses plus belles victoires, ne s’est écrite dans nos livres d’histoire qu’au masculin, de même que la mémoire que nous en avons gardée.
Qui se souvient, par exemple, que Victor Hugo lui-même, dans son plaidoyer en faveur du suffrage universel à l’Assemblée nationale, le 31 mai 1850, n’a pas dit un seul mot des femmes, n’invoquant ainsi qu’une seule moitié de l’humanité ?
Qui se souvient, pour leur donner raison, des féministes, des héroïques pionnières des droits des femmes qui n’ont pas cessé un seul instant, elles, d’exiger haut et fort la reconnaissance de leur dignité, de leur légitimité, de leur droit à l’égalité devant la loi des hommes, au nom même de la République ?
Ni Condorcet, ni Olympe de Gouges, ni Louise Michel, ni Hubertine Auclert n’ont pu élever la voix assez haut, par-dessus celle de leur époque, pour changer et renverser le cours de l’histoire.
Bien sûr, pendant tout ce temps, il faut le rappeler aussi, les femmes n’ont cessé de contribuer à la vie de la nation et de s’imposer partout au milieu des hommes, dès qu’une porte s’entrouvrait. Elles étaient souvent anonymes, modestes et invisibles, mais agissaient de plus en plus souvent avec éclat, faisant triompher aux yeux de tous, dans la sphère publique et non plus seulement dans le confinement domestique, le mérite sur la nature.
Pendant longtemps, mais trop lentement, la République a concédé petit à petit, avec des avancées suivies de reculades, des droits nouveaux et une considération nouvelle : les droits à l’éducation, au divorce, à l’exercice de telle ou telle profession de prestige, au congé de maternité, jusqu’au droit de vote et à la reconnaissance constitutionnelle de l’égalité entre les femmes et les hommes, qui allait enfin ouvrir une nouvelle ère, la nôtre, celle du droit à la contraception et à l’avortement, celle de l’égalité professionnelle et de la parité dans la démocratie, celle de la lutte contre les violences faites aux femmes, contre le harcèlement sexuel, contre le viol et toutes les formes d’agressions sexistes.
Cette ère n’est pas encore celle de l’égalité réalisée : c’est cette dernière qu’il nous revient de construire et de faire vivre par une troisième génération de politiques volontaristes en faveur des femmes dans une République enfin réconciliée avec ses valeurs cardinales.
En effet, pendant longtemps encore, bien après que la société n’a plus accepté les inégalités de principe et qu’elle a imposé le changement au moment de tout reconstruire au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la République a voulu croire qu’elle pouvait réparer les effets de cette si longue et si profonde iniquité en rétablissant ce qui pouvait l’être par la seule volonté politique : la Constitution, la loi, les décrets, les textes. C’était, certes, nécessaire, mais insuffisant.
Il a fallu attendre que la vérité s’impose peu à peu aux yeux de tous, parce qu’enfin ils étaient grands ouverts : l’égalité était enfin décrétée, encore fallait-il transformer le réel, toucher les consciences, changer les mentalités et faire progresser les droits des femmes dans tous les domaines, avec des lois nouvelles, des droits spécifiques, et changer les textes, encore et encore.
Cette histoire est notre histoire à toutes et à tous, femmes et hommes, de droite comme de gauche ; elle est notre héritage commun, dont les racines plongent si profondément en chacun de nous que ses effets n’ont pas fini de peser sur la société tout entière, les citoyens comme les élus de la République, sur notre conception du monde et notre vision de l’avenir.
Cette histoire, c’était hier : nous sommes en quelque sorte les premières générations nées de cette ère nouvelle, issues de parents et de grands-parents qui avaient vécu le monde ancien et n’avaient connu que lui.
Si j’ai voulu prendre le temps de rappeler à votre mémoire cette histoire occultée, qui va de la Révolution jusqu’à nos jours, en passant par la Libération, ce n’est pas pour raviver la mauvaise conscience des uns, susciter le ressentiment des autres, suggérer un quelconque esprit de repentance ou encore justifier une revanche. En somme, il ne s’agit pas pour moi de rappeler ce fantasme, si souvent convoqué et jamais advenu, de la guerre des sexes.
Nous ne sommes pas là pour mener la guerre des sexes : nous avons la responsabilité historique d’accélérer sur notre route vers l’égalité. La loi que je vous présente aujourd’hui est faite pour changer le rythme de cette course et entrevoir enfin l’horizon d’une égalité sans concession.
