Le 3 octobre dernier, la commission des affaires européennes a adopté une proposition de résolution portant avis motivé sur le non-respect du principe de subsidiarité par une proposition de règlement qui prévoit la création d'un Parquet européen. Cette proposition est devenue résolution du Sénat à l'expiration du délai de huit semaines laissé aux parlements nationaux pour prendre position sur cette question de subsidiarité. Un nombre significatif de parlements nationaux ont également adopté de tels avis motivés : c'est la deuxième fois que les parlements nationaux utilisent ainsi les nouveaux pouvoirs que leur attribue le traité de Lisbonne, en adressant un « carton jaune » à la Commission européenne.
Le traité de Lisbonne a rendu possible la création d'un Parquet européen en lui donnant une base juridique qui figure à l'article 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
Selon le traité, ce Parquet peut être créé par une décision du Conseil statuant à l'unanimité, après approbation du Parlement européen. Sa mission serait de combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Toutefois, le Conseil européen pourrait décider d'étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière. Pour ce faire, il devrait statuer à l'unanimité, après approbation du Parlement européen et après consultation de la Commission.
Tel que l'envisage la Commission européenne dans sa proposition, les missions du Parquet européen seraient limitées à la protection des intérêts financiers de l'Union. Il serait créé sous la forme d'un office intégré de l'Union s'appuyant sur les systèmes judiciaires nationaux. Il s'agirait d'un nouvel organe doté de la personnalité juridique. Il bénéficierait de garanties d'indépendance et devrait rendre compte de ses activités. Le texte précise les mesures d'enquête qui pourraient être accomplies par le Parquet européen tout en permettant l'application de règles de droit national. Il établit l'admissibilité devant les juges du fond des éléments de preuve que le Parquet aurait recueillis et prévoit des garanties procédurales pour les personnes suspectées. Les juridictions nationales exerceraient le contrôle juridictionnel de l'ensemble des actes d'enquête et de poursuite attaquables du Parquet européen. Elles pourraient adresser des questions préjudicielles à la Cour de justice sur l'interprétation des dispositions pertinentes du droit de l'Union. Le Parquet européen devrait avoir des relations privilégiées avec Eurojust qui est parallèlement réformé par un autre texte qui nous a été transmis.
Sur le principe, nous ne pouvons qu'accueillir favorablement la démarche de la Commission. Dans une résolution du 15 janvier 2013, sur le rapport que j'avais présenté et dont j'avais rendu compte ici-même, le Sénat a soutenu la création d'un Parquet européen. Nous avions jugé possible de procéder par étapes en commençant par la protection des intérêts financiers de l'Union, tout en souhaitant une extension rapide à la criminalité grave de nature transfrontière. Dès lors qu'il s'agit de protéger les intérêts financiers de l'Union, une action européenne répond à un besoin manifeste d'un pilotage et d'une coordination renforcés.
Cependant, il faut aussi examiner si la démarche retenue par la Commission européenne répond correctement à cet objectif. Or, celle-ci a privilégié une formule très intégrée dont on peut craindre qu'elle ne réussisse pas à s'imposer dans la pratique face aux réticences prévisibles des États membres. Le Parquet européen serait, en effet, dirigé par un procureur européen nommé par le Conseil avec l'approbation du Parlement européen, pour un mandat de huit ans non renouvelable. Il serait assisté de procureurs adjoints nommés dans les mêmes conditions et de procureurs délégués dans les États membres qu'il nommerait lui-même et qu'il pourrait révoquer.
Dans notre résolution, nous nous étions prononcés pour un Parquet européen de forme collégiale, désignant en son sein un président, le cas échéant avec une rotation par pays, et s'appuyant sur des délégués nationaux dans chaque État membre. Cette formule souple était apparue comme la plus adaptée pour que le Parquet européen puisse progressivement s'ancrer dans les systèmes nationaux et être accepté par les praticiens des États membres. C'est aussi cette voie qu'a préconisée la position commune franco-allemande. En faisant un choix beaucoup plus centralisateur et directif, la Commission européenne va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif d'un meilleur pilotage et d'une coordination renforcée.
Or, selon le principe de subsidiarité, l'Union ne doit intervenir que « dans la mesure où » cela est nécessaire pour atteindre un objectif.
Nous avons donc considéré que la proposition de la Commission européenne soulevait une difficulté au regard de la subsidiarité.
J'ajoute que, compte tenu de l'opposition de certains États membres, ce Parquet européen ne pourra vraisemblablement être créé que par la voie d'une coopération renforcée. Dans notre résolution, nous avions indiqué que, faute d'unanimité au Conseil, cette procédure devrait être mise en oeuvre. Il me paraît donc essentiel que la formule proposée soit suffisamment souple pour recueillir un consensus parmi au moins neuf États membres, seuil requis par le traité pour le lancement de la coopération renforcée.
