Monsieur le ministre, monsieur le président, mes chers collègues, nous débattons aujourd’hui de la proposition de résolution européenne sur les normes en matière de détachement des travailleurs, dont l’enjeu est plus central qu’il n’y paraît au premier abord.
Ce texte concerne en effet ces femmes et ces hommes qui, pendant une période limitée, au sein de l’Union européenne, exécutent leur travail sur le territoire d’un État membre autre que celui sur le territoire duquel ils travaillent habituellement.
Il s’agit d’une population importante : selon le dernier rapport du ministère du travail, rendu public le 13 novembre 2012, le nombre de travailleurs détachés en France en 2011 s’élève à 145 000. Or nous savons que leur effectif réel, que vous avez rappelé, madame la présidente de la commission, est notoirement supérieur.
Nous constatons également que, depuis 2004, le nombre de salariés de l’Union européenne détachés dans notre pays a été multiplié par dix, ce qui est considérable.
L’encadrement de leur activité et de leur statut est un problème important, non seulement du fait de la nécessité d’assurer le respect de leurs droits sociaux et fondamentaux, mais aussi parce qu’il est au cœur de l’organisation du marché du travail de l’Union européenne, donc de notre économie. Ce sont là des questions essentielles.
Alors que l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne consacre le principe selon lequel les États membres doivent garantir la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté, il était impératif d’organiser la lutte contre le dumping social d’un État à l’autre, donc la protection des citoyens européens.
Dans le cadre de la construction d’une Union intégrée sur le plan tant fiscal et social qu’économique, la nécessité d’un « noyau dur » de règles impératives minimales s’impose d’elle-même.
Comme l’ont rappelé plusieurs orateurs, ces règles ont pour objectif d’empêcher que les entreprises établies dans un autre État membre puissent se livrer à une concurrence déloyale envers les entreprises du pays d’accueil. C’était l’objet initial de la directive du 16 décembre 1996, qui encadre le détachement des travailleurs dans l’Union européenne.
La directive sur le détachement consacre ainsi le principe d’égalité de traitement entre salariés sur un même lieu, quel que soit leur statut, détaché ou non, et quel que soit l’État membre d’établissement de l’entreprise. Elle fixe donc des garanties, et ces règles impératives concernent notamment les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos, la durée minimale des congés annuels payés, les taux du salaire minimal, y compris ceux qui sont majorés pour les heures supplémentaires, ou encore l’égalité de traitement entre hommes et femmes, ainsi que d’autres dispositions en matière de non-discrimination.
Je veux toutefois rappeler, à la suite de Jean Desessard, que les prestations sociales demeurent acquittées dans le pays d’origine. À rebours des intentions affichées des auteurs de la directive, cette disposition constitue en soi une occasion de dumping social, sinon une invitation à cette pratique, ce qui est tout à fait regrettable.
Ce dispositif appelle d’autres réserves. La première d’entre elles concerne la capacité de l’Union européenne et des États membres à déployer les moyens suffisants à la vérification de son respect. L’inspection du travail est en effet sinistrée dans nombre de pays européens.
La France était dans ce cas, et cela fait partie – je regrette de devoir le rappeler – de l’héritage laissé par le gouvernement précédent. Je rappellerai ainsi pour mémoire que, en février 2012, les sénateurs socialistes interpellaient l’exécutif sur la situation des agents et des services de l’inspection du travail, touchée de plein fouet, monsieur Arthuis, par la révision générale des politiques publiques, la RGPP, à laquelle nous avons mis fin. Le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, sans aucune prise en compte des besoins, avait en effet mis des services entiers en situation de sous-effectif.
Ce mouvement n’était malheureusement pas propre à la France, et nombre d’États européens restent sur cette lancée. Il y a là une incohérence démocratique : on se donne bonne conscience au travers de l’adoption d’évolutions législatives positives, sans se soucier de la réalité de leur application. Ce n’est pas acceptable.
Notre pays se distingue, en revanche, par une législation plus exigeante que la directive de 1996, puisqu’elle impose notamment d’appliquer aux travailleurs détachés les mêmes conditions de rémunération. Le salaire minimum visé par ladite directive concerne non seulement le SMIC, mais également les minima conventionnels, et nous devons nous en féliciter.
De fait, les parties prenantes qui s’expriment dans le débat dénoncent une absence de mise en œuvre réelle de la directive. Dans un rapport de mai 2010, la Confédération européenne des syndicats, la CES, met en cause « la complexité des règles et l’absence d’informations accessibles et transparentes pour les entreprises et les travailleurs concernant les clauses et les conditions d’emploi applicables ».
