Notre saisine pour avis porte sur les articles 5 à 13, relatifs au renseignement, en particulier la réforme de la délégation parlementaire au renseignement, et sur les articles 17 à 21, relatifs à la justice militaire.
La délégation parlementaire au renseignement a été créée par loi du 9 octobre 2007. Notre collègue René Garrec, qui en avait été le rapporteur, avait alors souligné que « les services de renseignement [étaient] au coeur de l'action du Gouvernement en matière de sécurité intérieure et extérieure », et que les nouveaux enjeux en la matière « rend[ai]ent encore plus légitime et nécessaire la création d'un organe parlementaire chargé du suivi des services de renseignement».
J'ai l'honneur de présider cette délégation cette année puisque la présidence en est tournante entre les quatre parlementaires membres de droit que sont les présidents des commissions des lois et chargées de la défense du Sénat et de l'Assemblée nationale - cette délégation travaille beaucoup mais toujours discrètement, car ses travaux sont couverts par le secret-défense. Ses compétences sont strictement délimitées puisqu'elles ne doivent pas empiéter, pour les écoutes, sur les prérogatives de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), ni, pour l'accès aux documents classifiés, sur celles de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), ni encore, pour le contrôle financier des actions les plus sensibles des services, sur les compétences de la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), ni même sur les compétences de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL).
La délégation parlementaire au renseignement offre un cadre juridique solide pour protéger le secret du dialogue entre le Parlement et les services de renseignement, c'est un lieu précieux où s'élabore une vision d'ensemble sur le travail des services de renseignement de notre pays. Nous y auditionnons leurs responsables : ceux de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) - qui va bientôt changer de nom en devenant une direction générale du ministère de l'intérieur -, de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction du renseignement militaire (DRM), de la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), de la cellule Tracfin ou encore de la préfecture de police de Paris.
La loi de 2007, cependant, exclut que la délégation obtienne des informations sur les activités opérationnelles et leur financement, ainsi que sur les échanges avec les services étrangers. Autre restriction, seuls les directeurs de service en fonction peuvent être auditionnés par la délégation, ce qui en écarte les subordonnés et les anciens responsables. Enfin, la loi précise que les travaux de la délégation sont couverts par le secret de la défense nationale : les parlementaires et le secrétariat sont tenus, sous peine de sanctions pénales, de ne pas divulguer les éléments classifiés.
Nous publions un rapport annuel : la partie publique est elliptique, puisque nous ne pouvons y porter aucune information couverte par le secret-défense ; une version complète, non publique, est remise au président de la République. Nous pouvons également prendre l'initiative de recommandations aux ministres : nous l'avons fait récemment à la suite de la publication par la presse du nom d'un agent de renseignement, car il nous a semblé qu'une telle publication constituait un acte dangereux pour la vie même de l'agent concerné.
Le président de la République a souhaité étendre les prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement : c'est l'un des objets de ce texte. Il confie explicitement à la délégation le «contrôle parlementaire » de l'action du Gouvernement en matière de renseignement. Il l'autorise à entendre un plus grand nombre de responsables : non plus seulement les directeurs des services de renseignement, mais l'ensemble des directeurs d'administration centrale ayant à connaître des activités des services spécialisés de renseignement. Il prévoit que la délégation pourrait se voir remettre deux documents : un rapport annuel de synthèse des crédits du renseignement et le rapport annuel de la communauté française du renseignement - mais aussi qu'elle serait « informée » du plan national d'orientation du renseignement (PNOR). Enfin, ce texte prévoit que la délégation « absorberait » la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), qui en deviendrait une formation spécialisée, avec deux députés et deux sénateurs.
Je vous proposerai des amendements, qui s'inspirent très directement des réflexions de la délégation parlementaire au renseignement, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des résolutions que nous avons adoptées au Sénat, en particulier à l'initiative d'Yves Détraigne et de Simon Sutour sur la question des fichiers.
