Intervention de Bruno Retailleau

Réunion du 15 février 2005 à 16h00
Modification du titre xv de la constitution — Discussion d'un projet de loi contitutionnelle

Photo de Bruno RetailleauBruno Retailleau :

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, depuis une bonne quinzaine d'années, on ne cesse de consentir des abandons de souveraineté de plus en plus importants, au point d'atteindre, avec ce traité, le coeur des compétences régaliennes de l'Etat.

Il est possible de discuter très longuement de la question du principe même de ces abandons de souveraineté ; je reviendrai sur ce point en défendant l'exception d'irrecevabilité. Mais, en fin de compte, et nous devrions tous pouvoir en convenir, mes chers collègues, le juge de paix, ce sont les faits, ce sont les résultats obtenus.

En d'autres termes, la question est de savoir si les transferts de compétences consentis par le peuple français lui ont procuré quelque avantage ou bénéfice. C'est à cette aune, et à cette aune seulement, que l'on doit juger la construction européenne, selon ce que certains appellent, je crois, la « culture du résultat ».

Qu'en est-il vraiment ?

Sur le plan international, l'Union pèse-t-elle aujourd'hui dans le monde plus que les nations européennes prises séparément ?

Sur le plan politique, l'intégration de plus en plus forte des peuples européens a-t-elle augmenté la vigueur de la démocratie ? Certainement pas, comme l'ont montré les dernières élections européennes. C'est d'ailleurs ce déficit démocratique que les citoyens ont sanctionné ; au demeurant, c'est dans les pays de l'Europe de l'Est, qui ont trop longtemps goûté à la souveraineté limitée, que cette sanction a été la plus forte !

Plaçons-nous maintenant sur le terrain économique, qui est le champ de compétence de prédilection, le champ historique de la construction européenne. C'est dans ce domaine que l'intégration est le plus aboutie, avec l'avènement de la monnaie unique, l'euro.

Les efforts consentis par les Français dans les années quatre-vingt dix, avec l'arrimage du franc au deutsche mark, et plus récemment avec le pacte de stabilité, ont-ils eu pour effet d'augmenter la prospérité économique de l'Euroland ? La réponse est non, clairement non !

Le taux de croissance effectif de l'Euroland a toujours été inférieur à son taux de croissance potentiel, mais aussi au taux de croissance réalisé par nos partenaires européens qui ne participent par à l'Euroland. En outre, au cours des trois dernières années, il été de 7 points inférieur aux résultats obtenus par l'économie américaine.

Quant au pouvoir d'achat d'un Européen de la zone euro, il représentait 80 % de celui d'un Américain en 1990 et il n'en représente plus aujourd'hui que 60 %.

Pour ce qui est du chômage, je n'aurai pas la cruauté de vous rappeler les chiffres, tant ils sont mauvais, contrairement à toutes les promesses faites lors du traité de Maastricht, qui devait être, souvenez-vous, la corne d'abondance !

Ces piètres résultats économiques sont la conséquence de trois erreurs.

La première aura été de négliger ce que les économistes appellent l'existence d'asymétries structurelles entre les pays de l'Euroland.

La deuxième réside dans le pacte de stabilité, qui impose un déficit maximum en bas de cycle, et en vertu duquel les investissements publics productifs ne peuvent être déduites de l'indicateur du déficit.

La troisième erreur, enfin, concerne la Banque centrale européenne, la BCE, dont l'objectif, à savoir la stabilité des prix, ne peut qu'être qualifié de mauvais dans la mesure où il nous a enfermés dans une spirale déflationniste.

Toujours au sujet de la BCE, celle-ci n'a rien fait depuis l'appréciation de 60 % de l'euro en quatre ans. Mais il y a pis ! Savez-vous, mes chers collègues, qu'entre 2002 et la fin de 2004 la BCE a réduit de 40 milliards de dollars ses réserves de change en devises étrangères ? Si elle avait voulu un tant soit peu freiner l'appréciation de l'euro et les délocalisations, elle aurait précisément fait l'inverse !

Avec la Constitution pour l'Europe, y aura-t-il une seule raison pour que cela change ? Malheureusement, je ne le crois pas.

Le pacte de stabilité ne dépend pas de ce texte, même s'il est indéniablement lié à notre système monétaire. Le président en exercice de l'Union, M. Jean-Claude Junker a opposé - vous ne pouvez l'ignorer, monsieur le Premier ministre -, le 18 janvier dernier, une fin de non-recevoir à l'exclusion des blocs de dépenses publiques !

Quant à l'objectif de stabilité des prix, il va désormais être constitutionnalisé par l'article I-30. En outre, l'article III-177 indique que les politiques économiques et monétaires doivent respecter quatre principes au premier rang desquels figure, bien sûr, la stabilité des prix.

Aucun mot sur l'emploi. Comme si, aujourd'hui, la plus grande menace était encore l'inflation et non le chômage !

Que pèsent, face à cela, les quelques déclarations lénifiantes sur l'emploi ou la politique sociale ?

