Intervention de Jacques Berthou

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 13 novembre 2013 : 1ère réunion
Juridiction unifiée du brevet — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jacques BerthouJacques Berthou, rapporteur :

Nous sommes saisis d'un projet de loi autorisant la ratification d'un accord international qui concerne la création d'un système juridictionnel unifié des brevets au niveau européen.

Malgré l'importance de ce texte, nous sommes appelés à nous prononcer dans l'urgence puisque le projet de loi, qui a été déposé au Sénat le 23 octobre, devrait être inscrit à l'ordre du jour de la séance du 21 novembre. En effet le gouvernement souhaite que la France soit l'un des premiers pays à ratifier cet accord.

J'ai donc procédé la semaine dernière à l'audition des différents responsables de ce dossier, au sein du ministère des affaires étrangères, du ministère de la justice et de l'INPI (Institut national de la propriété intellectuelle) sur ce sujet particulièrement technique et important.

Avant de décrire le contenu de cet accord, je voudrais vous décrire brièvement le fonctionnement actuel en matière de brevets.

Qu'est-ce qu'un brevet ?

Le brevet est un titre de propriété industrielle qui confère à son titulaire le droit pour une période limitée dans le temps (20 ans en règle générale) et sur un territoire donné, d'interdire à tout tiers non autorisé d'exploiter (c'est-à-dire de fabriquer, d'utiliser, de commercialiser ou d'importer) l'invention.

Le premier brevet industriel fut délivré en 1421 à Florence et c'est l'architecte et ingénieur Filippo Brunelleschi qui l'obtint pour une invention dans le domaine de la manutention de marchandises destinées au transport par bateau.

Plus tard, c'est à Venise que fut octroyé un second brevet, lorsqu'en 1469, la ville accorda à un assistant de Gutenberg, pour la durée de sa vie, le privilège d'imprimer, à l'exclusion de tout autre, par un système utilisant des caractères mobiles.

Chaque pays a ensuite mis en place son propre système de brevet. Ainsi, le système de brevets français s'appuie sur un droit dont l'origine remonte à la Révolution de 1789.

Un fascicule de brevet comporte deux parties. Les revendications définissent l'objet de la protection demandée. C'est la partie essentielle et juridiquement opposable du brevet.

La description (avec éventuellement les dessins) sert à interpréter les revendications. La description expose l'état antérieur de la technique, le problème technique et la solution apportée. La description sert à interpréter les revendications, mais elle ne crée pas de droit.

Le brevet est un outil majeur pour développer l'innovation. Il permet aux entreprises de rentabiliser, et donc de pérenniser, les investissements réalisés en recherche et développement.

Il participe aussi à la diffusion des innovations, en rendant publique l'invention et en facilitant la délivrance de licences d'exploitation.

Dans une économie basée sur la connaissance, les brevets représentent donc un des facteurs essentiels de l'innovation, de la croissance économique et de la compétitivité.

La procédure de délivrance des brevets se fait en plusieurs étapes.

Le dépôt est la première phase de la procédure susceptible d'aboutir à la délivrance d'un brevet. Il existe plusieurs voies de dépôts selon l'étendue territoriale de la protection que le déposant souhaite apporter à son invention.

- La voie nationale : elle est propre à chaque État qui définit lui-même ses critères de brevetabilité, ainsi que la procédure de dépôt et d'examen.

En France, la demande de brevet se fait auprès de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI).

Une fois la demande déposée à l'INPI, le déposant dispose d'une priorité d'un an pour demander l'extension de la protection en Europe ou à l'international. En pratique, près de 90 % des entreprises françaises utilisent la voie nationale pour leur premier dépôt.

L'INPI reçoit environ 17 000 demandes de brevets français et en délivre plus de 11 000 par an.

- La voie européenne, régie par la Convention de Munich de 1973, est gérée par l'Office européen des brevets (OEB), qui met en oeuvre une procédure de dépôt et d'examen centralisé suivant des règles uniformes.

