Intervention de Bruno Sido

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 10 septembre 2013 : 1ère réunion
Présentation du rapport sur « la transition énergétique à l'aune de l'innovation et de la décentralisation » — Synthèse des analyses des Auditions et rapports de l'opecst liés à la transition énergétique par M. Bruno Sido sénateur président et M. Jean-Yves Le déaut député premier vice-président

Photo de Bruno SidoBruno Sido, empêché :

Jean-Yves Le Déaut et moi allons vous proposer une synthèse des analyses des auditions et rapports de l'OPECST liés à la transition énergétique. Jean-Yves Le Déaut, qui se trouve empêché par un retard d'avion, mais qui doit nous rejoindre plus tard, m'a prié de lire sa partie de notre présentation.

Un grand débat national sur la politique de l'énergie a été lancé, depuis janvier 2013, sous l'égide du ministère de l'Écologie, du développement durable et de l'énergie. Ses conclusions seront présentées les 20 et 21 septembre prochains, et déboucheront sur un projet de loi de programmation pour la « transition énergétique » dans les prochaines semaines.

La transition énergétique renvoie à l'idée du passage d'une société fondée sur la consommation d'énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz, mais aussi atome), vers une société énergétiquement plus sobre, moins émettrice de gaz à effet de serre, et intégrant une part croissante d'énergies renouvelables dans son bouquet énergétique.

Ainsi formulée, la question de la transition énergétique ne peut faire que consensus.

L'OPECST ne pouvait pas manquer d'apporter sa contribution au débat. Cette contribution s'appuie sur des études récentes ou en cours, complétées par des auditions spécifiques.

On peut ainsi rappeler que le rapport de décembre 2011 sur « L'avenir de la filière nucléaire en France », dont j'ai été le rapporteur avec Christian Bataille, a proposé une « trajectoire raisonnée » de décroissance progressive, jusqu'à la fin du siècle, de la part de l'électricité d'origine nucléaire, afin de laisser le temps nécessaire à la maturation des technologies de stockage d'énergie.

L'étude de Jean-Marc Pastor et Laurent Kalinowski sur les usages énergétiques de l'hydrogène, engagée à la demande de la commission des Affaires économiques du Sénat, s'attache à évaluer le rôle que ce vecteur énergétique pourrait jouer en liaison avec les énergies renouvelables variables.

L'étude de Fabienne Keller et de Denis Baupin sur les nouvelles mobilités sereines et durables, faisant suite à une saisine de la commission du Développement durable de l'Assemblée nationale, examine les évolutions des véhicules individuels et de leurs usages.

On peut encore mentionner, parmi les études en cours se rapportant au sujet, l'évaluation par Christian Bataille et Christian Namy du troisième plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGNDR), l'analyse par Jean-Yves Le Déaut et Marcel Deneux des freins réglementaires à l'innovation technologique au service des économies d'énergie dans le secteur du bâtiment, enfin l'étude de Christian Bataille et Jean-Claude Lenoir sur les technologies d'extraction des hydrocarbures de gisements non conventionnels.

Sans préjuger de leurs conclusions finales, qui seront, de toute façon, soumises préalablement à une discussion au sein de l'OPECST, tous ces travaux éclairent, d'une manière ou d'une autre, la présente contribution.

Celle-ci tire aussi sa substance d'une audition publique du 6 juin 2013 à l'Assemblée nationale, qui s'est donné pour objet d'analyser les enjeux de la maturation des technologies et des processus d'innovation dans le cadre des réflexions sur les modalités de la transition énergétique. Elle a fait suite à une audition par l'OPECST, le 23 avril 2013, de certains acteurs français des énergies de la mer (IFP Énergies Nouvelles et DCNS).

Le concept de « transition énergétique » renvoie à l'idée d'une évolution, d'un passage d'une situation à une autre. Or, trop fréquemment, les réflexions suscitées par l'idée de transition énergétique se focalisent sur ce que pourrait être la situation d'arrivée, sans prendre toujours en compte les conditions dans lesquelles va se dérouler cette transition.

