« Il n'était pas utile de déclencher un traumatisme avec les Anglais. J'ai réécrit mon texte en remplaçant le mot fédéral par communautaire , ce qui signifie exactement la même chose. » C'est en ces termes d'une admirable honnêteté que Valéry Giscard d'Estaing livrait, dans le Wall Street Journal du 7 mars 2003, la nature et la finalité du projet de constitution européenne.
On peut être pour. On peut être contre. Mais qui oserait douter encore de la nature fédérale - ouvertement fédérale - du projet que l'on nous demande de constitutionnaliser aujourd'hui, et avec le sourire ?
N'oublions pas qu'à l'origine l'union de l'Europe est née de la paix conclue entre des nations libres, redevenues souveraines. Trois décennies après le traité de Rome, c'était au tour des peuples de l'Est de retrouver le chemin de la liberté et de la démocratie. C'est bien cette paix entre peuples souverains, après l'effondrement successif de deux idéologies supranationales - le nazisme et le communisme -, qui a permis de rapprocher les Européens, et non l'inverse.
Depuis quinze ans, l'Europe et le monde ont changé d'époque, abordant de nouveaux défis : l'ouverture des marchés et la globalisation, l'effondrement démographique, la crise de l'autorité, la fracture sociale, la montée des intégrismes, la menace écologique ou encore l'uniformisation culturelle et linguistique.
Dans ce monde nouveau, et face à ces défis du XXIe siècle, a-t-on raison de faire l'Europe, telle que Monnet l'avait imaginée pendant la guerre ?
Dans le village planétaire qui caractérise le monde moderne, vouloir, comme Charlemagne, unifier des Etats européens géographiquement proches, ne relève-t-il pas d'un anachronisme effarant ?
A l'heure de l'atome, de la puce et des grands réseaux, ne voyons-nous pas que la puissance dépend moins de la masse que de la souplesse et de la réactivité ?
Ne sommes-nous pas en train de défaire l'Europe, en voulant imposer d'un même pas 90.000 pages de réglementation sur tous sujets, de Séville à Riga, de Dublin à Ankara ?
Oui, j'ai bien dit « Ankara », car M. le Premier ministre ne m'a pas convaincu : nul ne pourra chasser l'affaire turque du débat constitutionnel. Architecture et surface constituent une seule et même question. Les négociations d'adhésion sont ouvertes et l'on n'a jamais vu de pays pré-adhérent ne pas adhérer à l'Union européenne. De multiples façons, la Turquie a déjà plus qu'un pied dans la porte. Or, on ne peut pas nous demander, à nous ici, et en juin aux Français par référendum, d'approuver la constitution européenne en laissant fictivement planer un doute sur l'entrée de la Turquie.
Qui peut dire, les yeux dans les yeux, qu'il signerait un contrat de mariage sans être sûr de l'identité de la mariée ?...
Oui, mes chers collègues, le choix que nous avons à exprimer aujourd'hui dans cette enceinte, et que nous renouvellerons en congrès, à Versailles, dans quelques semaines, est sans aucun doute le choix plus important, le plus décisif, le plus irréversible - et je pèse mes mots - de tous ceux que nous aurons jamais à faire de toute notre vie publique.