S'agissant des prérogatives de la délégation, si le Conseil constitutionnel a rappelé que le Parlement « ne saurait (...) intervenir dans la réalisation d'opérations en cours », cette limite n'interdit pas de s'informer sur les opérations achevées. Je vous proposerai en conséquence, à l'article 5, d'exclure des prérogatives de la délégation les seules opérations en cours. Du reste, ceci correspond déjà à la pratique actuelle.
S'agissant des personnes entendues, le texte dispose que, pour les services spécialisés, seul le directeur peut être entendu par la délégation. Doit-on pouvoir entendre les agents eux-mêmes, les techniciens ? Dans leur rapport sur le cadre juridique applicable aux services de renseignement, nos collègues députés Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère proposent que les délégations parlementaires auditionnent qui elles veulent ; je ne partage pas cette opinion, mais je crois utile que la délégation entende des agents qui ont une expertise précise : c'est ce qui se passe en pratique, lorsqu'un directeur vient accompagné de techniciens. Je vous proposerai de reconnaître cet usage, en disposant que la délégation peut auditionner tout agent des services spécialisés à condition que le directeur en soit d'accord.
Je vous proposerai encore que la délégation puisse recueillir toutes les informations utiles à l'accomplissement de sa mission : c'est plus large que le texte actuel. De même, alors que la rédaction actuelle tient la délégation « informée » du PNOR, je vous proposerai qu'elle puisse en « prendre connaissance » : ce programme pourrait, par exemple, être mis à disposition des membres de la délégation le temps d'une réunion et sans possibilité d'en prendre copie - c'est plus précis que l'information sur le document prévue actuellement et sans risque excessif pour le secret.
Enfin, je vous proposerai, à l'article 6, de fusionner véritablement la commission de vérification des fonds spéciaux dans la délégation, là où le texte actuel organise un montage qui semble bien complexe.
S'agissant de la protection des agents des services de renseignement et de l'assouplissement du cadre juridique de leurs prérogatives, nous devons avoir à l'esprit l'inquiétude des services spécialisés envers la judiciarisation de leur action. La matière est bien particulière : nous parlons d'opérations extérieures qui se déroulent dans des conditions parfois très difficiles, par exemple lorsqu'il s'agit d'aller libérer un collègue retenu en otage ; il n'est pas choquant que les procédures s'adaptent à de telles conditions, pour répondre à l'impératif d'efficacité, ce qui n'interdit pas de suivre les règles éthiques qui prévalent dans l'accomplissement du service public. A cette aune, je vous proposerai d'adopter sans modification l'article 7, qui autorise l'audition des agents sur leur lieu d'affectation : c'est plus discret, donc plus protecteur qu'une audition dans les locaux de la juridiction.
Sur l'accès aux fichiers, l'année a été riche d'actualité et nous savons les remous provoqués par le programme informatique américain Prism, qui, « aspirant » les milliards d'informations que véhiculent les réseaux sociaux, permettrait aux services américains de surveiller des citoyens du monde entier, la presse s'en est fait largement l'écho - jusqu'à ce qu'en France, Le Monde et Le Canard Enchaîné affirment que les services français faisaient de même. La délégation parlementaire au renseignement s'est saisie du sujet, nous avons auditionné le coordonnateur du renseignement et le directeur général de la sécurité extérieure, après quoi nous avons communiqué ce qu'ils nous ont dit : en France, les interceptions de sécurité relèvent de la CNCIS et, en ce qui concerne les autres pays, la DGSE agit dans le strict cadre de ses prérogatives légales.
C'est dans ce contexte et en prenant en compte de manière très réaliste la nécessité de la lutte contre le terrorisme, que je vous proposerai d'adopter sans modification les articles 8, 11 et 12 qui autorisent les services du ministère de la défense à accéder à certains grands fichiers administratifs - immatriculations, permis de conduire, cartes d'identité, passeports, application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France - et aux fichiers de police judiciaire du ministère de l'intérieur, ceci pour protéger leurs agents lors de certaines missions d'intervention, et pour sécuriser leurs procédures de recrutement. Je vous proposerai de réserver le même sort à l'article 9, qui élargit l'accès des services de renseignement au fichier national transfrontière et au système européen de traitement des données d'enregistrement et de réservation, lesquels concernent les personnes se rendant ou en provenance d'un pays non membre de l'Union européenne.
