Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Conseil européen qui se tiendra la semaine prochaine sera le septième Conseil organisé depuis le mois d’octobre 2012 : sept réunions en un an quand les textes n’en prévoient toujours officiellement que deux par semestre, soit une base théorique de quatre Conseils européens par période de douze mois, base que nous dépassons allègrement. Ce rapide calcul montre bien l’importance qu’a prise cette instance dans la définition des politiques européennes !
En 2012, nous parlions encore de « réunions informelles ou extraordinaires » pour qualifier ces réunions surnuméraires non prévues par les textes, alors que, en 2013, cette dimension a tout bonnement disparu. Ce rythme, supposé exceptionnel l’an passé, est désormais entré dans les mœurs.
Bien sûr, on dira que la situation de crise dans laquelle se trouve l’Union européenne justifie cette inflation. On soulignera également que les difficultés rencontrées dans la préparation du prochain cadre financier pluriannuel expliquent qu’il ait fallu autant échanger. On saluera bien sûr le fait que nos chefs d’État et de gouvernement se soient mis à discuter aussi régulièrement. Mais on aurait cependant tort de se satisfaire d’un tel mode de fonctionnement.
Tantôt, le Conseil européen est présenté comme plus efficace que les autres institutions européennes, puisqu’il permet un dialogue direct et sans intermédiaire entre les Chefs d’État et de gouvernement. Tantôt, il est présenté comme plus légitime, précisément parce qu’il est composé par des chefs d’État et de gouvernement.
Or la réalité est bien différente. S’il n’y a effectivement pas d’intermédiaire entre ces hauts responsables au cours de la réunion, on peut difficilement faire comme si leurs discussions ne reposaient pas sur de longs travaux préparatoires.
Les échanges sont tellement peu libres et peu spontanés que les projets de conclusions du Conseil européen circulent ordinairement plusieurs jours avant la tenue de la réunion elle-même !
En outre, quand on regarde les ordres du jour successifs desdits Conseils de ces dernières années – souvent, ils se répètent furieusement et montrent que beaucoup de problèmes peinent à être résolus d’un Conseil à l’autre –, on a un peu de mal à voir en quoi les décisions prises dans ce cadre seraient plus efficaces que d’autres pour sortir de la crise.
Certes, si chacun des Chefs d’État et de gouvernement qui le composent dispose effectivement d’une légitimité institutionnelle et électorale, la légitimité du Conseil lui-même est déjà beaucoup plus discutable !
Pour les citoyens, le Conseil européen est une arène particulièrement lointaine, d’autant qu’il n’est officiellement responsable de rien, ni devant personne.
Sa composition change trop souvent, tant les rythmes et les calendriers électoraux diffèrent d’un État membre à un autre.
Il arrive même parfois que les gouvernants, avant de grandes échéances électorales, et parfois même après, comme on le voit en Allemagne, semblent singulièrement paralysés, tout au moins entravés dans leur prise de décisions.
Ainsi, la France, isolée dans sa conception des affaires européennes, puisque nous sommes les seuls à les considérer à ce point comme du domaine réservé de l’exécutif, se trouve souvent bien en peine quand il s’agit de construire des alliances durables avec ses partenaires.
J’y vois une explication, parmi d’autres, de la tendance du Conseil européen à ne plus se concentrer sur les grands projets qui devraient mobiliser l’Europe pour les années à venir et à se rabattre sur des considérations plus sectorielles et d’ordre souvent purement technico-administratives.
Ce sont là, en effet, de bien commodes dénominateurs communs, mais hélas ! sans véritable vision globale et au long cours.
J’en viens à ce qui devrait occuper la réunion de la semaine prochaine.
L’ordre du jour, comme tant d’autres avant lui, est presque exclusivement tourné vers l’économie ou, du moins, il tend à traiter l’ensemble de ses sujets sous l’angle de l’économie et de la fameuse « compétitivité », y compris lorsqu’il s’agit d’emploi ou d’affaires sociales.