Pourtant les conditions de la transition sont essentielles dans la détermination du champ des possibles pour la situation d'arrivée. Au moins trois dimensions sont à prendre en considération à cet égard :

- la première tient aux conditions dans lesquelles les solutions techniques nouvelles seront effectivement disponibles au cours de cette transition, sans la béquille permanente des subventions ; c'est une problématique relevant typiquement de l'innovation, que Jean-Yves Le Déaut va développer tout de suite ;

- la deuxième tient à la difficulté, constatée tous les jours, que la mise en évidence d'un intérêt collectif, même universellement reconnu, et je pense là au changement climatique bien sûr, ne suffit pas en soi à infléchir les comportements individuels ; j'y reviendrai ;

- la troisième tient à la place qui sera réservée à l'initiative locale et aux collectivités territoriales dans le processus de transition ; Jean-Yves Le Déaut en fera l'analyse à partir des enseignements de notre audition publique du 6 juin.

en remplacement de Jean-Yves Le Déaut, député, premier vice-président, empêché. Le concept de transition énergétique fait référence implicitement aux précédentes phases de grand bouleversement technologique qui ont modelé la société d'aujourd'hui : la diffusion de la machine à vapeur, puis de l'électricité aux XIXe et XXe siècles ; l'accès au confort de vie généralisé avec l'automobile et les appareils ménagers au milieu du XXe siècle; la nouvelle révolution de l'électronique et des technologies de l'information à la fin du XXe siècle.

Il existe cependant une différence fondamentale entre ces précédentes transitions et la transition énergétique d'aujourd'hui. Les premières ont résulté de vagues technologiques, nées d'initiatives d'entrepreneurs, qui se sont progressivement imposées aux mécanismes de consommation et d'investissement, puis à l'ordre social, tandis que l'actuelle transition énergétique traduit, à l'inverse, l'expression d'une demande sociale qui essaye de s'imposer à l'appareil productif. L'incontestable légitimité de cette demande sociale, née notamment de la prise de conscience des conséquences dommageables du changement climatique, ne change rien à ce constat d'inversion conceptuelle, qui montre qu'il sera très difficile de réussir la transition énergétique si les évolutions de l'offre, et donc les processus d'innovation, ne sont pas pris en compte dans leur dynamique propre.

On ne réussira pas la transition énergétique dans les conditions techniques actuelles. En effet, cette transition implique notamment d'abaisser les coûts et d'améliorer encore la performance des outils pour accroître l'efficacité énergétique et orienter vers plus de sobriété énergétique. En outre, elle appelle à accroître les efforts au profit des technologies de rupture tout à fait cruciales comme le stockage d'énergie.

L'OPECST a perçu d'emblée cette dimension déterminante de l'innovation dans la réussite de la transition énergétique, et en a fait le thème de sa contribution principale au débat national, en organisant l'audition publique du 6 juin. Cette audition s'est notamment attachée à faire le point sur la mobilisation des petites entreprises innovantes.

À l'inverse, cette dimension n'a pas été prise en compte à hauteur de son importance dans le cadre des travaux du débat national, et la synthèse adoptée le 18 juillet ne lui fait pas la place centrale qui devrait lui revenir.

Les travaux de l'OPECST, notamment le rapport de janvier 2012 que j'ai rendu avec Claude Birraux sur « L'innovation à l'épreuve des peurs et des risques », permettent de dégager les principaux points de blocage de l'innovation, et les leviers d'action possibles pour son développement.

Pour les phases amont de l'innovation, on peut se féliciter de l'existence d'un dispositif de soutien public assez consistant pour les sujets concernant la transition énergétique : pour la recherche scientifique de concepts, l'Agence nationale de la recherche alloue sur projet environ 50 millions d'euros par an ; pour la validation technique des concepts, c'est-à-dire la valorisation, les moyens propres de l'ADEME apportent un soutien de l'ordre de 350 millions d'euros par an ; à cela s'ajoute la capacité d'investissement procurée par le dispositif des Investissements d'avenir, atteignant le milliard d'euros, et répartie principalement entre la mise en place des démonstrateurs (Futurol, BioTfuel, Gaya, pour les biocarburants de deuxième génération) et la création des Instituts d'énergies décarbonées (par exemple, France Energies marines consacré aux énergies de la mer).