A partir d'un seul dépôt auprès de l'Office, un brevet européen peut être délivré dans tous les pays désignés par le déposant, parmi les 38 pays membres de l'Office européen des brevets. Ce brevet européen se scinde ensuite en autant de brevets nationaux que de pays désignés.

Chaque année, l'Office européen des brevets reçoit près de 250 000 demandes (dont environ 180 000 par l'intermédiaire des offices nationaux) et délivre entre 50 000 et 60 000 brevets européens par an.

- Il existe également une procédure internationale, issue du traité PCT (« Patent cooperation treaty ») de 1970, gérée par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).

Elle permet, à partir d'une demande unique, de désigner les États où la protection est souhaitée parmi plus d'une centaine de pays.

Chacun des offices nationaux ou régionaux (tels que l'Office européen des brevets) des États désignés traite la demande selon ses règles propres.

Cette voie internationale n'aboutit donc pas à la délivrance d'un titre international mais à la délivrance de plusieurs brevets nationaux ou régionaux.

L'examen du brevet est l'opération consistant pour un office de la propriété industrielle à procéder à des recherches, afin d'identifier les antériorités susceptibles d'affecter la brevetabilité de l'invention qui fait l'objet de la demande de brevet.

La demande de brevet fait l'objet d'une publication avant toute délivrance. En France, elle intervient 18 mois à compter de la date de dépôt.

La délivrance du brevet est l'opération consistant pour un office de la propriété industrielle à accepter la demande de brevet déposée auprès de cet office.

Cette opération intervient, en général, plusieurs années après le dépôt de la demande.

J'en viens maintenant à la présentation du système du brevet européen et à ses lacunes.

Le brevet européen est né de la volonté des États d'édifier un système de brevets unifié à l'échelle de l'Europe dans un souci de simplification et de réduction des coûts pour les déposants.

A la suite de l'échec des tentatives pour instituer un brevet communautaire, la Convention de Munich du 5 octobre 1973 (dont on vient de fêter le quarantième anniversaire) a mis en place le système du brevet européen dans un cadre intergouvernemental. Il couvre aujourd'hui 38 États, dont l'ensemble des États de l'Union européenne et des pays tiers comme la Turquie et la Norvège.

Ce système repose sur une procédure unique de délivrance des brevets par le biais d'une seule demande auprès de l'Office européen des brevets situé à Munich.

Une fois délivré, le brevet européen éclate en un faisceau de brevets nationaux dans les États que son titulaire a désignés pour voir son invention protégée.

Le brevet européen n'est donc pas un titre unitaire, mais il demeure régi, après la procédure centralisée de délivrance, par les lois nationales.

Bien qu'il soit considéré comme le meilleur au monde, ce système se heurte à une triple limite.

La première tient au fait que la Convention de Munich a été élaborée il y a plus de trente ans et pour une dizaine de pays. Il est donc nécessaire de la moderniser pour l'adapter à l'augmentation du nombre d'Etats parties et aux évolutions technologiques survenues depuis 1973.

La deuxième est financière. Le coût d'accès au brevet européen est sensiblement plus élevé que celui du brevet américain ou japonais (on considère généralement qu'il est au moins 2 à 3 fois plus coûteux : le coût pourrait aller jusqu'à 36 000 euros pour une protection dans l'ensemble des Etats parties contre 2 000 euros aux Etats-Unis et 600 euros en Chine).

Cela tient à la multiplicité des procédures de validation, aux taxes de maintien en vigueur dans l'ensemble des pays désignés et à l'exigence d'une traduction intégrale du brevet dans les langues des pays désignés.

Certes, le Protocole de Londres a modifié le régime linguistique du brevet européen, en allégeant les exigences en matière de traduction, afin de réduire son coût.

