Lorsque le Président de la République a dit qu'il y aurait un référendum, nous nous sommes demandés qui il engageait. La parole de l'actuel Président ne peut engager la décision de son successeur. En effet, le Président de la République reste souverain en la matière et il se détermine en fonction des circonstances.
Dès lors, vous étiez pris dans un engrenage. Il était devenu nécessaire de prévoir une révision constitutionnelle. Dorénavant, tout traité d'adhésion d'un nouveau candidat à l'Union européenne - à l'exception de trois Etats - serait soumis obligatoirement à référendum !
Tout d'abord, je me suis demandé pourquoi on accordait un avantage à trois autres pays des Balkans dont deux sont, à tous points de vue, très proches de la Turquie. Ces pays ne peuvent d'ailleurs se prévaloir de droit acquis. Ils n'ont pas la garantie que la France ne modifiera pas ses procédures internes de ratification inscrites dans la Constitution.
Par ailleurs, comment la Turquie pourrait-elle ne pas considérer qu'elle fait l'objet d'une méfiance, d'une discrimination bizarre ? Pourquoi lui imposer une procédure différente de celle qui prévaudra pour la Bulgarie et pour la Roumanie ?
Et comme on ne veut pas que la Turquie soit le seul pays concerné, on décide que le référendum sera obligatoire pour tous les pays. Mes chers collègues, nous nageons en pleine absurdité !
Ainsi, s'il s'agit bien d'une révision constitutionnelle et non d'un simple tour de passe-passe constitutionnel, dorénavant, le traité d'adhésion à l'Union de tous les Etats européens qui satisferont aux conditions devra, en France, être approuvé par référendum !
La procédure du référendum obligatoire s'appliquera donc pour l'Ukraine - il s'agit en effet d'une question importante - mais aussi pour la Suisse, si elle se décide, pour la Norvège, si elle revient, pour Monaco ou Andorre, en tout cas pour la Bosnie, pour la Moldavie, pour la Macédoine !
Qu'on ne s'y trompe pas : comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel, il est impossible, sauf à trahir une exigence de loyauté, de poser une question complexe par la voie du référendum ! En d'autres termes, on ne peut pas poser plusieurs questions appelant une seule réponse. C'est la moindre des logiques.
Ne croyez pas qu'il sera possible, comme cela a été fait récemment, de décider de l'adhésion de dix Etats dans un seul traité. Il faudra alors poser dix questions différentes. Vous voyez où cela nous conduirait !... Il faudrait une succession de référendums.
Pour rassurer certains Français, vous procédez donc à une révision constitutionnelle inopportune et, ce faisant, vous désavouez la pratique constante qui a été celle des Présidents de la République depuis 1958 en matière de ratification de traités internationaux.
J'ai vérifié : jusqu'à ce jour, seuls deux traités ont été soumis à référendum et tous deux d'ailleurs concernaient l'Europe. Le premier, qui eut lieu en 1972, portait sur l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne. On comprend qu'en raison de la position qu'avait adoptée le général de Gaulle, Georges Pompidou, alors président de la République, ait ressenti la nécessité d'obtenir l'adhésion des Français. Le second traité soumis à référendum fut celui de Maastricht !
En fait, seul le traité de 1972 concernait l'adhésion d'un nouvel Etat et il avait eu lieu avant que le Conseil constitutionnel n'exerce les contrôles que l'on sait et ne prenne la jurisprudence que l'on sait.
Et récemment, alors que l'Union européenne a vu sa population s'accroître de 100 millions d'habitants en accueillant dix nouveaux pays, le Président de la République a-t-il choisi la voie référendaire ? Il s'en est bien gardé.
Pourquoi, aujourd'hui, le référendum deviendrait-il obligatoire pour toutes les adhésions nouvelles, y compris pour les plus insignifiantes et les plus indifférentes aux Français ?