Rien ne doit nous être plus étranger aujourd’hui que le fatalisme ou l’idée selon laquelle le changement exigerait encore des décennies pour se concrétiser. Le temps n’est plus à l’abdication devant les résistances si compréhensibles, issues de ce temps où l’égalité républicaine ignorait le deuxième sexe, où l’ordre des choses entre les femmes et les hommes était perçu, compris et justifié comme immuable, non seulement acceptable parce que naturel, mais même parfaitement souhaitable. Ces résistances sont encore redoutables : chaque jour, dans la préparation de ce texte, je les ai rencontrées et je sais qu’elles ont su aussi pousser vos portes.
Si j’ai souhaité inscrire ce débat parlementaire dans cette longue controverse républicaine sur l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est aussi pour faire appel à chacun de vous, afin de trouver l’intelligence collective, la volonté et la force qu’exige ce débat. Nous devons faire bloc, désormais, pour que l’égalité ne soit plus la revendication de quelques-unes, mais l’exigence partagée et vécue de la véritable universalité républicaine.
J’entends aussi affirmer une ambition qu’il n’appartient plus à un seul sexe, à un seul parti, un seul groupe ou un seul camp, ni même à une majorité, de défendre seul. Cette ambition ne peut plus être seulement celle des modernes contre les anciens, celle du progrès contre la réaction, mais bien celle de la République tout entière, unie, consciente et mobilisée devant la responsabilité historique de conjuguer, enfin, ses principes à l’indicatif présent plutôt qu’au conditionnel.
Vous m’objecterez que l’égalité entre les sexes est aujourd’hui un principe que personne ne remet en cause frontalement dans la République, que les lois et les réformes de nos politiques publiques se succèdent depuis des décennies en surmontant toutes les alternances politiques pour corriger, compenser, faire reculer les incongruités héritées du passé et aller progressivement vers l’égalité entre les femmes et les hommes.
Tout cela est vrai, je ne l’ignore pas, mais je ne suis pas aujourd’hui à cette tribune pour nourrir de faux débats, pour fabriquer des adversaires imaginaires ou mener une bataille contre les moulins à vent de l’indifférence.
Je suis à cette tribune pour vous demander d’aborder ensemble une nouvelle étape du combat républicain pour l’égalité des sexes avec un projet de loi qui, pour la première fois, parce qu’il est un texte cadre et qu’il intègre toutes les dimensions des droits des femmes, dit à la fois la valeur de ce qui a été accompli et de ce qui reste à accomplir.
Je suis à cette tribune pour vous demander d’examiner ce texte avec un regard neuf, une cohérence nouvelle, une approche pleinement intégrée des politiques d’égalité, en laissant derrière nous les vieilles querelles théoriques, pour embrasser et adopter une philosophie de l’action qui doit répondre aux défis de notre temps et aux attentes de la génération à venir.
Ces défis, ces attentes renvoient non seulement aux droits, qui doivent s’appliquer, et aux lois, qui doivent être respectées, mais ils appellent aussi un changement des mentalités au travers de l’éducation et la culture. Nous ne devons plus rien concéder à la tyrannie ordinaire du sexisme au quotidien.
Votre assemblée le sait bien, elle qui a pris toute sa part dans cette immense mutation politique, sociale et culturelle, elle qui y prend même sans aucun doute plus que sa part : il n’est qu’à regarder le travail de ses commissions, ses propositions et contributions, le rôle et la place des sénatrices elles-mêmes dans ses instances, la teneur de ses débats et les avancées obtenues au fil du temps sur les droits des femmes.
Votre assemblée le sait d’autant mieux que la commission des lois, ainsi que la commission des affaires sociales et la commission de la culture, saisies pour avis, ont déjà accompli un travail très remarquable de « coconstruction » législative de ce texte à mes côtés.
Je voudrais saluer à cet égard le travail accompli par vos rapporteurs, Virginie Klès, Michelle Meunier et Maryvonne Blondin, ainsi que par la présidente de la délégation aux droits des femmes, Brigitte Gonthier-Maurin, et les en remercier sincèrement. Je tiens également à remercier le président de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur, dont je sais les convictions et la capacité à apporter sérénité et intelligence dans les débats les plus passionnés.
Le 26/05/2022 à 10:22, aristide a dit :
"Nous ne sommes pas là pour mener la guerre des sexes"
Ouf, on l'a cru un moment...
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