Je vais effectivement vous présenter un bref compte-rendu de mon déplacement en Lettonie, les 18 et 19 septembre derniers, qui avait pour objet d'étudier la situation de ce pays qui deviendra le 1er janvier prochain le dix-huitième membre de la zone euro. La décision a été actée en juillet par le Conseil de l'Union européenne, qui a considéré que les critères de convergence fixés par le traité de Maastricht étaient respectés. La Banque centrale européenne, qui rend un avis consultatif, a toutefois émis quelques réserves, notamment sur la capacité de la Lettonie à maîtriser l'inflation au cours des prochaines années. Plus fondamentalement, elle paraît particulièrement prudente à l'idée de tout élargissement de la zone euro.
Compte tenu des expériences récentes avec les autres pays, il m'a semblé intéressant de pouvoir apprécier par nous-mêmes la situation de la Lettonie.
Deux cartes géographiques figurent dans votre dossier pour illustrer mon propos sur la Lettonie, qui a pour capitale Riga et compte environ 2 millions d'habitants.
Je rappelle que sauf dérogation, les États de l'Union européenne sont tenus d'intégrer la zone euro lorsqu'ils respectent les critères de convergence. Toutefois, la volonté tenace de la Lettonie contraste avec l'attentisme de nombreux « jeunes » membres de l'Union européenne comme, par exemple, la Pologne. Elle pourrait toutefois être rejointe en 2015 par la Lituanie qui a entamé le même processus d'adhésion à la zone euro.
Il me semble important de revenir sur le chemin parcouru par la Lettonie au cours des dernières années avant de faire le point sur sa situation et ses perspectives car ce pays a été montré en exemple, notamment par l'Allemagne et par la Commission européenne, pour la manière dont il s'est sorti de la crise. On s'est également interrogé sur les facteurs de cette réussite qui n'était pas attendue par certains experts.
Pour rappel, au milieu des années 2000, la croissance de la Lettonie était supérieure à 10 % par an, portée notamment par une progression très importante du crédit, financée par des capitaux étrangers, ce qui n'est pas toujours rassurant. Les filiales des banques scandinaves, principalement suédoises, empruntaient à leurs banques mères et les banques nationales se finançaient grâce aux dépôts des non-résidents. J'y reviendrai tout à l'heure.
Cette croissance a également été portée par des augmentations de salaires de plus de 20 % par an, excédant largement les gains de productivité. Il s'en est suivi une perte de compétitivité et un fort déséquilibre de la balance des paiements courants, dont le déficit a dépassé 20 % du PIB en 2006 et 2007.
Après la faillite de la banque Lehman Brothers, la plus grande banque lettone a perdu 25 % de ses dépôts en trois mois, pendant que les doutes sur la capacité de la Lettonie à conserver l'arrimage fixe de sa monnaie à l'euro ont entraîné de forts achats d'euros. La situation devenant intenable, un programme d'aide international a été mis en place, associant principalement l'Union européenne et le Fonds monétaire international (FMI), mais aussi d'autres partenaires, notamment les gouvernements scandinaves. Ce programme consistait en l'apport de 7,5 milliards d'euros sur trois ans, en échange de la mise en oeuvre de mesures d'austérité et de réformes structurelles.
La question du maintien de l'arrimage de la monnaie lettone à l'euro fit débat au moment de la définition du programme. De nombreux experts et le FMI considéraient que seule une dévaluation permettrait au pays de s'en sortir, mais les autorités lettones ont insisté pour conserver un taux de change fixe avec l'euro, sans même utiliser les marges de fluctuation de 15 % permises par le système monétaire européen (SME).
Le Gouvernement a ainsi souhaité maintenir le cap fixé vers l'adhésion à l'euro et ne pas envoyer de signal négatif à la population, la monnaie lettone étant pratiquement arrimée à l'euro depuis la création de celui-ci et plus de 80 % des prêts étant déjà libellés en euros dans le pays. Une dévaluation aurait donc eu des effets négatifs immédiats, tant pour les banques que pour leurs clients.