En revanche, les deux phases plus avancées de l'innovation, celles des procédures réglementaires et de l'industrialisation à l'échelle 1 en vue la commercialisation, posent problème.

En effet, tout projet d'innovation doit passer par des étapes obligatoires de procédures réglementaires, puisque tout nouveau produit doit être, peu ou prou, confronté aux normes fondamentales de santé et de sécurité, et toute installation nouvelle implique, d'une manière ou d'une autre, des formes de consultation préalable des riverains. À ce stade, les délais sont inévitables, et le projet innovant se trouve de ce fait en situation périlleuse si son assise financière est trop étroite ; car il lui faut continuer à payer les salaires, les services, les impôts et les cotisations sociales, alors que l'autorisation de vendre ou d'exploiter n'est pas encore accordée.

À cet égard, il faut observer que l'air du temps est plutôt au renforcement des procédures, du fait de la montée évidente de la sensibilité sociale aux risques. Pour favoriser la transition énergétique, il importe donc de se pencher sur ces procédures, pour en conserver l'efficacité, tout en s'efforçant d'en réduire les excès préjudiciables à l'innovation. L'OPECST s'est emparé de cette question des freins réglementaires à l'innovation, pour le cas des technologies de l'efficacité énergétique des bâtiments ; le sénateur Marcel Deneux et moi sommes chargés de cette étude. Pour ce qui concerne les procédures de consultation publique, dont la durée est presque systématiquement rallongée par des recours, une suggestion serait de constituer un corps de magistrats spécialisés, comme je l'ai proposé en 2002 en ma qualité de rapporteur de la commission d'enquête dite» AZF » sur la sûreté des installations industrielles (propositions 89 et 90) ; cette idée a été reprise dans un rapport de l'OPECST de 2011 de Claude Birraux et Christian Bataille, qui se sont intéressés au modèle suédois du « tribunal de l'environnement », dont les juges sont pour partie des spécialistes de haut niveau des questions d'environnement ; la professionnalisation des magistrats devrait, à tout le moins, permettre d'accélérer les jugements ; or tout gain sur les délais favorisera l'éclosion plus rapide des solutions innovantes de la transition énergétique.

L'autre phase critique de l'innovation concerne le financement du passage à l'industrialisation. C'est couramment à ce stade que le besoin de financement change d'échelle : de la dizaine ou de la centaine de milliers d'euros, on passe alors aux millions, voire aux dizaines de millions d'euros. Nombre de petites entreprises innovantes échouent dans le franchissement de cette étape, et sont rachetées par des groupes internationaux ; dans le meilleur des cas, ce sont des groupes d'origine française. C'est l'étape de la traversée de « la vallée de la mort ». La banque publique d'investissement s'efforcera d'intervenir à ce moment critique de la vie des entreprises, à travers un « prêt pour l'innovation » qu'il sera possible de gager pour partie par des recettes futures de marché ; c'est du moins ce que nous avons appris au cours de l'audition publique du 6 juin.

L'annonce, le 9 juillet 2013, par le Premier ministre, de l'affectation pour moitié à la transition énergétique de l'enveloppe des 12 milliards d'euros pour dix ans constituant la deuxième phase des « Investissements d'avenir », confirme la volonté de l'Etat de mobiliser des moyens en rapport avec les besoins de la bonne fin des processus d'innovation.

Une idée complémentaire, émise par le Comité Richelieu, serait de favoriser le parrainage des petites entreprises innovantes par des grands comptes, qui s'engageraient à devenir leurs premiers clients. C'est une idée qui a également été évoquée, en soutien aux technologies militaires, au cours de l'Université d'été de la défense, dont je reviens. Il est clair que toutes les solutions s'appuyant d'abord sur le marché plutôt que sur des fonds publics garantiront mieux la pérennité et la diffusion des solutions innovantes de la transition énergétique, et c'est ce qui fait l'importance du dispositif du crédit d'impôt recherche.

