Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer la proposition de résolution européenne discutée aujourd’hui au sein de notre assemblée sur l’initiative de M. Éric Bocquet.
Ce texte prend la mesure des dérives constatées en matière de détachement des travailleurs dans l’Union européenne, un domaine encadré par une directive de 1996.
Si le principe de la libre prestation de service dans l’Union européenne doit être défendu, car il est partie intégrante de l’espace communautaire, plusieurs réalités doivent être constatées.
Premièrement, ce principe est détourné par des entreprises qui confondent « prestation de service » et « location de personnes » – j’utilise le mot de « location » volontairement, car certains exemples relèvent plus de l’esclavage que du travail – et qui sont parfois réduites à une simple boîte aux lettres délocalisée.
Deuxièmement, ce principe est détourné par des entreprises qui évitent ainsi un établissement permanent dans le pays de l’Union où elles exercent en réalité leur activité.
Troisièmement, la réalité des détachements n’est pas entièrement connue, car, au-delà des 150 000 régulièrement déclarés en France, la réalité serait beaucoup plus importante, plus proche des 400 000.
Quatrièmement, et enfin, de nombreuses entreprises, même parmi celles qui déclarent des détachements, n’appliquent pas, dans la réalité, les exigences posées par la circulaire de 1996. En effet, celle-ci pose le principe de l’égalité des travailleurs dans le pays où ils travaillent, notamment en matière de temps de travail, de temps de vacances ou de rémunération. Ces dispositions ne sont globalement pas respectées.
La situation actuelle est dramatique.
Les difficultés de nombreuses entreprises françaises telles que Doux, Gad, Tilly-Sabco en Bretagne soulignent que les abus favorisés par cette directive ont des conséquences économiques, sociales et humaines particulièrement graves.
En effet, l’application sans vergogne de cette directive, conjuguée à l’absence de salaire minimum en Allemagne, conduit les abattoirs allemands à faire largement appel au détachement de personnels, dans un cadre qui permet véritablement de qualifier ces derniers de salariés low cost. Le dumping social est ainsi favorisé et la concurrence faussée.
Nos industries, lorsqu’elles respectent les lois, ne peuvent pas suivre ; ce n’est pas acceptable ! Ce sont nos territoires qui sont mutilés, ce sont des Français qui en payent les conséquences dans leur travail et dans leur vie. Où est l’Europe qui protège ? Ne laissons pas les abattoirs allemands abattre l’idée et le projet européen !
Ajoutons à cela que les 400 000 salariés détachés en France représentent pour nos finances publiques un manque à gagner de cotisations de l’ordre de 2 milliards d’euros, car celles-ci sont payées dans le pays d’origine.
C’est pour cela qu’il faut promouvoir d’abord l’emploi salarié des ressortissants européens, plutôt que le détachement de personnels.
Les propositions de la résolution européenne répondent à ces préoccupations. Elles convergent avec celles que le gouvernement français défend dans le cadre de la révision de cette directive.
En revanche, les propositions de la Commission, si elles vont dans le bon sens, sont insuffisantes. Et il faut regretter que, hier, il n’y ait pas eu d’accord entre les Vingt-huit pour accepter le principe d’une liste ouverte d’exigences du pays d’accueil, ainsi que le principe de responsabilité conjointe et solidaire entre le donneur d’ordre et le sous-traitant.
Ayant longtemps vécu en Europe centrale, et compte tenu de mes expériences passées, je me permets aussi quelques réflexions plus personnelles.
Les exigences actuelles de la circulaire sont connues des grandes entreprises et de celles qui en font leur fonds de commerce. En revanche, certaines petites entreprises, si elles savent que la prestation de service est libre dans l’Union européenne, n’en maîtrisent pas toujours les conditions et les détails.
Un effort d’information est donc indispensable, ainsi sans doute qu’une simplification pour les entreprises qui pratiquent les détachements de manière occasionnelle et sur de très courtes périodes. Enfin, une réflexion doit être menée sur ce principe de libre prestation de service appliqué aux équivalents de notre statut d’auto-entrepreneur dans d’autres pays de l’Union. Les conséquences peuvent parfois être dévastatrices en termes de protection du travailleur concerné.
On parle de détachement temporaire, mais aucune durée maximale n’est fixée pour un détachement. Pouvons-nous accepter que des travailleurs exercent de manière permanente dans un pays sans y acquitter de cotisations sociales ? Une durée maximale de détachement doit donc être fixée, tant pour les salariés que pour les employeurs.
Certains pays ont intérêt à ce que la directive de 1996 prospère : cela se traduit en effet par moins de chômage, car des salariés sont exportés et des cotisations sociales perçues. D’autres, comme l’Allemagne, trouvent avec cette solution une réponse à la pénurie de main-d’œuvre : ce système renforce la compétitivité de ce pays, mais aussi parfois ses capacités de dumping social, donc également commercial, avec les conséquences que l’on constate aujourd’hui en France.
Est-il juste ensuite de faire peser sur les pays qui reçoivent la main-d’œuvre, mais ne perçoivent pas de cotisations sociales, la charge du contrôle du bon respect de la directive ? Nous savons combien l’inspection du travail manque de moyens et combien il est illusoire de mettre en place des règles si celles-ci ne peuvent pas être correctement contrôlées.
Ne faudrait-il pas simplifier, unifier les procédures de déclaration de détachement de personnels en Europe auprès d’une structure unique dans l’ensemble de l’Union, pouvoir faire cette déclaration dans toutes les langues officielles de l’Union et mettre les données à la disposition immédiate de l’ensemble des États membres ?
De nombreux secteurs ressentent cette situation : l’agroalimentaire, le bâtiment, l’industrie, mais aussi le transport : parfois, on transforme les conducteurs de poids lourds en déménageurs pendant leur temps de repos !
Il faut limiter les possibilités de détachement dans le temps, mais aussi le recours au détachement pour des emplois qui relèvent d’une activité permanente dans le pays d’accueil, sur le modèle des différences qui existent entre CDD et CDI.
La révision de cette directive est essentielle, car cette question mine aujourd’hui l’esprit européen et casse l’idée d’une Europe qui protège ses citoyens.
Toutefois, ne transformons pas ce débat en affrontement entre les anciens et les nouveaux membres de l’Union européenne. Rappelons-nous que les accords de Gdansk, en 1980, constituèrent l’une des étapes majeures sur la route de l’Europe réunifiée, au travers de l’affirmation des droits syndicaux, le respect des travailleurs et de leurs droits au travail. Personne en Europe n’accepte l’esclavage, les salaires non payés, la dignité des personnes bafouée.
Je suis convaincu que l’Europe trouvera une réponse à l’exigence de réforme de cette directive. Le vote de cette résolution met le Sénat au côté du Gouvernement pour défendre nos préoccupations et notre modèle social.
C’est pourquoi le groupe socialiste votera avec conviction cette proposition de résolution.