Le choix de la dévaluation interne, fondée sur l'austérité, a conduit les autorités lettones à prendre des mesures drastiques avec, notamment, des baisses considérables des allocations et des salaires, dont 27 % en moyenne dans le secteur public, ainsi que des hausses d'impôts, le taux normal de TVA étant notamment passé de 18 % à 22 %. En trois ans, les mesures de consolidation budgétaire ont représenté 17 % du PIB ; elles ont porté pour un tiers sur les impôts et pour deux tiers sur la dépense publique, un ratio qui ne nous est pas inconnu.
Alors que le FMI estimait que l'ajustement prendrait du temps en régime de taux de change fixe, l'impact des mesures s'est avéré beaucoup plus fort que prévu : l'économie s'est rétractée d'environ 25 % entre 2008 et 2009, ce qui est beaucoup plus violent que ce qu'a connu la Grèce, par exemple. Cette contraction de la demande intérieure a rétabli rapidement l'équilibre de balance des paiements courants, qui est redevenue excédentaire dès 2009. Ce fut donc une purge assez considérable. La très grande rigueur des mesures a conduit le FMI, ce qui est assez rare pour être souligné, à défendre auprès des autorités lettones, sans grand succès, le maintien de certaines prestations sociales.
Dès la fin 2009, la Lettonie a commencé à rebondir. En 2011 et 2012, sa croissance a, de nouveau, dépassé 5 % et a été la plus forte de l'Union européenne. Elle devrait d'ailleurs s'établir légèrement au-dessus de 4 % cette année et les années suivantes, ce qui peut nous rendre envieux.
Au total, la Lettonie n'aura finalement utilisé que 4,4 milliards d'euros et a remboursé le prêt du FMI de manière anticipée.
Comment expliquer un rebond aussi rapide ?
Le facteur d'explication le plus important tient probablement à la très grande capacité d'acceptation des mesures d'ajustement par la population. Elle doit être mise en perspective avec les temps très difficiles vécus sous la période soviétique et juste après l'indépendance ; en outre, la crise est intervenue à l'issue d'une très forte surchauffe économique ; les ajustements ont donc été perçus par la population comme une forme de « retour à la normale » après une période euphorique. D'autres explications doivent toutefois être mentionnées.
Tout d'abord, en dépit de coalitions parlementaires instables, le Premier ministre et le ministre des finances ont défini avec les prêteurs une stratégie de sortie de crise explicite et crédible, et ont pris rapidement des mesures de grande ampleur ; ils ont ensuite fait preuve de beaucoup de détermination et de constance ; leur mérite est d'autant plus grand que le paysage politique est à la fois éclaté et mouvant, ce qui favorise peu la conduite dans la durée de politiques exigeantes. Le taux de popularité des institutions et des autorités politiques en Lettonie est actuellement particulièrement faible, mais le système mis en place tient pour l'instant.
Ensuite, l'action du Gouvernement a été facilitée par un stock de dette publique faible au début de la crise, mais aussi par l'apport important des fonds structurels européens.
Il y a également eu une mobilisation et une coordination importantes de l'ensemble des prêteurs, non seulement publics, qu'il s'agisse de l'Union européenne, du FMI, de la Banque mondiale ou des États scandinaves, que privés. Il faut souligner tout particulièrement l'attitude « amicale » déterminante des banques scandinaves, en particulier suédoises, compte tenu de leur passé historique commun.
Enfin, les caractéristiques de l'économie lettone ont favorisé un ajustement rapide. La flexibilité du marché du travail a ainsi entraîné une forte baisse des salaires et des licenciements importants et les gains de productivité ont été rapides avec les réformes, compte tenu du retard du pays. Surtout, l'économie lettone étant de taille réduite et très ouverte, l'évolution de sa compétitivité a eu des effets massifs sur ses échanges et sa croissance.
