L'Association française d'études sur les Balkans n'est pas une ONG de défense des droits de l'Homme, mais une association de type académique qui réunit des chercheurs travaillant sur l'Europe du Sud-Est. Certains d'entre nous ont été amenés, à titre individuel, à travailler avec des instances juridiques internationales, parfois dans des domaines relevant des droits de l'Homme, et pour certains à témoigner auprès du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. J'ai pour ma part réalisé il y a quelques années une étude de cas pour la Commission européenne sur les violences contre les femmes pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine. Comme je l'ai constaté dans le cadre de cette étude pour laquelle je me suis rendu en Bosnie-Herzégovine, il est difficile à un homme de rencontrer des femmes victimes et de recueillir leurs témoignages, car elles se confient plus volontiers à une femme.
Je parlerai dans un premier temps de la difficulté qu'il y a eu à constater les violences sexuelles contre les femmes, puis j'aborderai les aspects juridiques de la reconnaissance de ces femmes comme victimes de guerre et l'action du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.
Dès le début du conflit en Bosnie-Herzégovine, en avril 1992, des expulsions massives de populations non serbes ont été perpétrées dans le but de constituer une entité serbe en Bosnie-Herzégovine. Ce n'est qu'à la fin de 1992 que le constat de très nombreuses violences sexuelles apparaît. Il a fallu un certain temps pour que ces crimes de nature sexuelle soient constatés et évoqués dans les rapports de divers organismes internationaux. Cette dimension des violences sexuelles comme élément du processus de nettoyage ethnique n'a pas été pris en compte dans le premier rapport d'août 1992 de Tadeusz Mazowiecki. Ce n'est qu'à partir de l'hiver 1992-1993 que les premiers récits commencent à être pris en considération.
Dans son troisième rapport remis à l'Assemblée générale et au Conseil de sécurité des Nations-Unies daté du 17 novembre 1992, Tadeusz Mazowiecki évoque le viol comme « une autre pratique révoltante du nettoyage ethnique ». Il fait état d'accusations réciproques de viol systématique de milliers de femmes de la part des Serbes et des Musulmans. Toutefois, il reconnaît que tous les témoignages n'ont pas été vérifiés car il n'avait pas été possible d'accéder à tous les territoires où avaient eu lieu ces drames. Le 18 décembre 1992, le Conseil de sécurité des Nations-Unies adopte la résolution 798 dans laquelle il se déclare « horrifié par les informations sur la détention et les viols massifs, organisés et systématiques des femmes, notamment les femmes musulmanes en Bosnie-Herzégovine ». Une mission de la Commission européenne qui s'est rendue en ex-Yougoslavie du 18 au 24 décembre 1992 a fait le constat de pratiques de viols largement répandues en Bosnie-Herzégovine tout en évoquant l'insuffisance de preuves documentaires.
Au cours des premiers mois du conflit, on constate donc une certaine difficulté de la part des acteurs internationaux à appréhender le phénomène des viols de masse. Bien que disposant d'éléments d'information à ce propos, la Croix Rouge et les autres organisations humanitaires ne les ont pas portés à l'attention du public. Les récits sur les viols se sont heurtés à l'incrédulité des acteurs politiques internationaux, composés davantage d'hommes que de femmes. Les viols en temps de guerre sont difficiles à appréhender car la guerre apparaît avant tout comme une affaire d'hommes. Les viols commis à la fin de la Seconde guerre mondiale n'ont fait l'objet d'aucune étude pendant plusieurs décennies. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a estimé en 1992 qu'il était nécessaire de prendre des mesures visant à assurer une représentation équitable des hommes et des femmes dans toutes les organisations ou structures chargées de veiller à l'application du droit humanitaire international. C'est un fait que j'ai relevé dans l'étude de cas que j'ai réalisée pour la Commission européenne. C'est très difficile pour les hommes de recueillir le témoignage de femmes victimes de violences sexuelles pour établir la vérité sur le phénomène des viols en temps de guerre.
À partir des années 1993 et 1994 donc, le phénomène des violences contre les femmes est clairement perçu et il en est fait mention dans les différentes résolutions qui ont ensuite été élaborées et votées aux Nation-Unies.
C'est particulièrement difficile, dans un conflit dont la finalité est l'expulsion massive de populations, de faire émerger les récits de ces violences et d'évaluer le nombre de victimes. Ces femmes ne souhaitaient tout simplement pas en parler. Nous étions confrontés à un phénomène de masse, et les victimes se retrouvaient seules face à leurs souffrances.
Pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine, le nombre total de morts a tout d'abord été surévalué, le nombre de 200 000, voire 300 000 victimes ayant été cité. Or, à l'issue du conflit, une étude réalisée par le Centre de recherche et de documentation de Sarajevo, en procédant à un recoupement systématique des listes de victimes et des registres d'état-civil, a conclu que ce nombre était plus proche de 100 000. Plus précisément, le centre a recensé 97 202 victimes du conflit qui s'est déroulé entre 1992 et 1995, les soldats représentant 59,18 % du total et les civils 40,82 %.
Quant au nombre de femmes victimes de violences sexuelles, aucun recensement n'a pu être conduit afin de produire des chiffres fiables et nous devons nous contenter d'estimations, même s'il convient de souligner que l'examen de ce type de violence ne se prête guère à une étude quantitative, car la plupart des victimes souhaitent conserver l'anonymat et se murent dans le silence.
Il est donc très difficile de déterminer le nombre de victimes de viols. Pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, les estimations avancées variaient entre 20 000 et 50 000 femmes. La commission chargée de rassembler les faits sur les crimes de guerre à la fin du conflit a conclu au nombre de 20 000 femmes victimes de viols entre le printemps 1992 et la fin de la guerre, en décembre 1995.
Si l'on considère le conflit en Bosnie-Herzégovine, il est frappant de constater que si le gouvernement central des autorités bosniaques avait estimé pendant la guerre le nombre de femmes violées à 50 000, il n'a pas été très actif pour prendre ensuite en considération les difficultés que pouvaient rencontrer ces victimes : la première loi portant sur les victimes de guerre votée par la Fédération croato-bosniaque, une des deux entités de la Bosnie avec la République serbe, ne date que de 1999. De surcroît, elle n'aborde pas la question des femmes victimes de violences sexuelles. Il a fallu attendre 2006, soit onze ans après la fin du conflit, pour que cette première loi soit complétée et que ce type de crime soit reconnu.
La Bosnie-Herzégovine est un état complexe au pouvoir central faible, la compétence juridique relevant non pas du pouvoir central mais de chacune des deux entités qui composent cet État, la Fédération croato-bosniaque et la République serbe. Aussi, il existe des lois différentes en fonction de l'endroit où l'on réside en Bosnie-Herzégovine. La République serbe est la première entité à s'être dotée d'une loi sur les victimes civiles de guerre, et ce dès l'année 1993 (donc pendant le conflit) ; la Fédération croato-bosniaque a adopté sa première loi le 6 septembre 1999 et l'a complétée, comme je le disais, en septembre 2006.
Certaines des femmes victimes de viols avaient pu se reconstruire depuis la fin du conflit : le simple fait de devoir se déclarer victime longtemps après pour obtenir des aides pouvait se révéler douloureux en les obligeant à revivre des évènements terribles qui les ont marquées dans leur chair.
Dans le même ordre d'idée, le travail de la justice a impliqué d'importants délais. Une cour spéciale a été instituée au sein du Tribunal de Bosnie-Herzégovine en 2005, donc dix ans après la guerre, pour juger tous les crimes que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) n'avait pu prendre en considération. En effet, le TPIY s'est attaché à juger en priorité des officiers ou des dirigeants ayant joué un rôle important dans la chaîne de commandement. C'est donc le tribunal créé en 2005 qui a jugé les cas de crimes commis contre les femmes.
Cependant, les moyens alloués à cette cour spéciale ne permettent de traiter qu'une dizaine de cas par an, alors que des milliers de plaintes ont déjà été déposées : on estime que plus d'une décennie sera nécessaire pour que toutes les affaires en instance soient jugées.
Si des ONG locales ont apporté des aides à des femmes victimes de guerre, aucune action n'a été entreprise au niveau national et je ne crois pas que cela résulte seulement d'une opposition d'acteurs politiques serbes. Il semble que les autorités ne semblent pas se soucier du sort de ces femmes, sans que cela ait nécessairement un lien avec des questions de nationalité.
Le cas bosniaque conduit à souligner l'importance, d'une part d'une constitution paritaire des délégations des missions envoyées sur le terrain et, d'autre part, de la présence de femmes dans des structures comme le TPIY, tant au bureau du procureur qu'au sein de la cour elle-même.
Par ailleurs, il faut veiller à ce que la justice soit rendue le plus rapidement possible. Une décennie, c'est trop. Il faut donc veiller à accompagner les structures étatiques et administratives qui émergent à la fin d'un conflit pour qu'un travail de justice soit conduit très tôt.