La rémunération des militaires des trois armées, des différents services et de la direction générale de l'armement (DGA), hors gendarmerie, représente 7,7 milliards d'euros, hors dépenses afférentes aux retraites, et 20 % des crédits de la mission « Défense ».
Je présenterai le travail de la Cour des comptes en sept points : la structure de la rémunération des militaires ; la comparaison de cette rémunération avec celle d'autres groupes ; la revalorisation de la rémunération des militaires depuis 2008 ; les dysfonctionnements du système Louvois ; les insuffisances de financement du titre 2 ; l'insuffisante maîtrise du glissement vieillesse technicité (GVT) ; le caractère incomplet du « retour catégoriel » en dépit des réductions d'effectif.
La structure de la rémunération des militaires est spécifique. Cette rémunération est bien sûr composée d'une solde, en fonction du grade et de l'échelon, et de primes. La proportion de ces primes est toutefois supérieure à celle que l'on trouve dans le reste de la fonction publique, notamment pour les grades les moins élevés. Ce phénomène est accentué par les primes versées à l'occasion des opérations extérieures (OPEX).
Le système indemnitaire est par ailleurs complexe. Il comprend 174 primes de montants et de natures très hétérogènes. Les quatre catégories de primes principales sont les primes communes à la fonction publique, les primes spécifiques à l'état de militaire (mobilité, carrière courte), les primes de qualification, liées à la détention de certains brevets et diplômes militaires et les primes opérationnelles (primes OPEX et primes « de milieu », notamment aéronautiques).
La complexité de ce système tient également au caractère intermittent de certaines primes, par exemple les primes OPEX, contrairement, pour l'essentiel, au reste de la fonction publique.
Le pilotage de ces primes est insuffisant car il n'y a pas réellement de suivi de chacune d'entre elles depuis 2009. Pour certaines, il est difficile de dire combien elles ont coûté. En outre, les critères d'attribution ne sont pas toujours les mêmes selon l'autorité qui distribue la prime et, même si cela est un peu folklorique, il reste des primes obsolètes à toiletter (primes de dragage, primes d'affectation dans le Sahara...). Cela n'est pas fondamental, car ces primes ne sont plus payées.
Deuxième point, comment se comparent les rémunérations des militaires français ?
On peut envisager une comparaison avec les fonctionnaires civils français, les militaires britanniques et allemands, qui appartiennent aux armées sans doute les plus proches de la nôtre et l'attractivité sur le marché du travail.
En regardant d'abord la comparaison avec les fonctionnaires civils, l'on constate que la rémunération versée aux militaires est du même ordre de grandeur que celle versée aux autres catégories de la fonction publique. L'exonération d'impôt de certaines indemnités améliore le revenu disponible. Après calculs sophistiqués, on observe que la rémunération des militaires excède celle des fonctionnaires civils d'environ 4,8 %, mais il est toujours difficile de comparer grade à grade, poste à poste. Je dirai donc que nous sommes dans les mêmes ordres de grandeur. Cela dit, une étude réalisée en 2009 par le Haut comité d'évaluation de la condition militaire, qui mériterait d'être actualisée, faisait apparaître que le revenu moyen des ménages dont l'un des membres était militaire était un peu inférieur à celui d'un ménage de fonctionnaires civils, sans doute du fait des contraintes de mobilités qui, même si elles pèsent sans doute moins sur les petits grades que sur les grades plus élevés, ne facilitent pas les doubles carrières.
Deuxième comparaison possible, avec les militaires britanniques et allemands. D'abord un commentaire de méthode : il faut être prudent avec ces comparaisons internationales, dans la mesure où les conditions fiscales et sociales, ainsi que le coût de la vie, peuvent être très différents. De plus, les études disponibles ne sont pas très récentes.
Cela dit, quand on regarde les chiffres, on constate que le revenu d'activité du militaire français est inférieur de l'ordre de 20 % à celui de son homologue allemand, et de 30 % à celui de son homologue britannique, l'écart s'accentuant pour les grades les plus élevés. En revanche, le calcul des pensions est plus avantageux dans le cas des militaires français. On note par ailleurs que le système de rémunération anglais est beaucoup plus lisible. Les primes sont moins nombreuses, leur montant est plus faible et elles ne varient pas fondamentalement quand les militaires partent en opération. On peut discuter des avantages et des inconvénients des deux formules.
La troisième comparaison porte sur le marché du travail, pour évaluer l'attractivité du métier. La situation est différente selon les grades. Pour les officiers, la sélectivité est comparable à celle des grandes écoles de la fonction publique : environ treize candidats pour un poste. L'attractivité pour les militaires du rang est beaucoup plus faible. On compte entre 1,2 et 2 candidats entre 2000 et 2010.