Pour autant, le tableau n'est pas idyllique. Le taux de chômage, qui a diminué depuis, avait dépassé les 20 %, la pauvreté et l'économie grise se sont développées de façon très conséquente et la baisse des salaires publics a favorisé l'émigration des fonctionnaires les plus brillants.
Une fois le pays sorti de la crise, une demande croissante de redistribution des « fruits de la croissance » est apparue et des premiers allègements d'impôts ont été votés au printemps 2012, visant à réduire les tensions inflationnistes pour faciliter l'entrée dans la zone euro et à améliorer la compétitivité de l'économie.
A l'approche des élections législatives de l'automne 2014, le budget maintient une politique rigoureuse, avec un déficit prévisionnel limité à 1,4 % du PIB, mais augmente certaines dépenses en faveur des allocations sociales, du soutien de la croissance, de l'encouragement à la natalité et pour augmenter les salaires de certaines catégories de fonctionnaires, notamment les enseignants, les infirmières et les policiers.
Pour l'avenir, les défis à relever restent importants et des points de vigilance demeurent concernant la situation de ce pays qui va bientôt rejoindre la zone euro.
Tout d'abord le niveau des dépôts bancaires des non-résidents, qui représentent environ la moitié du total des dépôts, et sont, pour environ 90 %, originaires de Russie ou d'autres anciennes républiques soviétiques. Pour autant, toute comparaison avec la Suisse ou Chypre doit être relativisée compte tenu du poids limité de l'industrie bancaire en Lettonie. Surtout, l'Union européenne a demandé à la Lettonie d'être très vigilante sur ce sujet, compte tenu des risques qui pourraient résulter d'un retrait massif de ces dépôts pour le système bancaire, même si jusqu'ici, la part de ces dépôts est relativement stable. Les autorités ont donc imposé aux banques spécialisées dans l'accueil de ces dépôts des ratios prudentiels plus exigeants que le droit commun, et font preuve de vigilance par rapport aux risques de blanchiment.
On notera par ailleurs que la Lettonie offre depuis 2010 un visa « Schengen » de cinq ans à toute personne effectuant un investissement supérieur à un certain montant, ou déposant plus de 300 000 euros sur un compte à terme pendant cinq ans. Cette disposition, qui commençait à faire débat et à susciter des tensions au sein de la coalition gouvernementale, devrait être prochainement modifiée, avec un contingentement de plus en plus important des biens immobiliers donnant droit au visa et l'obligation de versement de 25 000 euros à un fonds de développement économique.
Une autre question porte sur le maintien de la compétitivité dans un contexte de reprise et de rattrapage des salaires et des prix par rapport à la zone euro. L'inflation est très faible, mais des risques existent, notamment dans le secteur des services et des petites professions indépendantes. A ce stade, toutefois, les hausses de salaires semblent en ligne avec les gains de productivité, et la Banque centrale lettone nous a semblé très vigilante sur cette question qui préoccupe la BCE.
Il faut également que le Gouvernement renforce sa lutte contre l'économie grise, qui s'est nourrie de la crise, et s'attaque à la question des inégalités et du chômage de longue durée.
Enfin, des réformes structurelles restent à accomplir, en particulier s'agissant du renforcement des institutions, de la gouvernance des entreprises publiques et de l'efficacité de la justice civile, ainsi que de l'amélioration de la qualité de l'enseignement supérieur et du développement de l'apprentissage.
La Lettonie doit aussi trouver un modèle économique pour les années à venir. De ce point de vue, elle dispose de quelques atouts, notamment des ports en eaux libres toute l'année, qui ouvrent la voie vers les anciennes républiques soviétiques par le chemin de fer notamment, le pays se classant au quatrième rang européen pour le fret ferroviaire. Son commerce est principalement tourné vers l'Allemagne, la Russie et les pays nordiques. Le modèle économique est, quoiqu'il en soit, confronté à un défi démographique de grande ampleur. En effet, le vieillissement de la population est très marqué et ses effets sont accrus par une forte émigration, principalement d'étudiants et de jeunes actifs. Depuis 2001, 14 % des Lettons en âge de travailler auraient quitté le pays, pour aller notamment en Allemagne, en Suède ou en Irlande. Même si ce phénomène semble ralentir, cette évolution est un facteur de préoccupation tant pour le dynamisme économique que pour la soutenabilité des finances publiques à long terme. La prise de conscience de ces enjeux semble se faire et conduira bientôt à se poser des questions délicates comme celle d'un éventuel recours à l'immigration pour pallier la réduction de la population active.