En revanche, la possibilité offerte par l'article 10 d'un nouveau traitement des données PNR (Passenger Name Record) pose davantage de problèmes. Le nouveau fichier de ces données personnelles transmises par les transporteurs aériens concernerait potentiellement tous les voyageurs internationaux quittant la France ou y atterrissant, et il permettrait le « profilage » des individus dangereux avant leur départ ou leur arrivée en France - ceci dans le cadre de la lutte contre toutes les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et contre un ensemble très large d'infractions punies de plus de trois ans d'emprisonnement.
Ce fichier PNR anticipe sur une directive européenne en cours de négociation et qui soulève bien des oppositions : au Parlement européen, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (en abrégé, la LIBE) s'est exprimée contre, tandis que le groupe européen des autorités de protection, les Cnil européennes - et la nôtre, en particulier - ont émis les plus fortes réserves sur le projet transmis par la Commission européenne. Dans ces conditions, je vous proposerai non pas de supprimer l'article 10 - ce qui serait possible, en attendant la directive - mais de sécuriser son dispositif, en encadrant le fonctionnement de l'unité de gestion du traitement automatisé, qui s'intercalera entre les transporteurs aériens et les services utilisateurs, mais aussi en rappelant la position constante au Sénat sur la protection des libertés publiques, position que nous avons exprimée - la directive à peine esquissée - en adoptant à l'unanimité, en 2009 et 2011, les résolutions d'Yves Détraigne et de Simon Sutour.
Toujours sur ce chapitre, je vous proposerai, enfin, de sécuriser le dispositif de l'article 13, qui autorise la géolocalisation en temps réel.
Second volet de notre avis, les articles relatifs à la justice militaire. J'avais préparé deux amendements. Je vais retirer le premier, le plus important, mais je veux évoquer la question devant vous. Il s'agit de la question du monopole du parquet lors de faits commis à l'occasion d'opérations militaires. Le ministre, le Gouvernement, le Président de la République tiennent beaucoup à ce monopole, car tout le monde garde à l'esprit l'affaire d'Uzbin, en Afghanistan. La question est difficile car il y a une tendance au rapprochement entre procédure militaire et procédure pénale depuis la loi « Badinter » de 1982, confirmée par d'autres lois, dont celle de 1999, que l'on doit à notre collègue Alain Richard, alors ministre de la défense. Dans ce cadre, on pourrait penser qu'il est possible de s'aligner sur le droit commun, c'est-à-dire donner au parquet le monopole des poursuites en matière de délits, et permettre la constitution de partie civile en matière de crime. C'était le sens de l'amendement que j'avais déposé. Après réflexions et consultations, j'ai décidé de le retirer, car, eu égard aux possibilités d'instrumentalisation des procédures, il ne faudrait pas que des personnes hostiles aux intérêts de la France puissent mener des procédures dilatoires ou abusives.
Le second amendement porte sur l'article 17 du projet de loi. Cet article est relatif, quant à lui, à l'enquête en recherche des causes de la mort. Il vise à instaurer une présomption simple selon laquelle la mort violente d'un militaire en opération à l'étranger est présumée ne pas être de causes inconnue ou suspecte. Mais cette présomption simple peut être renversée par tout moyen. Autrement dit, cette disposition n'a aucun effet pratique par rapport au mécanisme actuel et a plutôt une valeur symbolique. J'ai lu avec soin l'avis consultatif du Conseil supérieur de la fonction militaire qui a pris position contre cet article. C'est pour cela que je vous proposerai un amendement visant à supprimer cet article.
Mes chers collègues, j'ai examiné ce texte dans un esprit de responsabilité, celui qu'exige la défense des intérêts de notre pays, en m'attachant à renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement sur des actions très sensibles - qu'il s'agisse des opérations extérieures ou du traitement des fichiers informatiques -, où nous devons préserver l'équilibre entre la sécurité et les libertés publiques : c'est le sens des amendements que je vous proposerai d'adopter.