Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi de citer quelques vers du Jardinier et son Seigneur :
« […] et les chiens et les gens
« Firent plus de dégâts en une heure de temps
« Que n’en auraient fait en cent ans
« Tous les lièvres de la province.
« Petits princes, videz vos débats entre vous ;
« De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
« Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
« Ni les faire entrer sur vos terres. »
N’est-ce pas ce qui risque d’arriver avec les pouvoirs que cette proposition de loi s’apprête à donner aux douanes, comme nous le montre l’exemple canadien suivant ?
Un agriculteur bio découvre avec horreur que son champ est pollué par les semences OGM de son voisin, rendant ainsi sa production invendable sous le label bio. Il ne veut pas de cette semence devenue plante, il n’en a jamais voulu. Il en appelle à la justice pour faire condamner son voisin, le pollueur. Mais, en réponse, le détenteur du brevet OGM estime que l’agriculteur bio a utilisé une semence protégée. En conséquence, le pollueur fait détruire le champ du pollué, et récupère en prime des dommages et intérêts !
Voilà quelle pourrait être la situation des petites exploitations d’agriculteurs en culture biologique à l’égard des produits sous certificat d’obtention végétale. Breveter le vivant, les graines, les semences, les levains, est déjà une décision étonnante, dangereuse et contraire à toute humanité. Mais permettre une saisie quelque peu arbitraire, sans que la justice n’ait rien eu à statuer, sur simple décision des douanes ou, pire encore, d’un groupe d’intérêts, fait basculer de l’intérêt général et de la présomption d’innocence à la défense d’intérêts très particuliers s’exerçant contre des personnes présumées coupables par les pouvoirs publics.
Que deviendra en effet la petite entreprise qui sera saisie de ses biens, de ses semences, de ses logiciels ou de tout autre élément soupçonné d’être une contrefaçon, face à des géants à la trésorerie bien remplie, qui pourront ainsi écraser un potentiel concurrent, uniquement par une demande de saisie, à laquelle l’administration sera obligée d’obéir ?
Certes, la proposition de loi tend à prévoir des indemnisations en cas d’erreur. Mais, entre-temps, la petite entreprise ne pourra pas livrer, honorer ses commandes, ne sera plus considérée comme fiable par ses acheteurs, perdra ses clients et sa réputation et, au bout du compte, fera faillite. Les indemnisations n’en pourront mais, le mal sera irréparable.
Pendant que nous votons sur ces saisies douanières attentatoires à la présomption d’innocence, l’espionnage industriel, à bien plus grande échelle, avec la complicité au plus haut niveau des États, s’amplifie. Sont en jeu des sommes autrement plus importantes, à tout le moins aussi importantes.
Les écoutes téléphoniques de l’Agence nationale de sécurité américaine, la NSA, révélées par le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui mériterait l’asile politique par la patrie des droits de l’homme, ont fait perdre des marchés à des entreprises françaises telles Thalès ou Airbus, comme le contait le palmipède de la semaine passée.
Faut-il rappeler que c’est grâce à la contrefaçon indienne que des malades séropositifs ont pu se soigner à des prix acceptables, alors même que certains empêchaient cette entreprise de santé publique, sous prétexte de brevets et d’investissements dans la recherche médicale ? Que des brevets ou des droits de propriété intellectuelle, inventés d’ailleurs par Mirabeau, existent, pour permettre à leurs auteurs d’en vivre, c’est tout à fait normal. Que cela devienne une rente de situation, parfois au détriment de la santé des plus pauvres, des plus démunis et des plus fragiles, voilà qui devrait nous interpeller et nous faire réfléchir à une autre manière de penser la rémunération de l’innovation, pour un autre modèle de société.
Toutefois, le petit État qu’est la France n’a aucun pouvoir de faire modifier les règles du commerce mondial ni même d’enrayer les pratiques mafieuses, auxquelles nous sommes extrêmement sensibles, parce que les contrefaçons peuvent être mortelles, qu’il s’agisse de médicaments, de pièces mécaniques, de jouets, etc.
Nous voterons ce texte, malgré tout le mal que je viens d’en dire.