En réalité, tout se tient. J'aborderai tout à l'heure, en présentant la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, la méfiance des eurocrates à l'égard des démocraties nationales et de leurs Etats. Le traité, tel qu'il a été rédigé, représente l'exaltation de l'inclination libérale au détriment de l'exigence démocratique à laquelle aurait pu, aurait dû répondre une autre construction européenne, plus intergouvernementale et plus souple.

C'est ainsi que triomphe aujourd'hui l'idée, somme toute très anglo-saxonne, d'une société civile mondiale dans laquelle n'ont aucune difficulté à se rejoindre les tenants d'un libéralisme excessif et ceux d'un socialisme originel. Ces deux courants partagent historiquement la même méfiance vis-à-vis de l'Etat. Ils considèrent tous deux qu'entre l'individu et le monde il n'y a rien, sinon de vagues organisations qui doivent permettre la cohabitation des identités, la suppression de tout cordon protecteur, de toute préférence communautaire et de toute restriction aux échanges, comme le précise l'article III-314 du traité. Bref, ce « logiciel » est celui de la mondialisation.

En outre, cette dérive va malheureusement, me semble-t-il, être accentuée par le nouvel équilibre des pouvoirs.

C'est ainsi que le traité va considérablement renforcer la Commission, qui est la seule dépositaire, dans le traité, du Graal, c'est-à-dire de « l'intérêt européen » au sens de l'article I-26. Or quelle est la philosophie de la Commission ? Elle consiste en une conception débridée du libre échange, dans laquelle on peut importer sans complexe le dumping fiscal, social ou environnemental.

Deux exemples récents sont éclatants, à cet égard.

D'abord, la semaine dernière, c'est Mme Danuta Hübner, commissaire chargée de la politique régionale, qui déclarait vouloir « faciliter les délocalisations en Europe. »

Ensuite et surtout, c'est la directive Bolkestein, qui invente une nouvelle notion, le dumping juridique, en faisant entrer dans le marché concurrentiel les réglementations nationales avec son principe du pays d'origine. Il s'agit là non seulement d'un nouvel appel à la délocalisation, mais aussi d'un facteur d'insécurité juridique qui ne peut en aucun cas créer un climat propice au développement économique.

Cette directive n'est pas, selon moi, un nouvel accident. Le but est toujours le même : la déconstruction des protections nationales et la négation de la notion de territorialité du droit. Son programme génétique est le même que celui de la Constitution : une intégration toujours plus poussée d'un « véritable marché intérieur des services ».

Certes, il est possible, pour des raisons d'opportunité politique, de la mettre sous le boisseau, mais, tôt ou tard, elle réapparaîtra, sans doute après le référendum, tant il est vrai que l'objectif économique est indissociable des objectifs idéologique et juridique.

Comment ne pas évoquer la question de l'adhésion de la Turquie, comme nous y invite explicitement l'article 2 de ce projet de loi constitutionnelle ?

Michel Rocard a eu cette phrase merveilleuse, que je livre à votre appréciation : « Nos opinions publiques renâclent visiblement à la perspective de l'adhésion turque parce qu'elles manquent d'outils intellectuels pour en saisir la nécessité. »

Effectivement, les Français sont, dans leur immense majorité, hostiles à l'adhésion de la Turquie et prennent progressivement conscience que Turquie et Constitution sont deux sujets étroitement liés.

Jean-Louis Bourlanges, comme souvent, a su trouver les mots qui illustrent parfaitement cette liaison à travers sa parabole du contrat de mariage et du choix des époux. Tout est dit : les liens, en fait, entre ces deux sujets sont multiples et je m'en tiendrai aux deux principaux.

Tout d'abord, la Constitution, c'est-à-dire l'approfondissement, constitue la réponse au processus d'élargissement. Cette dialectique - approfondissement, d'un côté, élargissement, de l'autre - a toujours été l'alpha et l'oméga de la Commission.

Dans le cas de la Turquie, le traité a largement anticipé cette adhésion. C'est ainsi qu'on a soigneusement écarté toute référence aux racines judéo-chrétiennes de l'Europe. Quant à la Charte, elle a également prévu une définition très élastique du principe de laïcité. D'ailleurs, la Turquie a été associée à la fois, en amont, aux travaux préparatoires de la convention et, en aval, à la signature à Rome, le 29 octobre 2004, de l'acte final.

L'autre lien concerne la prime de pouvoir formidable que la Constitution accorderont au pays le plus peuplé. L'article de Frédéric Bobay dans le mensuel Economie et prévision, mensuel sérieux, publié par le ministère des finances, est, à ce sujet, très éclairant. Il démontre que la nouvelle règle de vote permettrait à la Turquie de bloquer 75, 6 % des décisions du Conseil, contre 55, 7 % pour la France. Ainsi, le pays le moins européen deviendrait le pivot de la plupart des décisions européennes, qui couvriront des compétences de plus en plus larges, comme le prévoit la Constitution.

La Turquie deviendra donc de facto le décideur de premier rang en même temps que le premier demandeur de fonds publics européens, pour un montant prévu de 30 milliards d'euros au minimum. Il faut voir là une autre incohérence, un autre problème de compatibilité avec l'objectif du 1 % du budget européen. Mais on comprend mieux la motivation de M. Erdogan !

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