La conclusion de la CES est implacable : « L’interprétation actuelle de la directive ne remplit pas les objectifs du législateur d’assurer un climat de concurrence équitable, ne garantit pas le respect des droits des travailleurs et mine les droits sociaux fondamentaux. »
En effet, la directive étant interprétée essentiellement comme un instrument du marché intérieur, plutôt que comme un outil de protection sociale, et comme une directive « maximale » plutôt que « minimale », elle ne remplit pas son objectif de lutte contre le dumping social.
Du reste, le problème est identifié par la Commission européenne – ce n’est pas si fréquent ! –, qui, le 23 mars 2012, a adopté une proposition relative à l’exécution de la directive de 1996 en vigueur sur le détachement des travailleurs. Un certain nombre de ces propositions ont d’ailleurs été saluées par Richard Yung dans le cadre d’une communication sur la clarification des règles européennes applicables au détachement des travailleurs, présentée le 19 juillet 2012, devant la commission des affaires européennes du Sénat.
Certaines réserves demeurent néanmoins sur ce texte. Ainsi, comme le rappelait Éric Bocquet, son article 12 instaure un principe de responsabilité solidaire des donneurs d’ordre dans le cas où un sous-traitant direct ne rémunère pas les employeurs détachés au taux de salaire minimal, conformément à la directive, mais le limite au seul secteur de la construction.
Pour notre part, nous sommes d’accord avec la CES pour dire que la responsabilité solidaire doit s’appliquer à tous les secteurs d’activité, notamment l’agriculture et les transports, et non pas seulement à celui de la construction.
La directive d’exécution devrait également introduire une responsabilité solidaire au sein de la chaîne de sous-traitance, tenant les contractants principaux pour responsables du respect des conditions de travail et des contributions de sécurité sociale applicables par tous les sous-traitants.
Afin d’améliorer la proposition de la Commission, la présente résolution formule notamment deux propositions, que nous devons absolument soutenir pour assurer une plus grande efficacité et une meilleure cohérence.
Ces propositions sont portées dans le cadre des négociations en cours par un groupe de pays au nombre desquels se trouve la France, ainsi que par les députés de la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen.
S’agissant des mesures de contrôle, la résolution propose que soit adoptée une liste « ouverte », qui permette aux États de s’adapter rapidement à des pratiques frauduleuses de plus en plus complexes.
Concernant la clause de responsabilité, la résolution défend une position maximaliste, qu’il convient également de soutenir : l’extension du principe de solidarité conjointe et solidaire à tous les secteurs d’activité et à l’ensemble de la chaîne de sous-traitance, qui permettra de tenir pour responsable un donneur d’ordre du non-respect par son sous-traitant des règles en matière de détachement.
Je veux rappeler ici que ce sujet est particulièrement sensible dans le territoire dont je suis l’élu, la Loire-Atlantique, qui fait partie des dix départements concentrant l’essentiel des détachements de travailleurs de l’Union européenne.
Les abus pratiqués par certaines sociétés employant des travailleurs détachés ont été à l’origine de drames qui ont marqué notre région. Ainsi, en avril 2008, Nikos Aslamazidis, un travailleur grec « délocalisé » à Saint-Nazaire, décédait après son retour en Grèce, à la suite d’une grève de la faim de dix-neuf jours entamée en raison d’un conflit salarial avec son employeur, un sous-traitant de second rang des chantiers navals Aker Yards.
En tant que député européen, avec l’appui d’autres eurodéputés français et grecs, j’avais présenté au cours de la même année, le 7 mai 2008, une déclaration écrite en séance plénière à Bruxelles, visant à proposer un arsenal législatif pour pallier les carences des sous-traitants lorsqu’ils ne respectent pas les droits des travailleurs détachés dans l’Union. Je suis satisfait de constater que cette idée fait son chemin. Il est en effet fondamental qu’elle se concrétise dans les textes.
Les travailleurs détachés doivent bénéficier de l’attention soutenue à laquelle ils ont droit. C’est notre devoir d’y veiller scrupuleusement, en évitant par là même une concurrence déloyale avec les salariés du pays d’accueil.
Mes chers collègues, comme le rappelait fort justement Éric Bocquet, un vent nationaliste préoccupant souffle aujourd’hui sur l’Europe.
C’est en faisant preuve de protection au bénéfice des salariés européens que nous pourrons éviter l’inquiétant réflexe du repli sur soi et rendre confiance en l’Europe. Cette proposition de résolution y participe, et c’est tant mieux. Je suis en effet convaincu que l’ambition européenne ne peut être crédible et parfaitement audible que si elle intègre l’indispensable solidarité, car, au bout du compte, l’Europe sera sociale ou ne sera pas !