Enfin, cette réforme est détestable sur le plan constitutionnel, car elle est proposée à la va-vite, pour des raisons circonstancielles. Elle réussit, cumul extraordinaire, à porter atteinte à la fois aux prérogatives du Président de la République, aux pouvoirs du Parlement et, disons-le, à l'essence même du référendum, c'est-à-dire à l'expression de la souveraineté populaire.
Premièrement, cette réforme porte atteinte aux pouvoirs du Président de la République.
Lorsqu'il s'agit de la ratification d'un traité international, le Président de la République a le choix entre la voie parlementaire et la voie référendaire. On conçoit que la Constitution de 1958 lui ait donné ce choix.
Lorsqu'il s'agit d'une question décisive - le traité de Maastricht, la création de l'euro et la disparition de la monnaie nationale - le Président de la République demande aux Français de se prononcer.
Lorsqu'il s'agit de ce que j'appellerai la marche ordinaire des choses, le Président de la République utilise la voie parlementaire. Si l'on supprime une des deux branches de l'alternative, le choix n'existe plus.
Ainsi, le Président de la République vous demande de lier les mains de ses successeurs. Dorénavant, ils n'auront plus le choix : ce sera le référendum dans tous les cas. La voie parlementaire est fermée.
Dans une Constitution comme la nôtre, retirer au Président de la République la possibilité de décider que, ici, la voie parlementaire s'impose et que, là, s'agissant d'une matière exceptionnelle, il faut recourir au référendum, c'est réduire sa liberté d'action et ses pouvoirs.
Deuxièmement, cette réforme constitutionnelle porte atteinte aux pouvoirs du Parlement.
J'ai procédé à des vérifications dans toutes les constitutions, et Dieu sait que nous sommes, nous, Français, de grands spécialistes en matière de fabrication de constitutions ! Nous sommes les plus grands producteurs démocratiques de constitutions. Nous en sommes à la quatorzième en deux siècles !
Dans aucune Constitution républicaine depuis la Révolution française - en 1791, le roi régnait encore, mais, selon Condorcet, c'était déjà la République puisqu'on respectait les droits de l'homme - on n'a songé à retirer au Parlement cette prérogative essentielle que constitue la ratification des traités internationaux.
Or le présent projet de loi constitutionnelle vise justement à limiter cette prérogative substantielle. Dorénavant, il sera dessaisi dans un des domaines les plus sensibles pour nous, de ceux qui comptent le plus : l'Union européenne !
Et une pareille révolution institutionnelle découlerait de pures considérations tactiques en vue de gagner le référendum ! Dieu merci, on le gagnera sans cela !
Dans le même temps, on porte un autre coup au Parlement. Non seulement il n'aurait plus le pouvoir de ratifier les traités d'adhésion de nouveaux Etats à l'Union européenne, mais en outre, il serait privé du débat qui est prévu à l'article 11 de la Constitution.
Rappelez-vous, mes chers collègues, en 1995, lors de la discussion du projet de loi constitutionnelle, le Sénat - je n'y siégeais pas encore - sur l'initiative de M. Jacques Larché, a exigé qu'en cas de recours au référendum, aux termes de l'article 11 de la Constitution, le Gouvernement organise un débat préalable au Parlement. C'est bien la moindre des choses !
Finalement, toutes les forces vives de la nation - partis, syndicats, associations, cercles de pensée... - débattraient d'une question soumise au référendum. Toutes, à l'exception du Parlement, forum pourtant privilégié du débat démocratique !
Je sais bien que l'on va nous rétorquer : « Attention, ne confondez pas : il ne s'agit pas de l'article 11, mais de l'article 88-7 ! ». Soyons sérieux ! Il est toujours question d'un traité et d'un référendum.
Les dispositions actuelles de la Constitution méritent d'être conservées. Il serait inconcevable, mes chers collègues, d'abandonner aujourd'hui ce que vous avez exigé en 1995, à savoir que tout référendum doit être obligatoirement précédé d'un débat au Parlement !
