Intervention de Martine Royo

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 21 novembre 2013 : 1ère réunion
Violences à l'égard des femmes dans les zones de conflit — Table ronde sur l'état des lieux des violences

Martine Royo, coordinatrice Bosnie d'Amnesty International France :

C'est en 1993 - soit un an après le début du conflit - qu'Amnesty International a poussé son premier cri d'alarme sur le viol systématique des femmes, partie intégrante de l'épuration ethnique pratiquée par les Serbes dans ce pays. Puis nos chercheurs sont retournés sur place fin 2008 et au printemps 2009 pour se rendre compte que la situation des femmes n'avait pas changé. Vingt ans après le conflit, que constate-t-on ? Que ces femmes ne sont toujours pas indemnisées, qu'elles sont toujours stigmatisées par la société de Bosnie-Herzégovine et que l'on n'ose pas dire qu'on a été violée dans un pays où, pour beaucoup, une femme violée est une traînée. Elles se cachent donc, sans oser même demander aide ou indemnisation.

Pis encore, nombre d'entre elles souffrent du syndrome de stress post-traumatique et sont donc pour la plupart dans l'incapacité de travailler alors qu'elles se sont très souvent retrouvées soutien de famille au sortir de la guerre. Le mari a été tué pendant le conflit, de même que le frère, le fils aîné quand elles en avaient. À la fin du conflit, il n'y avait plus que les femmes et les vieux... Le résultat est la paupérisation de cette population. Ces femmes vivent presque toutes dans la misère. Elles n'ont naturellement pas accès à des soins médicaux ou psychologiques gratuits. Pourtant, elles sont physiologiquement détruites et rencontrent des problèmes gynécologiques très graves du fait des sévices qu'elles ont subis dans les camps de l'armée serbe où elles ont été enfermées. Les films « La Révélation » de Hans-Christian Schmid ou « As if I was not there » de Juanita Wilson en rendent compte, de même que le film d'Angelina Jolie, quant à lui plus fantaisiste mais qui montre bien également le phénomène. Compte tenu de leur état de santé, elles sont parfois contraintes de consulter en catastrophe un médecin qui leur délivre une ordonnance pour des traitements qu'elles ne suivent pas, faute de pouvoir les payer.

Grâce à l'action de parlementaires suisses, la Bosnie reconnaît désormais le statut de victimes civiles de guerre mais la plupart de ces femmes n'y ont pas accès. En revanche, les anciens combattants sont tous indemnisés et perçoivent une pension !

Que reste-t-il alors à ces femmes ? Le recours à la justice ? C'est en fait extrêmement difficile de faire punir les responsables des viols. En jugeant quelques cas de viols en 1998, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) avait suscité l'espoir que toutes les femmes victimes pourraient en bénéficier. Or, le TPIY a, par la suite, donné la priorité à d'autres dossiers concernant des personnalités considérées comme plus importantes, et a délégué ces affaires à la Cour d'État de Bosnie Herzégovine, où il y a une chambre des crimes de guerre. Mais la plupart des cas qui lui ont été soumis ont été repoussés. En vingt ans, neuf condamnations seulement ont été prononcées alors que, malgré l'absence de chiffrage des victimes qui caractérise la Bosnie, on estime que le nombre de survivantes de ces horreurs est compris entre 20 000 et 50 000 ou 60 000. Comme le montre le film « La Révélation », quand ces femmes refusaient de se soumettre ou quand elles étaient malades, c'était une balle dans la tête. Donc beaucoup ne sont plus là pour réclamer leur dû...

Lorsque nous avions, il y a quelques années, rencontré le procureur de la Cour d'État de Bosnie-Herzégovine, il nous avait indiqué que cette juridiction avait trop de travail et que la meilleure solution était de faire juger ces affaires par les tribunaux locaux. Or ces derniers ne sont pas équipés et la protection des témoins n'y est pas assurée. Plutôt que de devoir faire face à leurs agresseurs, la plupart des femmes préfèrent fuir cette justice-là.

Dans la Fédération de Bosnie, des efforts ont été faits même si des erreurs graves ont été commises sur un plan psychologique : l'obligation pour les femmes de parler devant un groupe de personnes et non en tête-à-tête, l'implication d'une seule ONG, sans voie de recours pour ces femmes si les personnes qui les ont écoutées n'acceptent pas leur version, et l'absence de psychologues. Environ mille femmes - même si ces chiffres sont incertains - y ont obtenu le statut de victime civile de guerre et perçoivent donc 280 euros par mois. Précisons toutefois que leur seul traitement coûte déjà chaque mois entre 80 et 100 euros : il leur reste donc bien peu pour vivre et faire vivre leur famille... Contrairement au TPI et à la Cour d'État de Sarajevo, ces tribunaux ne permettent pas une protection suffisante des témoins, par exemple ils ne disposent malheureusement que d'une seule entrée, obligeant ainsi les victimes à côtoyer leurs bourreaux. Si l'on y ajoute les pressions psychologiques, on comprend que la plupart des femmes se terrent dans leurs villages et n'osent absolument rien dire.

Que fait le gouvernement de Bosnie ? Pas grand-chose malheureusement. Amnesty était parvenu à convaincre le ministre en charge des droits de l'homme et des réfugiés en 2009. Il nous avait fait des promesses mais elles sont restées sans suite, la Bosnie ayant été privée de gouvernement pendant un an. Après la fin de ce « black-out », nous sommes revenus, le ministre actuel nous semblant lui aussi convaincu. Le fonds de l'ONU pour les populations a même versé 90 millions au ministère compétent pour aider ces femmes même si nous n'avons pour l'heure pas de retour sur l'utilisation de ces fonds ; mais c'est à l'ONU de s'exprimer sur ce point... Un projet de loi préparé par le ministère devait être soumis au conseil des ministres au mois de mai 2013, mais ce dernier a tout simplement refusé de l'examiner. Depuis, il n'a pas été représenté au conseil des ministres et le ministère refuse de nous dire ce qu'il en est. Ne nous voilons pas la face, les Serbes de Bosnie - principaux agresseurs pendant le conflit - sont très influents au sein de la Fédération et les décisions en matière de droits de l'Homme sont bloquées. C'est la beauté des accords de Dayton...

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