Merci d'avoir convié à cette table ronde Amnesty international, qui se mobilise depuis de nombreuses années tant pour la prévention des violences sexuelles que contre l'impunité de ces crimes. L'impunité est en effet pour nous une question cruciale ; nous considérons que des crimes aussi graves ne sont jamais prescrits et que toute impunité alimente le cycle de la violence, causant à son tour de nouvelles violations des droits humains. C'est donc un axe très important de notre travail.
Je me concentrerai sur l'évolution des normes de droit international, qu'elles soient ou non contraignantes. Cela peut sembler loin des réalités du terrain, mais il ne faut pas sous-estimer l'importance des avancées obtenues par la communauté internationale, elles-mêmes préalables à l'évolution des mentalités et à la prise de conscience de la gravité des violences sexuelles. Depuis une quinzaine d'années, nous assistons à de réels progrès et à l'affirmation de la volonté de mettre fin à ces agissements. Nous connaissons cependant les limites des instruments internationaux, et notamment le fait qu'ils n'engagent que les États. Toutefois, certaines conventions, comme celles du Comité sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (Committee on the Elimination of Discrimination against Women, CEDAW) imposent aux États une fonction de régulation des actions des groupes auteurs de violences sur leurs territoires. En outre, les États ont par principe un devoir de protection des populations civiles qui justifie leur intervention, même si les auteurs des infractions ne sont pas tous étatiques.
C'est là tout le sens de la responsabilité incombant aux États de protéger leur population. Ce principe a été consacré depuis 2005 ; s'il n'est pas juridiquement contraignant, c'est une idée qui fait son chemin. Nous ne désespérons pas de voir des normes un peu plus contraignantes adoptées en ce sens... La CEDAW a réaffirmé tout récemment la force de son engagement contre les violences sexuelles dans sa recommandation générale du 18 octobre 2013 intitulée « Prévention, situation de conflits et post-conflits - Les femmes dans les conflits ». C'est un texte extrêmement intéressant dont je vous invite à prendre connaissance.
Nous savons bien que la fuite du pays où ont été commis ces crimes ne met pas toujours les femmes à l'abri des violences. On le voit bien en Syrie : Amnesty International a ainsi fait état dans un récent rapport sur les réfugiés syriens en Jordanie, de la situation des femmes et des fillettes dans le camp de Zaatari qui accueille plus de 120 000 réfugiés et où, malgré la présence du Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR), elles sont encore victimes de persécutions, de harcèlement, de mariages forcés et de viols. Le besoin de protection des femmes ne s'arrête donc pas une fois franchies les frontières du pays où les exactions sont commises.
Pour en revenir au cadre normatif, je parlerai aussi du traité sur le commerce des armes (TCA) qui n'est pas si loin de notre sujet. Beaucoup d'ONG se sont battues de manière acharnée pendant dix ans pour l'adoption de ce traité, obtenue le 4 avril 2013 et ouvert à la signature le 3 juin 2013. La France, cette fois exemplaire, a signé le traité dès l'ouverture. Le projet de loi de ratification a été voté au Sénat il y a deux jours et la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale devrait rendre son rapport début décembre pour une ratification prévue mi-décembre.
L'un des articles du TCA fait directement référence aux violences sexuelles à l'encontre des femmes. Amnesty a beaucoup lutté pour que le TCA intègre la « règle d'or » consistant à imposer aux États d'évaluer, avant toute vente d'armes, les risques de les voir utilisées contre les populations civiles, en violation de toutes les règles relatives aux droits humains et au droit international humanitaire.
L'article 7 § 4 du TCA concernant les femmes stipule ainsi que « lors de son évaluation, l'État Partie exportateur tient compte du risque que des armes classiques puissent servir à commettre des actes graves de violence fondée sur le sexe ou des actes graves de violence contre les femmes et les enfants, ou à en faciliter la commission ». C'est donc très important pour notre sujet.
Notre recommandation à l'égard des parlementaires français est d'oeuvrer à la ratification universelle du TCA par la sensibilisation des autres parlements. Cette recommandation s'adresse aussi au gouvernement français,
Par leur jurisprudence, les juridictions internationales - Tribunal pénal international (TPI) et Tribunal pénal sur le Rwanda - ont permis des évolutions importantes. C'est le Tribunal pénal international sur le Rwanda qui a pour la première fois, en 1998, qualifié explicitement les violences sexuelles de crimes contre l'humanité. Cela n'avait jamais été fait. En 2001, le TPI lui emboitait le pas et prononçait des condamnations pour crimes sexuels et contre l'humanité.
Ensuite, le statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) adopté le 17 juillet 1998 prévoit dans son article 7 que « le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle aggravée » constituent des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité dès lors qu'ils « sont perpétrés dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile ». C'était la première fois qu'un texte international juridiquement contraignant qualifiait les violences sexuelles de crime contre l'humanité.
