Ce projet de budget poursuit le mouvement engagé l'an passé pour accélérer le rattrapage budgétaire des crédits de la mission « justice » : ils progressent de 1,7 % contre 1 % en moyenne pour le budget de l'État.
L'engagement pris par la garde des sceaux dans le cadre de la programmation triennale, est donc tenu.
Les crédits des quatre programmes que je vous présente, concernant la justice judiciaire et l'accès au droit, progressent même davantage, de 2,5 %.
Cependant, les retards accumulés depuis tant d'années sont tels que ces augmentations successives ne peuvent les compenser tous.
Paradoxalement, les efforts engagés suscitent des impatiences à leur mesure. Si les représentants des magistrats et des personnels judiciaires que j'ai entendus ont tous reconnu que, dans un contexte budgétaire très difficile, la justice s'en sortait notablement mieux que d'autres, ils ont aussi insisté sur les lacunes et les importants retards à combler, regrettant que les crédits proposés ne soient pas suffisants pour y parvenir.
Quelques mots sur le budget relatif à la conduite et au pilotage de la justice et sur celui du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
L'essentiel des progrès enregistrés par le premier, en hausse de 3,8 %, provient des opérations immobilières (avec la préparation du regroupement de tous les services administratifs dans un immeuble situé porte d'Aubervilliers) et des chantiers informatiques. Or, on ne peut que constater, pour s'en étonner, qu'aucun crédit supplémentaire ne concerne le développement de l'application « Portalis », qui doit être, pour les juridictions civiles, ce que « Cassiopée » est aux juridictions pénales : une chaîne applicative unique, consultable à partir de n'importe quelle juridiction. La raison en est que le projet n'a pas encore dépassé le stade de l'esquisse : selon les prévisions, il faudrait compter encore un an et demi pour la conception, deux ans pour le développement et jusqu'à six ans pour son déploiement complet. On ne peut que regretter que le chantier n'ait pas été engagé plus tôt et appeler à hâter le mouvement : comme l'ont montré Virginie Klès et Yves Détraigne, le développement d'une telle application est la condition sine qua non de nombre des réformes de l'organisation judiciaire envisagées, à l'instar du guichet universel de greffe.
Les crédits dévolus au CSM n'appellent pas de remarque particulière. Je souhaite toutefois attirer votre attention sur un revirement récent de la jurisprudence du Conseil d'État, qui n'est pas sans poser de questions. Jusqu'à présent, le Conseil d'État refusait de connaître des avis rendus par le CSM sur les propositions de la direction des services judiciaires. Or, il a abandonné sa jurisprudence par un arrêt du 29 octobre dernier. Ce faisant, il a soumis le CSM au même contrôle restreint qu'il impose à une commission administrative paritaire. Un tel revirement de jurisprudence ne manque pas de nous laisser perplexes, s'agissant d'une institution qui a rang constitutionnel et à laquelle les articles 64 et 65 de la Constitution confient le soin d'assurer, aux côtés du Président de la République, l'indépendance de l'autorité judiciaire. Les pouvoirs constitutionnels de proposition du CSM, pour les postes de chefs de juridictions du siège ou de conseillers à la Cour de cassation seront-ils, eux aussi, soumis à l'examen de la juridiction administrative ?
M. Vincent Lamanda, que j'ai interrogé sur ce point, a fait valoir que nulle part ailleurs en Europe, les décisions de nomination des conseils supérieurs de la magistrature ne sont soumises au contrôle de la juridiction administrative. Je pense que nous aurons à nous pencher sur ce point, pour réfléchir au moyen de conforter le CSM dans le rôle qui est le sien.
J'en viens à l'examen du budget relatif à l'aide juridictionnelle et aux moyens des juridictions. Si un geste, dont on doit se réjouir, est fait en direction des fonctionnaires de catégorie C, aucune revalorisation indemnitaire n'est prévue pour les greffiers, qui attendent depuis dix ans. Il faut absolument qu'une mesure intervienne en leur faveur en 2015, si l'on ne veut pas que leur déception soit à la hauteur du dévouement dont ils ont fait preuve jusqu'à présent.
Plus encore que le précédent, le présent projet de budget est de transition : il s'efforce d'assumer le coût des réformes passées, en même temps qu'il prépare celles à venir.