Pour ce faire, il prévoit que, dorénavant, la « description » - c'est-à-dire la partie technique du brevet - ne fera plus l'objet de traduction dans les langues officielles des pays désignés.

En revanche, les « revendications » - c'est-à-dire la partie essentielle et juridiquement opposable du brevet - fait toujours l'objet d'une traduction dans les trois langues officielles de l'Organisation européenne des brevets, c'est-à-dire l'allemand, l'anglais et le français.

La troisième limite a trait à la sécurité juridique en l'absence d'harmonisation des litiges. Chaque brevet européen relève, en matière de contentieux, du juge national. Et rien ne garantit qu'une décision d'un juge dans un pays fasse l'objet, pour un litige identique, d'une même décision dans un autre pays.

Cela représente une lacune d'autant plus importante que les grands pays tiers (Chine, Etats-Unis) disposent, pour leur part, d'un système juridictionnel unifié.

L'idée d'un brevet de l'Union européenne assurant une protection uniforme sur tout le territoire européen - alors qualifié de « brevet communautaire » - a germé dès 1975.

Plusieurs tentatives ont avorté, en 2000 et en 2003.

Le Conseil des ministres de l'UE, au terme d'un long débat, avait alors constaté qu'il était impossible de recueillir l'unanimité requise, en raison notamment des questions touchant au régime linguistique.

En effet, l'Italie et l'Espagne, dont les langues sont respectivement la quatrième et la cinquième les plus parlées de l'espace communautaire, exigeaient de bénéficier du régime dont jouissent l'anglais, l'allemand et le français dans le cadre du brevet européen.

La Commission européenne a relancé les discussions en avril 2007 et a présenté deux nouvelles propositions en juin 2010. Toutefois, la négociation a échoué fin 2010, une fois encore en raison du régime linguistique : l'Espagne et l'Italie ont rejeté un régime fondé sur les seules langues française, anglaise et allemande.

Les 25 autres Etats membres de l'Union européenne ont alors décidé de s'engager dans une « coopération renforcée ».

Je rappelle que la « coopération renforcée » est un mécanisme qui permet aux Etats membres qui le souhaitent d'aller plus vite et plus loin en matière d'intégration sans en être empêchés par les autres, sur le modèle de l'euro ou de Schengen.

12 pays, dont la France, en ont fait formellement la demande dès décembre 2010, rejoints progressivement par les autres Etats membres.

En mars 2011, le Conseil de l'Union européenne a adopté la décision autorisant, conformément à l'article 20 du traité sur l'Union européenne, une coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection unitaire par brevet.

En réaction, l'Espagne et l'Italie ont saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'un recours en annulation contre la décision du Conseil autorisant la coopération renforcée en mars 2011.

Les négociations relatives à la mise en oeuvre de cette coopération renforcée ont conduit, le 10 décembre 2012, le Conseil des ministres à trouver un accord sur les deux règlements de l'UE mettant en oeuvre la coopération renforcée (l'un portant sur la création du titre de propriété intellectuelle, et l'autre sur le régime des traductions).

Parallèlement, des négociations ont été menées en vue de créer une juridiction unifiée des brevets.

Les premiers travaux menés ont abouti en 2009 à un projet d'accord sur la création d'une juridiction ayant compétence exclusive à la fois pour les brevets européens et pour les brevets européens à effet unitaire.

Ce projet d'accord avait vocation à être conclu, d'une part, par l'Union européenne et ses Etats membres et, d'autre part, par les Etats tiers à l'Union européenne et parties à la Convention sur le brevet européen.

En juin 2009, au regard des interactions fortes entre cette future juridiction et l'ordre juridique de l'union européenne, le Conseil a demandé à la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) de rendre un avis sur la compatibilité de ce projet d'accord avec le droit de l'Union européenne.

Dans son avis rendu le 8 mars 2011, la Cour a conclu que le système envisagé n'était pas compatible avec les dispositions du droit de l'Union.