Ce vieillissement peut avoir également un effet sur l'acceptation du contrat social par les plus jeunes, peu optimistes quant à leur avenir, d'autant que ce contrat social est déjà bousculé par les inégalités et par la division du pays entre lettophones et russophones, lesquels représentent 27 % de la population et sont majoritaires dans la capitale. Le maire actuel de Riga est d'ailleurs un russophone. Par ailleurs, environ 14 % de la population, essentiellement des russophones, a un statut de « non-citoyen » qui ne donne pas le droit de vote, l'accès à la citoyenneté étant conditionné au passage d'un examen de langue, d'histoire et de connaissance de la Constitution. Beaucoup refusent encore de se prêter à ces tests pour devenir citoyen letton et obtenir le droit de vote.
J'en viens enfin à l'état d'esprit dans lequel la Lettonie aborde son entrée dans la zone euro. Il faut d'abord souligner que ce choix n'est pas seulement économique mais aussi géopolitique. Tout ce qui arrime la Lettonie aux institutions euro-atlantiques et européennes reste perçu comme un gage de sécurité par rapport au voisin russe.
Si l'adhésion est largement soutenue par la classe politique, elle est, pour autant, assez impopulaire. Cela s'explique par divers facteurs : l'abandon d'une monnaie nationale symbole de l'indépendance, le poids des efforts accomplis au cours des dernières années pour entrer dans l'euro, qui a laissé d'importantes traces au sein de la population, la forte défiance dans les institutions qui portent cette ambition et, enfin, la crainte d'une « valse des étiquettes » que nous avons connue aussi dans notre pays. Les échos des plans de sauvetage successifs de la Grèce et de Chypre ont, par ailleurs, rendu peu attractive la zone euro.
Le Gouvernement letton m'a paru intégrer parfaitement les enjeux et les engagements liés à l'adhésion à la zone euro. En particulier, le ministre des finances m'a indiqué clairement qu'il était favorable à l'approfondissement de l'union bancaire et au développement de la régulation économique et financière en Europe. Il a aussi indiqué, ce qui n'avait pas toujours été dit de manière explicite, sa totale adhésion au principe de solidarité qui implique qu'un pays rencontrant des difficultés sera aidé par les autres. J'ai insisté sur ces points car il me semble important que nous accueillons dans cette « copropriété » qu'est la zone euro des membres qui vont de l'avant et sont prêts à en accepter les contraintes, le cas échéant.
Je formule encore deux remarques concernant l'intégration européenne. D'une part, la classe politique nous a semblé très favorable au renforcement de la gouvernance budgétaire européenne. La Lettonie avait d'ailleurs anticipé le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) et a dû ensuite procéder à des ajustements pour s'y conformer. D'autre part, le Gouvernement nous a semblé ouvert à la discussion sur la question de l'harmonisation fiscale, mais dans une perspective à moyen terme qui permette au pays de disposer de marges de manoeuvre pour converger vers les pays de la zone euro.
Voici, mes chers collègues, les quelques éléments d'information que je souhaitais porter à votre connaissance. Au total, la Lettonie m'est apparue un candidat sans doute peu enthousiaste mais courageux, rigoureux et prêt à aller de l'avant dans l'intégration de la zone euro. Il est utile que nous renforcions nos liens avec ce pays, proche culturellement et économiquement des pays d'Europe du nord, et qui participera avec nous, demain, aux décisions qui engageront l'ensemble de la zone euro.