Si le nombre de créations nettes d'emplois est inférieur à celui de l'an passé (45 contre 142), il recouvre des mouvements importants : 130 emplois de catégorie C, économisés grâce aux gains de productivité permis par les nouvelles applications informatiques, sont convertis en 130 emplois de greffiers. 63 postes de magistrats sont créés, mais 42 postes de greffiers en chef sont supprimés.
Ces nouveaux emplois créés ou redéployés continuent d'être affectés à des réformes passées :
- celle des tutelles, puisqu'il s'agit maintenant d'assurer la révision annuelle des mesures de plus de cinq ans ;
- celle de la collégialité de l'instruction. Toutefois, l'entrée en vigueur de celle-ci serait repoussée d'un an par un amendement adopté à l'Assemblée nationale ;
- celle de l'hospitalisation d'office, dont les conditions ont été rendues plus rigoureuses pour les juridictions par la loi du 27 septembre 2013.
Dans le même temps, une part des emplois créés doit préparer le succès de réformes à venir : celle de la lutte contre la récidive, celle du parquet financier, celle des juridictions commerciales.
Le nombre de créations d'emplois de magistrats ces deux dernières années est le plus élevé depuis dix ans. Pourtant, les organisations syndicales se plaignent qu'il n'en paraisse rien en juridiction.
Il y a plusieurs explications à cela. Les efforts engagés sont contrecarrés par trois phénomènes :
- les dix prochaines années verront le départ à la retraite de classes d'âge de fonctionnaires et de magistrats parmi les plus nombreuses. La justice paie ici le coût d'une absence de gestion prévisionnelle des emplois suffisantes, les années passées ;
- le nombre très élevé des vacances de postes : elles représentent 4,3 % de l'effectif pour les magistrats et 7,6 % pour les personnels. Bien souvent, lorsqu'un nouveau magistrat ou fonctionnaire arrive en poste, il comble un manque, sans apporter un bénéfice supplémentaire ;
- les difficultés de recrutement : tous les postes ouverts au concours ne sont pas pourvus, faute que les candidats aient le niveau suffisant. S'ajoute à cela un phénomène purement conjoncturel : il se déroule environ deux ans - le temps de la formation à l'École nationale de la magistrature (ENM) ou l'École nationale des greffes (ENG) - entre la création d'un emploi et l'arrivée en juridiction. Ainsi, c'est cette année seulement que les créations intervenues en 2012 se feront sentir. Les juridictions subissent encore aujourd'hui les deux années de disette que furent 2010 et 2011.
Ces difficultés imposent de poursuivre l'effort engagé, et, sans doute, d'ouvrir une réflexion sur les modalités de recrutement, afin de tendre vers une meilleure adéquation entre les besoins des juridictions et l'effectif réel mis à leur disposition.
Ce budget, s'il ne compense pas tous les retards accumulés, présente un certain nombre de progrès notables.
Le premier est la suppression de la taxe de 35 euros. Il s'agit là d'un engagement de longue date de la garde des sceaux, que nous avions appelé de nos voeux, dès la création de la contribution pour l'aide juridique. L'expérience montre que nos craintes étaient fondées : la taxe a fait chuter la demande de justice, de l'ordre de 13 % pour les petits litiges, selon l'estimation fournie par la chancellerie entre 2011 et 2012. Il s'agissait bien d'une entrave financière à l'accès à la justice. En outre, elle a eu un effet pervers, puisqu'elle a conduit à une hausse des demandes d'aide juridictionnelle, de l'ordre de 3,2 %, pour échapper au paiement de la taxe.
La compensation financière de cette suppression, pour un montant de 60 millions d'euros, n'est cependant pas satisfaisante : elle repose sur un abondement de 30 millions et sur 30 millions d'économie. Or, un peu moins de la moitié de ces économies devait provenir de la démodulation du barème d'indemnisation des avocats rétribués à l'aide juridictionnelle. La garde des sceaux a dû provisoirement renoncer à ce projet. Elle a proposé de le remplacer par un dispositif tendant à tirer plus parti de la possibilité offerte à l'avocat travaillant à l'aide juridictionnelle de demander à la partie adverse qui a perdu, le paiement de ses honoraires. L'économie sera-t-elle à la mesure de ce qui était prévu pour la démodulation ?
Ceci rend d'autant plus nécessaire de mener rapidement à son terme la réflexion sur les possibles financements complémentaires de l'aide juridictionnelle. La mission d'information conduite par Sophie Joissains et Jacques Mézard y contribuera grandement.