La situation est intermédiaire pour les sous-officiers, avec un taux de sélectivité de moins de quatre candidats pour un poste en 2010 et moins de deux candidats au recrutement externe pour l'armée de terre en 2011.
Le troisième point de mon intervention porte sur la revalorisation des rémunérations intervenue depuis 2008, qui faisait suite notamment aux travaux du haut comité d'évaluation de la condition militaire, qui avait constaté une évolution défavorable de la rémunération des militaires par rapport à celle des fonctionnaires civils. Cette revalorisation a été mise en oeuvre dans le cadre du plan d'amélioration de la condition militaire prévu par la loi de programmation militaire, couplé aux « mesures Défense associées au plan d'adaptation des grades aux responsabilités exercées », transposition, dans toutes les armées et formations rattachées, des mesures destinées à assurer une meilleure corrélation entre grades et fonctions, initiées dans la gendarmerie.
La réforme a consisté, à la fois, à améliorer les indices de chaque grade, à ouvrir la possibilité de rajeunir les promotions à certains grades, à accélérer le passage entre les échelons de chaque grade et à créer des échelons sommitaux pour les titulaires d'un grade qui ne pouvaient être promus au grade supérieur. Débutée avant la revue générale des politiques publiques et la loi de programmation militaire, elle comprend les mesures catégorielles qui devaient être mises en oeuvre, en restituant aux fonctionnaires civils et militaires, la moitié des économies engendrées par les réductions d'effectifs.
Il est difficile de ne pas évoquer mon quatrième point, qui porte sur le système Louvois.
J'évoque tout d'abord les dysfonctionnements : ce calculateur de solde a, dès 2011, produit des erreurs dans les rémunérations telles que certains militaires n'ont reçu qu'une faible part de leur rémunération, conduisant à des situations difficiles, tandis que d'autres recevaient des sommes supérieures à la solde attendue, le surcoût représentant 1 % de la masse salariale du ministère de la défense au 31 décembre 2012. On a donc eu des situations individuelles très difficiles, comme des ménages qui n'étaient pas payés du tout, avec ce que cela peut avoir de dramatique, en particulier pour les petites rémunérations et, encore pire, pour les ménages dont le chef de famille était en OPEX. On a également eu des trop-perçus, avec là encore des difficultés pour récupérer les sommes en cause, notamment auprès des militaires les moins gradés.
Des mesures palliatives d'urgence ont été mises en place, pour faire face à ces situations difficiles, mais elles comportent des risques de double paiement et de fraude.
S'agissant ensuite des causes de ces dysfonctionnements : ces causes sont multiples. Je citerai le fait que le déploiement de Louvois s'est fait en même temps que les armées subissaient une réforme profonde, qu'une pression importante était exercée pour réduire les effectifs des fonctions supports et que la rémunération des militaires est complexe et que certaines primes varient d'un mois sur l'autre. D'autres organisations, qui gèrent sans difficulté majeure des effectifs aussi nombreux, n'ont pas ce niveau de complexité.
En outre, l'organisation est morcelée, sans réelle gouvernance. Pendant des années, il n'y a pas eu de véritable patron de la chaîne de solde. En particulier, ceux qui implémentent les décisions en matière de paie ne sont pas ceux qui gèrent la paie.
Il y a également eu des difficultés techniques, liées à l'interconnexion des multiples systèmes d'information avec le moteur Louvois.
La suppression des centres de paie a sans doute été trop rapide, pour des questions de recherche d'économies, et s'est faite avant la stabilisation du système. Il aurait sans doute fallu calculer les paies en double jusqu'à ce que l'on soit sûr que le système était fiable. Je ne sais pas si l'on y serait arrivé puisqu'aujourd'hui encore le système n'est pas stabilisé.
Enfin, il y a des doutes sur le logiciel lui-même, sur le calculateur. On observe que certaines paies, qui avaient été calculées correctement un mois donné, sont fausses le mois suivant.
Quelles sont les pistes d'amélioration ? Elles sont, elles aussi, multiples. Il faut tout d'abord améliorer la gouvernance, en désignant un chef de projet, de haut niveau, ayant autorité sur l'ensemble des acteurs de la chaîne de solde, à l'instar de la conduite d'un programme d'armement.
Il faut également améliorer la formation des acteurs, d'avantage mutualiser les compétences ressources humaines et soldes, réduire la déconnexion entre ceux qui prennent les décisions de ressources humaines et ceux qui paient, et renforcer le contrôle interne en fonction d'une analyse des risques.