Jean-Yves Le Déaut, avec sa connaissance approfondie des questions de l'innovation, vient d'évoquer les conditions de l'adaptation de l'offre pour la réussite de la transition énergétique. Pour ma part, je voudrais revenir sur les conditions de l'adaptation de la demande ; celle-ci concerne les comportements d'appropriation par les agents économiques des nouvelles modalités de consommation de l'énergie, qui doivent faire une place croissante, d'une part, aux économies d'énergie, d'autre part, à l'utilisation des énergies renouvelables.

À cet égard, on peut observer que les grandes catégories d'agents économiques que sont les administrations publiques, les entreprises, les ménages, ont des comportements très différents.

En gros, les administrations ne peuvent qu'obtempérer aux instructions de leur tutelle, pour autant que celle-ci leur en octroie les moyens financiers ; les entreprises se laissent entraîner, et même deviennent pour certaines pro-actives, parce qu'elles y voient le moyen d'adapter leur communication et leur image à l'air du temps ; de toute façon, elles ont un intérêt direct à investir dans les économies d'énergie.

La réaction des ménages soulève plus de problèmes.

Il n'y a plus de doute quant à la prise de conscience par la population du changement climatique, mais les actes ne la traduisant suivent que pour autant qu'ils soient gratuits et occasionnels. Suivre les consignes de tri des déchets, prendre son vélo ou aller à pied quand il fait beau, c'est déjà un progrès. De là à modifier ses arbitrages d'investissement et de consommation en privilégiant, à chaque fois, la dimension du développement durable sur le coût, il y a un fossé.

On peut observer que même les ménages les plus aisés, c'est à dire ceux qui auraient la possibilité matérielle de jouer ce rôle d'avant-garde dans la réorientation des arbitrages individuels, réagissent encore essentiellement selon les schémas traditionnels. Typiquement, les clients des grosses cylindrées continuent à valoriser l'image de puissance et de prestige associée à leur investissement, et les quelques avancées écologiques du véhicule ne comptent pour eux que par surcroît ; il ne faudra pas espérer de leur part une utilisation de leur pouvoir d'achat pour faciliter, sans subvention, le déploiement des nouvelles motorisations plus écologiques.

Dans la mesure où les effets d'entraînement et les mécanismes d'imitation des classes supérieures vont peu jouer, les classes moyennes ne vont donc déplacer leurs consommations et leurs investissements à l'appui de la transition énergétique que pour autant qu'elles y seront incitées financièrement ou contraintes. Ainsi, ce n'est pas du tout par hasard qu'une partie du débat national sur la transition énergétique a porté, d'un côté, sur les avantages relatifs du renforcement des subventions, et, de l'autre, sur la formulation d'obligations.

De fait, du point de vue des flux économiques, les deux dispositifs apparaissent assez équivalents. En effet, il faut tenir compte de ce que toutes les formes d'aides sont financées par des prélèvements, qui portent de surcroît pour l'essentiel sur les classes moyennes. D'un côté, avec les obligations, qui pourraient concerner, par exemple, la rénovation des bâtiments anciens, on force les ménages à affecter une part de leur revenu à une dépense qui n'est peut-être pas dans leurs premières priorités ; de l'autre, avec les aides, on leur confisque par l'impôt la même somme, pour la leur restituer s'ils font l'investissement. Si la somme est mobilisée a priori sous forme de dette publique, l'impôt est prélevé plus tard, pour rembourser, mais cela ne change rien à l'affaire : c'est une sorte de jeu de bonneteau, dont le résultat est une allocation forcée de ressources.

Pourquoi pas après tout si c'est pour lutter contre le changement climatique, et donc pour le bien de tous ! Le problème, c'est que cette allocation forcée se fait au détriment d'autres secteurs de l'économie. Et cela ne signifie pas seulement des pertes de marché pour les énergies fossiles; tous les secteurs sont concernés par une ponction sur le pouvoir d'achat, car le budget des ménages pour les loisirs, ou pour l'habillement, s'en trouve aussi réduit. Les créations d'emploi dans le secteur qui bénéficie de la ponction se font en contrepartie des destructions d'emplois dans d'autres secteurs.