Or, en proposant un schéma beaucoup plus rigide, qui s'écarte de la position commune franco-allemande, la Commission européenne a pris le risque de faire échouer le processus. Très discutable du point de vue de la subsidiarité, le texte de la Commission me paraît donc également critiquable en termes d'opportunité.
En vertu des traités, si dans ce domaine de la coopération judiciaire pénale, un quart des parlements nationaux adopte un avis motivé sur le non-respect du principe de subsidiarité, alors la Commission doit réexaminer le texte (le seuil est d'un tiers dans les autres domaines).
Or, ce sont 18 des 56 voix attribuées aux parlements nationaux qui ont adopté un avis motivé sur le non-respect de la subsidiarité : la Chambre des représentants de Chypre (2 voix) ; le Sénat français (1 voix) ; l'Assemblée nationale de Hongrie (2 voix) ; les deux chambres du Parlement irlandais (2 voix) ; le Parlement maltais (2 voix) ; les deux chambres du Parlement néerlandais (2 voix) ; le Sénat de la République tchèque (1 voix) ; la Chambre des députés de Roumanie (1 voix) ; les deux chambres du Parlement du Royaume-Uni (2 voix) ; l'Assemblée nationale de Slovénie (1 voix) ; le Parlement suédois (2 voix).
C'est donc le deuxième « carton jaune » adressé par les parlements nationaux après celui qui avait concerné le paquet « Monti II ».
Que constate-t-on à la lecture de ces avis ? Certains parlements ne sont pas favorables à la création d'un Parquet européen et privilégient un renforcement des outils comme Eurojust ou l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) : c'est le cas du parlement irlandais, du parlement néerlandais, de la Chambre des communes et de la Chambre des lords. L'Assemblée nationale de Hongrie est allé jusqu'à dénoncer l'atteinte à la souveraineté nationale. La Chambre des représentants de Chypre appelle aussi à un renforcement de la coopération et des outils existants. D'autres parlements rejoignent notre position : ils sont favorables à la création du Parquet européen avec une forme collégiale : c'est le cas du Sénat polonais, du parlement maltais, de la Chambre des députés de Roumanie. Le Sénat tchèque trouve le texte prématuré et mal conçu. Il souligne la valeur ajoutée d'une coopération entre des « procureurs européens délégués » compétents au sein de leurs États membres pour lutter contre la fraude et la criminalité transnationales.
Je précise que le Bundestag allemand, dans le contexte post-électoral de l'Allemagne, n'était pas en mesure de formaliser une position sur cette question. Le Bundesrat a, quant à lui, critiqué la proposition de la Commission européenne mais sous la forme d'un simple avis politique qui n'est pas comptabilisé au titre du contrôle de subsidiarité tel que prévu par les traités.
L'Assemblée nationale n'a pas adopté d'avis motivé. En pratique, elle utilise peu cette procédure ; sur le fond, elle avait exprimé dans une résolution, adoptée au titre de l'article 88-4 de la Constitution, une position qui rejoint celle du Sénat en faveur d'un Parquet de forme collégiale.
Le contrôle de subsidiarité n'a pas seulement pour objet de contester le principe d'une action européenne. Il permet aussi aux parlements nationaux de signifier directement à la Commission européenne que les moyens qu'elle propose de mettre en oeuvre pour atteindre un objectif déterminé ne sont pas adaptés.
La Commission européenne doit accepter ce dialogue direct avec les parlements nationaux et prendre en compte leurs avis. C'est la condition même d'un meilleur contrôle démocratique au sein de l'Union européenne.
La Commission européenne n'a pas apprécié la position du Sénat. Mais elle ne peut pas être surprise. Nous avions clairement exprimé notre souhait d'un Parquet européen de forme collégiale dans notre résolution de janvier dernier. On ne peut donc que déplorer de voir la Commission ne tenir aucun compte des positions claires qui lui sont adressées. Elle a au contraire retenu une formule centralisée, inspirée des États-Unis, qui manifestement ne correspond pas à nos traditions juridiques et qui serait vraisemblablement vouée à l'échec.
Elle doit dire prochainement quelle sera sa position par rapport à ce « carton jaune ». Je rappelle qu'à l'issue d'un réexamen, elle peut décider soit de maintenir le projet, soit de le modifier, soit de le retirer. Sa décision doit être motivée.
En attendant de connaître la position de la Commission européenne, nous ne pouvons que réaffirmer que nous sommes très favorable à la création d'un Parquet européen. Mais nous voulons qu'il soit collégial et bien articulé avec les systèmes judiciaires nationaux. Il devrait être compétent non seulement pour les fraudes au budget communautaire, mais aussi pour l'ensemble de la grande criminalité transfrontière.