Cela étant dit, la question reste ouverte de savoir jusqu'où ce système peut être sauvé. Certains pensent qu'il faut lancer immédiatement un nouveau projet, d'autres que Louvois peut être stabilisé à force d'ajustement. En tout état de cause, il faut, pour l'instant, vivre avec Louvois, car les centres de paie ont été démantelés et qu'on ne peut pas le remplacer immédiatement.
S'agissant des insuffisances de financement des dépenses de personnel, qui ont retenu tout particulièrement l'attention du Parlement, les mesures de valorisation des carrières, couplées sans doute à une surestimation des économies consécutives aux réductions d'effectifs, ont conduit, au cours des dernières années, à ce que les dépenses de titre 2 dépassent significativement les prévisions des lois de finances initiales. L'absence de maitrise du titre 2 a même conduit le contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM) à poser un visa négatif aux documents prévisionnels de gestion du titre 2, en 2011 et 2012. Il a fallu abonder le titre 2 du ministère de la défense en loi de finances rectificative de 213 millions d'euros en 2010 (hors opérations extérieures), de 158 millions d'euros en 2011 et de 474 millions d'euros en 2012. Or, en 2012, ces crédits ont été ouverts par redéploiement des crédits d'équipement, contrairement à l'esprit de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).
Comment expliquer ces erreurs de prévision ? En dépit de la baisse des effectifs, les dépenses de rémunération des personnels civils et militaires ont été à peine stabilisées : elles ont augmenté de 0,2 % entre 2009 et 2012. Certes, le titre 2 ne couvre pas uniquement les dépenses de rémunération des militaires, mais celles-ci en représentent 38 %. De plus, les dépenses de rémunération des militaires ont progressé de 5,5 % entre 2009 et 2012, en dépit d'une baisse de 8,6 % des effectifs. Ces chiffres sont certes à prendre avec précaution en raison des difficultés liées au système de paie Louvois mais globalement, le message est clair.
En outre, le chiffrage des périmètres et des méthodes de valorisation des économies s'est avéré insuffisamment rigoureux. La réduction d'effectifs, quant à elle, a davantage affecté les premiers grades - les moins payés - que les plus hauts grades, d'où un repyramidage des effectifs au profit des grades les plus élevés, renforcé par le report de l'âge de départ à la retraite. La moindre sélectivité de certains avancements, voire une insuffisante maitrise des promotions, ont entraîné une forte progression du glissement vieillesse technicité (GVT).
Nous avons eu des discussions dans la préparation de ce travail avec les services compétents du ministère pour déterminer le GVT exact : ce calcul n'est pas facile, mais il est clair que le GVT s'est sensiblement accru, passant de 2,2 % à 3,4 % entre 2009 et 2011, contre 2 % pour la fonction publique de l'État. Cette accélération d'un GVT mal contrôlé se traduit par le dérapage des dépenses de personnel.
Une question, posée notamment par les rapporteurs spéciaux, était la suivante : le retour catégoriel annoncé en contrepartie des réductions d'effectifs a-t-il bien été effectué ? Les chiffres mettent en évidence une situation paradoxale : globalement, les effectifs ont été réduits mais les dépenses ont dépassé les prévisions et le retour catégoriel (qui s'élevait à environ 50 % en 2009 et 2010) a décru en 2011 et 2012 - cette baisse étant liée aux insuffisances de financement. Le taux de retour catégoriel moyen s'élève donc, sur la période 2009 à 2012, à 38 %, avec une dégradation sur la fin de la période en raison de dépenses totales plus élevées que prévu.
C'est à partir de ce constat que la Cour des comptes a formulé des recommandations dont les principales sont les suivantes :
- revoir la gouvernance et le pilotage de la masse salariale en réduisant le nombre de centres de décision, par la mise en place d'une autorité fonctionnelle unique ;
- mettre en place un dispositif de contrôle interne global de la chaîne, permettant notamment de connaître le montant total de chaque prime ;
- fiabiliser les méthodes de calcul du GVT et de valorisation des économies liées à la déflation des effectifs ;
- encadrer les décisions de gestion des ressources humaines en s'assurant a priori de leur cohérence avec les objectifs de dépenses ;
- prévoir une déclinaison de l'évolution des effectifs par grade ;
- enfin, si la Cour peut se permettre de faire une suggestion au Parlement - en sachant que nous ne sommes pas dans un gouvernement des juges et qu'il revient au Parlement de décider - il serait sans doute bon que la loi de programmation militaire prévoie un agrégat relatif à la masse salariale.