On y reparle d’emploi des jeunes, d’union bancaire, de numérique et de recherche. Ce sont des sujets éminemment importants – cela va sans dire –, mais sur lesquels les avancées tardent à se concrétiser. L’impatience légitime de nos concitoyens et des acteurs de ces secteurs risque bien de se faire de plus en plus vive.
Surtout, une partie des discussions de ce Conseil européen devraient porter, en raison des terribles drames qui y ont eu lieu récemment, sur l’île de Lampedusa et sur ce à quoi cela renvoie, à savoir l’échec des politiques migratoires et d’asile en Europe.
Qu’il me soit permis ici de le constater, les premières réponses européennes à ces drames et à leurs centaines de victimes, réponses qui se sont d’ailleurs beaucoup fait attendre, paraissent malheureusement loin, très loin d’être à la hauteur.
On évoque une surveillance accentuée, le fameux Eurosur, des accords avec les États de départ ou de transit, la lutte accrue contre l’immigration clandestine...
Si l’on comprend bien qu’il faille démanteler les réseaux de passeurs ou être en mesure de porter plus rapidement secours en cas de situation de détresse, il ne faudrait tout de même pas que notre unique réaction consiste à fermer encore davantage l’Europe, surtout sans traiter les causes profondes du problème.
En outre, une grande partie, sinon la majorité de ces migrants sont aujourd’hui originaires de Syrie, pays qu’ils tentent de fuir pour des raisons qu’il est inutile de rappeler ici.
Qu’attendons-nous pour faciliter leur exil ? Qu’attend l’Europe pour activer la directive sur la protection temporaire, pour développer des programmes de réinstallation, pour délivrer des visas humanitaires ?
Monsieur le ministre, qu’attend la France pour revenir sur sa décision d’exiger des visas de transit aéroportuaire, visa distillés au compte-gouttes, avant de laisser des citoyens syriens en fuite faire escale dans les aéroports français pour se rendre, notamment, sur le continent américain, où ils sont accueillis ? J’ai déjà posé plusieurs fois cette question au Gouvernement depuis le 6 juin dernier, et je n’ai toujours pas obtenu de réponse. J’aimerais vous entendre prendre position aujourd’hui.
Je ne peux m’empêcher de le remarquer, certaines questions sensibles comme celles-ci ne bénéficient, d’une manière générale, que d’une publicité toute relative.
C’est le cas des négociations avec les États-Unis sur un éventuel traité de libre-échange, dont on suppose qu’elles seront abordées à la fin du Conseil européen et sur lesquelles nous n’avons aucun élément récent. Le sceau du silence ou de la négociation feutrée semble imprimer toutes les discussions concernant l’Union européenne et ses partenaires extracontinentaux. Mais n’y a-t-il vraiment rien à en dire quand on voit les enjeux auxquels ces discussions renvoient ?
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la construction européenne a pu être lancée voilà plus de cinquante ans par une sorte de géniale intuition, par une espèce de disruption historique venue secouer et changer le cours des événements.
Il a fallu pour cela que les États européens acceptent ce qu’ils avaient souvent rechigné à faire jusque-là : s’ouvrir, mettre en commun, repenser la notion même de frontière.
On peut malheureusement se demander aujourd’hui si cet esprit-là n’est pas un peu en voie de disparition, si l’Europe ne se referme pas trop sur elle-même, malgré le rôle majeur qui devrait être le sien dans un monde toujours plus globalisé.
L’Europe doit retrouver sa volonté et sa capacité de mobiliser les sociétés qui la composent. Il est à craindre que les réunions du Conseil européen non seulement n’y suffisent pas, mais jouent en plus parfois un rôle contreproductif.
Cela nous renvoie une nouvelle fois à l’importance de trouver un nouvel équilibre institutionnel qui mette enfin le doigt sur les limites de l’intergouvernemental et reconnaisse l’échelon fédéral à sa juste mesure.
Espérons que les prochaines élections européennes ne se retournent pas en sanction contre ce triste état de fait.