Les Etats membres ont procédé en conséquence à plusieurs modifications : ils ont ajouté des garanties destinées à s'assurer que les mécanismes de mise en oeuvre du droit de l'Union, applicables à l'égard des juridictions des Etats membres, le seraient également à l'égard de la future juridiction et sont convenus que la future juridiction devrait prendre la forme d'une juridiction « commune aux Etats membres », ce qui emportait deux conséquences : l'exclusion de la participation d'Etats tiers à l'accord, ainsi que celle de l'Union européenne.

Les négociations se sont ensuite poursuivies parallèlement à celles concernant la mise en oeuvre de la coopération renforcée.

Dans la dernière partie de ces négociations (fin 2011-juin 2012), la difficulté a porté sur le choix du siège de la division centrale de la nouvelle juridiction, Paris, Munich et Londres le revendiquant.

Après de longues négociations, une solution a finalement pu être trouvée lors du Conseil européen de juin 2012.

L'accord relatif à une juridiction unifiée du brevet a été signé le 19 février 2013 par les tous les Etats membres de l'Union européenne, à l'exception de l'Espagne, de la Pologne. La Croatie a indiqué sa volonté de rejoindre la coopération renforcée sur le brevet européen à effet unitaire et l'accord international sur la juridiction unifiée des brevets.

Le schéma juridictionnel envisagé repose sur une juridiction unifiée, compétente à la fois pour les brevets européens « classiques » et les nouveaux brevets européens, dits « à effet unitaire ».

La juridiction aura compétence exclusive pour connaître des actions relatives à la contrefaçon et à la nullité des brevets européens au sens de la convention de Munich et des brevets européens à effet unitaire.

La juridiction se composera d'un Tribunal de première instance et d'une Cour d'appel.

Le Tribunal de première instance comprendra une division centrale, des divisions locales (jusqu'à 4 par pays), et/ou des divisions régionales, créés par deux Etats ou plus.

S'agissant de la division centrale, elle se compose de trois sections spécialisées par matière, situées respectivement à Paris (siège de la division), Londres et Munich.

S'agissant de la Cour d'appel, elle sera située à Luxembourg.

La juridiction saisira la Cour de justice de l'Union européenne de questions préjudicielles afin de garantir le respect du droit communautaire.

Enfin, on peut relever que le greffe sera également situé à Luxembourg et qu'un centre de médiation et d'arbitrage doit également être créé, dont le siège sera situé à Lisbonne et Ljubljana.

Un cadre de formation des juges aura son siège à Budapest afin d'assurer et de renforcer l'expertise des juges dans les domaines technique et juridique.

Que faut-il penser de cet accord ?

D'une manière générale, la France a apporté un soutien constant au principe du brevet dit « communautaire », puis du brevet européen à effet unitaire. En effet, l'unification du régime du brevet en Europe permettra de stimuler l'innovation et la compétitivité de nos entreprises, par une baisse des coûts et une simplification des procédures.

L'accord sur la juridiction unifiée du brevet est particulièrement favorable pour la France. En effet, les négociations ont permis de conforter la place du français dans le système européen du brevet, puisque c'est le régime trilingue qui sera d'application pour le brevet européen à effet unitaire. La préservation de la langue française mérite d'être d'autant plus soulignée que plusieurs États membres ont clairement plaidé au cours de cette négociation en faveur d'un régime « tout anglais ».

Elles ont également permis d'obtenir que Paris soit le siège de la division centrale de la juridiction. Ce faisant, la place de Paris est consacrée comme lieu majeur en matière de propriété industrielle.

Enfin, la France a obtenu que le président du tribunal de première instance qui sera le premier à siéger sera de nationalité française.

Cela est loin d'être négligeable, au regard du rôle majeur qu'il jouera dans la mise en place de l'ensemble des règles de procédures de la nouvelle juridiction, plus globalement de son fonctionnement.

Sur proposition du rapporteur, la commission adopte le projet de loi et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.

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