Le bilan peut être globalement positif si les effets de diffusion ont le temps de jouer. Mais il faut craindre qu'une ponction trop violente, c'est-à-dire très forte sur un temps trop court, n'ait des effets contreproductifs.

À cet égard, notre rapport présente quelques estimations d'ordre de grandeur et les rapproche des chiffres produits par le groupe 4 du débat national, qui s'est attaché à analyser les conditions du financement de la transition énergétique : la mobilisation financière envisagée représente des centaines de milliards d'euros sur trois ou quatre décennies. Ce sont des montants considérables.

Ces montants sont tout à fait en ligne avec les chiffres allemands : 1 000 milliards d'euros jusqu'à 2040, selon le ministre fédéral de l'environnement, M. Peter Altmaier. Sauf que l'économie allemande s'enrichit tous les ans de ses excédents commerciaux (188 milliards d'euros en 2012), là où la France doit, en plus, faire face au financement de son déficit extérieur (67 milliards d'euros en 2012).

Il nous paraîtrait donc raisonnable, d'un côté, de maintenir une forte priorité pour les aides aux ménages les moins favorisés, et, de l'autre, d'étaler l'effort demandé aux ménages des classes moyennes en assouplissant le calendrier, de manière à ce que celui-ci empiète sur la seconde partie du siècle. L'effort d'ajustement de la demande s'en trouverait ainsi plus en phase avec le rythme d'évolution de l'offre, permettant à notre économie de mieux absorber le choc de la transition. Je reviendrai sur ce point en conclusion.

en remplacement de M. Jean-Yves Le Déaut, empêché. L'audition publique du 6 juin, dont le compte-rendu est intégré au présent rapport, a fait ressortir la part qui reviendra aux initiatives locales dans la transition énergétique.

La propension française à la centralisation a plutôt constitué historiquement un atout dans le cadre de l'utilisation des énergies fossiles, dans la mesure où les effets d'échelle permettent, pour ces produits, des baisses de coûts unitaires très significatives. Cela résulte du poids des infrastructures dans l'exploitation des mines et de l'électricité ; mais cela tient aussi au pouvoir de négociation supérieur que confère l'achat centralisé par grands contrats d'importation, pour le pétrole, le gaz, l'uranium.

Cette efficacité économique de la centralisation pour les « monopoles de fait » a d'ailleurs été reconnue en droit dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, partie intégrante de nos textes républicains fondamentaux.

Mais les énergies renouvelables bousculent ce modèle de gestion centralisé : d'abord, parce que les progrès technologiques permettent, pour la plupart de ces énergies, une exploitation à partir d'infrastructures plus légères que celles mobilisées par les énergies fossiles ; ensuite, parce que les ressources en sont très localisées, chaque portion du territoire possédant ses atouts propres dans ce domaine. De là, le lien privilégié que les énergies renouvelables ont vocation à entretenir avec les collectivités territoriales.

L'audition publique du 6 juin a permis de découvrir notamment l'implication de collectivités territoriales dans la géothermie, la valorisation des déchets, la méthanisation de la biomasse d'origine végétale, le chauffage collectif au bois.

La logique consistant à exploiter des atouts géographiques locaux pourrait utilement se généraliser, sous réserve de l'émergence, à chaque fois, d'une structure portant l'initiative, car tout territoire dispose toujours plus ou moins d'une ressource énergétique à valoriser. L'audition par l'OPECST, le 27 avril dernier, de deux spécialistes des énergies de la mer, au sein respectivement de l'IFP Énergies nouvelles et de la DCNS (les anciens « Chantiers navals »), a montré, par exemple, les réelles potentialités, en termes d'énergie thermique, des mers dans les territoires et collectivités d'outre-mer, compte-tenu du coût relatif de cette technologie, pourtant onéreuse, par rapport aux modes de production classique à gaz, extrêmement chers dans les configurations insulaires. Là encore, le compte-rendu de cette réunion est associé au présent rapport.

Du reste, le choix de l'ANCRE (Alliance Nationale de Coordination de la Recherche pour l'Énergie) de caler l'un de ses trois scénarios de la transition énergétique sur le développement des systèmes énergétiques locaux, à partir notamment de l'exploitation de la biomasse, confirme, d'une certaine manière, qu'aux yeux des meilleurs spécialistes, les initiatives locales sont durablement inscrites dans le paysage énergétique de notre pays.