Le ministère de la justice poursuit sa politique de maîtrise des frais de justice. La dotation s'élèvera, cette année, à 457,7 millions d'euros, ce qui l'établit un niveau légèrement supérieur à ce qu'elle était en 2012. En effet, le budget de 2013 a bénéficié d'une dotation exceptionnelle, destinée à l'apurement de dettes anciennes, car les retards de paiement pénalisent les prestataires de la justice et les découragent de continuer à travailler pour elle.
L'enveloppe sera-t-elle tenue ? C'est toute la question, quand on regarde l'inflation des années passées. D'importantes économies sont toutefois attendues, pour un montant total de près de 35 millions d'euros, avec la plateforme nationale d'interception judiciaire, l'aménagement de la réforme de la médecine légale, qui avait été initialement mal négociée, et le bénéfice des marchés publics passés en matière d'analyse génétique.
Une nouvelle dépense pourrait déstabiliser l'ensemble : l'obligation de traduction des documents essentiels à l'exercice de la défense, prévu par la loi du 5 août 2013 ; la chancellerie en évalue le coût à 15 millions d'euros l'année prochaine, alors que l'étude d'impact tablait plutôt sur 27 millions d'euros. J'ai interrogé le ministère de la justice qui m'a indiqué parier sur une montée en charge progressive du nouveau dispositif. Ce point appellera toute notre vigilance l'an prochain.
Je me suis plus particulièrement penchée cette année sur les réformes intervenues dans le domaine des scellés judiciaires et des avoirs criminels saisis ou confisqués, notamment à l'occasion de ma visite du tribunal de grande instance de Marseille.
L'activité pénale des juridictions a plusieurs visages, et celui-ci est l'un des plus matériels, puisqu'il correspond, pour ce qui concerne les scellés judiciaires, au stockage dans les palais de justice de l'ensemble des preuves recueillies lors des enquêtes. Les coûts en sont supportés par les frais de justice. Deux rapports de l'inspection générale des services judiciaires avaient dressé un constat sévère mais lucide des dysfonctionnements constatés (perte ou dégradation des scellés, coût inflationniste du gardiennage...), à partir duquel ils avaient dessiné les grands axes d'une réforme possible. Celle-ci a été mise en oeuvre, à partir de 2011. Même si les difficultés demeurent, le résultat est plutôt probant : les flux d'entrée et de sortie sont mieux gérés, notamment grâce à l'application Cassiopée, et la traçabilité des scellés est assurée. La gestion des scellés « sensibles » (armes, drogues) est entourée de plus de sécurité, mais les conditions de travail des personnels ne sont pas toujours satisfaisantes.
La gestion des avoirs criminels ne porte quant à elle pas sur les preuves, mais sur les biens qui ont servi à commettre l'infraction ou qui en sont le produit, direct ou indirect. Elle a été totalement refondue par la loi du 9 juillet 2010, rapportée par notre collègue François Zocchetto. Cette loi a notamment créé l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), chargée non pas de procéder à la saisie elle-même, mais seulement de gérer les fonds saisis et de procéder à certaines ventes. Le premier bilan en est très favorable : 45 000 biens ont été saisis au cours de plus 25 000 affaires, pour un montant total valorisé de 1,1 milliard d'euros.
Le succès de ce dispositif pourrait-il être mis à profit pour financer les frais de justice ? Actuellement, une part du produit des confiscations revient aux victimes, une autre à l'AGRASC qui s'autofinance, une troisième part, qui correspond uniquement aux saisies de stupéfiants, à la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), et le reste au budget général de l'État. Peut-on envisager un reversement partiel, sous forme d'abondement direct à un fonds de concours pour les juridictions ? La question mérite qu'on y réfléchisse.
Enfin, je signale, avec satisfaction, que les tribunaux d'instance, au prix d'importants et de coûteux efforts, sont parvenus au bout de la révision des mesures de tutelle. L'entreprise, pourtant, a pu paraître un temps mal engagée. Rendons ici hommage à l'investissement des magistrats et des personnels de greffe concernés.
Le budget pour 2014 n'est pas idyllique - comment le serait-il dans le contexte et avec les retards que nous connaissons ? Pour autant il se signale par des efforts importants, conformes aux engagements pris il y a un an. Ces efforts doivent être poursuivis, car il y a encore beaucoup à faire pour redonner à la justice les moyens dont elle a besoin.
Je vous propose, en conséquence, de donner un avis favorable à l'adoption de ces crédits.