Nous ne reviendrons pas sur notre regret que la France n'ait ratifié qu'en 2010 ce texte, pourtant signé en 2000, et encore d'une façon qui ne semble satisfaisante ni à Amnesty ni à la Coordination française pour la CPI. La loi de ratification pose en effet quatre verrous : la condition de résidence habituelle en France, la double incrimination, le monopole du parquet et l'inversion du principe de complémentarité.
Nous sommes reconnaissants à M. Jean-Pierre Sueur d'avoir déposé une proposition de loi qui vise à lever ces conditions en révisant la loi de 2010 ; un amendement au Sénat est pourtant venu rétablir le principe du monopole du parquet. Ces obstacles mettent la loi française en non-conformité avec le statut de Rome et créent une contradiction avec la convention sur la torture aux termes de laquelle des parties civiles peuvent aussi saisir directement la justice française. En l'état actuel de notre droit, les victimes de tortures peuvent saisir la justice française, mais pas les victimes de crime contre l'humanité ou de génocide ! Nous intervenons actuellement auprès de l'Assemblée nationale pour qu'elle supprime le principe du monopole du parquet ainsi qu'auprès du Quai d'Orsay, où semble se trouver le principal obstacle à la levée de ce verrou.
Je ne reviens pas sur la résolution 1325 et sur les résolutions suivantes, qui ont déjà été évoquées. Je voudrais préciser que la France a mis dix ans à adopter, le 26 octobre 2010, le plan d'action national prévu pour chaque pays par la résolution 1325. Si nous nous étions félicités du contenu de ce plan à l'époque où il a été rendu public, nous sommes aujourd'hui déçus par sa mise en oeuvre.
Tout d'abord, comme nous l'avions indiqué en 2010, aucun budget spécifique n'est prévu, sauf par le ministère de la Défense qui a effectivement élaboré un guide de bonnes pratiques et un programme de formation de ses personnels, les autres ministères se contentant d'inscrire des actions déjà prévues et financées.
Ensuite, comme nous l'avions annoncé, nous avons été particulièrement attentifs à deux dispositions du plan : la participation de la société civile à sa mise en oeuvre et le contrôle parlementaire. Or sur le premier point, alors qu'étaient prévues deux réunions par an avec la société civile en collaboration avec la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), une seule s'est tenue, en février 2013. Quant au contrôle parlementaire, aucune des présentations annuelles du plan d'action, pourtant prévues par le plan d'action national, n'a eu lieu devant les assemblées. Mesdames et Messieurs les parlementaires, vous êtes directement concernés... Enfin, le plan étant prévu pour trois ans, la question se pose de savoir comment le plan 2010-2013 sera évalué et si un second plan sera adopté. Vous avez là aussi un vrai rôle à jouer.
Nous nous adressons aussi à vous dans la perspective du Sommet de l'Élysée des 6 et 7 décembre 2013, qui sera consacré cette année au thème de la Paix et de la sécurité. Nous vous demandons d'intervenir pour que les autorités françaises rappellent l'importance de ces sujets aux chefs d'État africains présents.
Par ailleurs, le 11 avril 2013, le G 8 a adopté pour la première fois une déclaration sur la « prévention des violences sexuelles lors des conflits » grâce à la présidence britannique qui en avait fait l'une de ses priorités. Cette déclaration, très longue et totalement inédite au G 8, prévoit notamment un engagement financier pour soutenir les associations de défense des femmes qui portent assistance (sociale, médicale et juridique) aux victimes et pour lutter contre l'impunité (y compris par les réformes de la justice). C'est un texte dont il faut souligner l'importance.
Enfin, Amnesty International souhaite saisir l'occasion de cette réunion pour donner une nouvelle impulsion à la campagne qu'elle mène depuis 2005 pour la reconnaissance de ce que l'on appelle d'un mot épouvantable les « femmes de réconfort » qui, des années trente jusqu'à la fin de la Seconde guerre mondiale, furent réduites en esclavage sexuel par l'armée impériale japonaise. Nous avons reçu en septembre 2013 l'une des dernières survivantes ; elle avait été enlevée à l'âge de 14 ans et avait servi d'esclave sexuelle pendant huit ans à des soldats japonais. Elle ne s'est évidemment jamais mariée et n'a jamais pu avoir d'enfants. Nous nous adressons aux parlementaires français pour qu'à l'instar de leurs homologues des États-Unis, du Canada, des Pays-Bas et du Parlement européen, qui ont adopté des résolutions en ce sens, ils demandent au gouvernement japonais de reconnaître sa responsabilité juridique dans cette horreur et d'accorder aux victimes une réparation, non pas matérielle, mais au sens où les Nations-Unies l'entendent.