Et ne croyez pas que l'on puisse s'en remettre sur ce point à la bonne volonté de l'exécutif. Bien sûr, je ne doute point que l'intention première du gouvernement sera d'organiser un tel débat. Pour autant, ce qui vient de se passer avec la Turquie est loin de me laisser penser que, pour les questions difficiles, il en sera ainsi.
Il ne s'agit pas ici d'accorder une faculté au Parlement. Il s'agit tout simplement que celui-ci conserve intactes les prérogatives essentielles qui lui sont données par la Constitution, à savoir, pour le principal, la ratification des traités européens, pour le subsidiaire, le débat préalable à tout référendum.
Troisièmement, cette réforme constitutionnelle porte atteinte au référendum lui-même.
Pour nous, républicains du début du XXIe siècle, le référendum, expression directe de la volonté du peuple, pose toujours de graves problèmes. Il n'est qu'à voir l'inquiétude que certains éprouvent à son égard !
Nous le savons tous, un référendum est difficile et aléatoire ; bien d'autres réponses se mêlent à la question posée. C'est toujours une épreuve politique majeure.
Je conçois que l'on y fasse recours pour une question essentielle. Mais aucun de nous ne souhaite que le référendum devienne, sinon une pratique quotidienne, en tout cas un rituel obligatoire pour des questions mineures.
J'ai déjà évoqué la liste des pays européens aptes à demander leur adhésion à l'Union européenne. Imaginez-vous un référendum sur la Norvège ? Sur la Suisse ? Imaginez-vous un référendum sur la Bosnie ? Sur le Monténégro un jour ? Sur la Macédoine à n'en pas douter ? Imaginez-vous les concitoyens français se précipiter pour voter ? Pensez-vous obtenir à ce moment-là un taux de participation de nature à montrer que la démocratie directe est bien enracinée en France comme elle l'est chez nos amis suisses ?
La participation sera dérisoire et le référendum inutile ! En outre, il sera fort coûteux : pour avoir contrôlé ce type d'opérations lorsque j'étais président du Conseil constitutionnel, je sais qu'elles ne sont pas simples à organiser.
En outre, si d'autres questions se mêlent à la question posée, le référendum se transformera en question de confiance, directement posée par le Président de la République au pays. Il faut absolument éviter cela. En pensant renforcer le référendum en en étendant le champ, vous ne faites en réalité qu'en préparer l'affaiblissement, pour ne pas dire la dégradation, dans des scrutins inutiles.
Alors qu'ils sont, je le répète, juridiquement inutiles, politiquement inopportuns au regard des enjeux, constitutionnellement détestables, pourquoi la Haute Assemblée adopterait-elle les articles 2 et 4 du projet de loi ? Nous aurons à de multiples reprises l'occasion de reparler de la Turquie ! Il s'agit d'un problème à échéance lointaine.
Nous avons tous l'obligation - même si nous n'en sommes pas tous convaincus - d'ouvrir la voie, dans les meilleures conditions possibles, à la campagne référendaire sur le traité constitutionnel. Il s'agit de se prononcer pour ou contre la Constitution européenne. L'objet du débat est celui-là et uniquement celui-là.
La seule voie à suivre aurait été d'examiner sereinement la meilleure façon d'organiser les pouvoirs donnés au Parlement par le traité européen. Le débat aurait été clair, circonscrit. Puis, la réunion du Parlement en Congrès aurait ouvert la campagne référendaire.
Ce n'est pas la voie qui a été choisie. Il aurait pourtant été si simple de dire que le référendum sur la Turquie n'aurait lieu que dans douze ou quinze ans et qu'il serait temps, à ce moment-là, d'envisager une révision constitutionnelle. Et si vous étiez vraiment pressés, vous auriez pu procéder à la révision constitutionnelle à l'automne prochain, après que le pays aura, je l'espère, adopté le traité constitutionnel, adoption que la présence dans le texte des articles 2 et 4 n'aura certainement pas favorisée.