L'audition publique du 6 juin a conforté effectivement l'idée de la viabilité à long terme de ces projets locaux manifestement gérés avec une grande souplesse d'adaptation. J'en veux pour preuve cette stratégie de remontée de l'échelle des valeurs ajoutés du projet de traitement des déchets Tryfil, dans le Tarn et l'Aveyron, dont notre collègue, le sénateur Jean-Marc Pastor assure la présidence : la méthanisation par bioréacteur y a conduit, par étapes, à la production de biométhane, puis maintenant d'hydrogène, à chaque fois sans perdre de vue les débouchés. Le projet de géothermie SEMHACH, au sud-est de Paris, a fini de rembourser fin 2012, soit au bout de vingt-sept ans, l'ensemble des emprunts qui a permis de construire l'infrastructure initiale ; c'est là un indice de solidité économique.

La multiplication des projets locaux d'exploitation d'énergie a un double impact sur le réseau électrique : d'une part, elle confirme le besoin de le doter d'intelligence dans la logique des réseaux intelligents ou « smart grids », afin d'assurer la meilleure gestion possible de l'effet de foisonnement ; d'autre part, elle va peut-être permettre de réaliser une économie sur le besoin de montée en capacité de ces réseaux.

Deux raisons à cela :

- premièrement, nombre de ces initiatives permettent le développement des réseaux de chaleur, allégeant d'autant la charge supportée par les deux autres grands réseaux d'énergie, gazier et électrique. Le potentiel d'utilisation de la chaleur directe est grand en France : alors que la chaleur représente la moitié de la consommation d'énergie primaire, seulement 6 % en est fournie par distribution directe. Des projets de distribution de vapeur à partir des centrales nucléaires sont évoqués depuis longtemps. En Finlande, le consortium Fortum devrait passer à l'acte à l'horizon 2020 au profit de la banlieue d'Helsinki ;

- la seconde manière par laquelle les projets d'initiatives locales pourraient diminuer le besoin d'ajustement en capacité du réseau électrique passe par l'implantation future de dispositifs locaux de stockage d'énergie. L'intérêt manifesté pour la production de biogaz et d'hydrogène paraît aller dans ce sens. Les technologies dans ce domaine sont encore à évaluer, puis, éventuellement, à développer; mais ce sont des pistes d'ores et déjà concrètement explorées en Allemagne ; il s'agit en fait de consolider l'effet de foisonnement de la production et de la consommation électrique en la dégageant de la contrainte très forte de l'équilibre instantané, grâce à la possibilité d'un équilibrage inter-temporel.

Notre conclusion principale est qu'il faut laisser du temps au temps. Elle s'impose pour nous au vu des mécanismes en jeu du côté de l'offre, c'est à dire ceux de l'innovation et du déploiement technologique, mais aussi au vu des évolutions du côté de la demande, celles notamment qui permettront, peut-être, ces économies d'énergie très substantielles annoncées par les scénarios de l'Ademe, de Negawatt, de Greenpeace.

Notre temps de référence, c'est celui de la fin du siècle, horizon de la « trajectoire raisonnée » que j'ai eu l'honneur de proposer au nom de l'OPECST, avec mon co-rapporteur, Christian Bataille, dans le cadre du rapport de décembre 2011 sur « L'avenir de la filière nucléaire ». Le retrait de l'énergie nucléaire s'effectuerait progressivement par remplacement de 3 gigawatts en fin de vie par 2 gigawatts de génération nouvelle. Vers 2100, demeurerait un « socle énergétique » équivalent à environ 30 % à 40 % de la capacité de production électrique totale actuelle, mais en réacteurs de quatrième génération, c'est à dire s'alimentant avec les résidus de l'énergie nucléaire d'aujourd'hui, à savoir les stocks d'uranium appauvris, et probablement, certains déchets de très haute activité (l'américium). Ce socle énergétique permettrait de faire fonctionner pour plusieurs siècles un parc de production très majoritairement à base d'énergies renouvelables, adossé à des dispositifs de stockage d'énergie.

La progressivité de cette trajectoire raisonnée vise spécialement à laisser le temps de la mise au point des dispositifs de stockage d'énergie, évoqués par Jean-Yves Le Déaut, qui sont la condition indispensable à un déploiement à très grande échelle des énergies « variables » : vent et soleil, de loin les plus abondantes des sources renouvelables.

Ce calendrier, assoupli par rapport aux échéances envisagées dans le cadre du débat national, devrait notamment permettre à l'économie de mieux supporter les efforts financiers qu'impliquera la mise à niveau progressive du parc des bâtiments anciens, véritable clef de la réalisation d'économies d'énergie d'ampleur macroéconomique. Il s'agit là d'une démarche moins précipitée mais d'autant plus solide qu'elle permettra sans doute de constater plus sûrement les effets de ces économies d'énergie massives, notamment sur le solde commercial, et à partir de là, d'autoriser une décroissance plus rapide du recours à l'énergie nucléaire.

On ne peut pas prendre des décisions qui engageraient l'avenir de notre pays sur des paris. Avant d'avancer dans le démantèlement de nos forces de production énergétique d'aujourd'hui, il faut vérifier que les promesses en matière d'économies d'énergie se réalisent, et que les ressources alternatives en énergies renouvelables opèrent la substitution attendue, à qualité de service équivalente, et sans plus aucune subvention. À cet égard, l'hypothèse d'une réduction du parc nucléaire, dès 2025, à 50 % de la capacité de production électrique totale, paraît plus que problématique, sauf à espérer d'imminentes ruptures technologiques majeures. Il faut avoir conscience que cela équivaudrait d'ici douze ans à l'équivalent de l'effacement total, pour l'ensemble de l'économie, d'une à deux journées de consommation électrique par semaine.

L'OPECST s'est trouvé engagé dans l'analyse des questions énergétiques dès son deuxième rapport en 1987, à propos de l'accident de Tchernobyl. Il a manifesté depuis vingt-six ans, à travers une trentaine de rapports concernant l'énergie, sur les 155 qu'il a produits, une grande constance dans l'approche de ces questions. Cette approche combine, d'un côté, un soutien à l'exploitation des atouts industriels du pays, en incitant constamment au renforcement des dispositifs de sûreté et de sécurité, et, de l'autre, un vrai souci de l'ouverture aux technologies nouvelles, et notamment à celles qui permettent l'exploitation des énergies renouvelables.

Cette position de l'Office n'est pas toujours comprise, car elle n'est pas simpliste, ni partisane ; pourtant elle présente une cohérence forte autour du soutien au processus d'innovation, qui veut que les activités industrielles mûres produisent, directement ou indirectement, les revenus qui servent à financer le développement des activités industrielles émergentes, jusqu'au moment où celles-ci deviennent assez fortes et compétitives pour empiéter sur le marché de celles-là.

Le pétrole, le gaz, et l'atome contribuent, par des prélèvements fiscaux, à la maturation des technologies destinées à les remplacer à terme, partiellement sinon totalement. Parallèlement, ces prélèvements financent les activités de recherche, de conception, de développement, de production d'équipements, nécessaires à l'exploitation des énergies renouvelables.

Peut-on accélérer ce processus ? On peut du moins veiller à ne pas l'entraver, et à ne pas le laisser dériver vers des impasses. Tel est le principal enjeu, selon nous, de la transition énergétique. Un volontarisme trop affirmé risquerait d'avoir des effets contre-productifs : il faut de l'énergie ancienne pour produire de l'énergie nouvelle.

Comme il en a la vocation dans le cadre de ses travaux, l'OPECST continuera à suivre, par-delà la fin du débat national, le devenir de la transition énergétique, soit à propos d'aspects spécifiques, comme ceux sur lesquels il va rendre des rapports dans les prochains mois (hydrocarbures de gisements non conventionnels, hydrogène et stockage d'énergie, voiture écologique, verrous réglementaires dans l'efficacité énergétique des bâtiments), soit en organisant régulièrement des auditions publiques permettant un suivi plus général.

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