Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui.
Il y a 20 ans, de nombreux témoignages de faits barbares commis en Bosnie nous sont parvenus, récits tant de destructions et de meurtres que de viols, dont le nombre était déjà estimé à l'époque à 30 000 selon des sources journalistiques. C'est ce constat qui a fait naître le désir d'une plus forte implication parmi nos membres fondateurs et qui a conduit à la création de l'association Mères pour la Paix en juin 1994. Les deux axes d'actions de cette association se déclinent d'une part en une aide matérielle et morale aux femmes et aux enfants victimes de conflits, d'autre part dans la défense de leurs droits.
L'association est maintenant structurée en une Fédération composée de dix comités répartis sur toute la France.
Depuis 1994, Mères pour la Paix a conduit une soixantaine de missions humanitaires d'urgence notamment en Croatie, en Bosnie, au Kosovo, en Albanie, en Algérie, en Bolivie, au Mozambique et en Irak ; nous avons mené au Rwanda de petits projets de réinsertion de femmes.
Ces actions ont été suivies de programmes de plus grande envergure à destination principalement de femmes pour contribuer à leur reconstruction physique et psychologique. Nous voulions par ces programmes permettre aux femmes de retrouver leurs droits les plus élémentaires dont celui, fondamental : le droit à la dignité.
Nos programmes majeurs se situent en Bosnie, en Tchétchénie et en Afghanistan.
En Bosnie, nous avons mis en place un programme de réhabilitation de la vallée de Kamenica à 40 kilomètres de Srebrenica en direction des femmes rescapées du massacre. Ce programme d'aide au retour des femmes dans leur village a concerné une centaine de personnes et relancé la culture de la framboise tout en apportant un soutien scolaire aux enfants de la vallée.
En Tchétchénie, nous sommes intervenus par des actions de parrainage et de soutien de l'orphelinat et de l'école 54 de Grozny et nous avons fait rénover une blanchisserie pour permettre à des femmes veuves handicapées de travailler.
Notre programme « phare » a été mis en place en Afghanistan pour essayer de rendre leurs droits fondamentaux à ces femmes afghanes, qui sont parmi les plus humiliées au monde. Nous avons ainsi créé une Maison des femmes à Istalif, à 50 kilomètres au nord de Kaboul. Elle comprend un centre social et médical et un centre d'alphabétisation et de formation qualifiante, un programme de soins mobiles ainsi que la rénovation de la clinique de Mahala. Ce programme a déjà permis de soigner plus de 2 000 familles, d'alphabétiser 500 femmes et d'attribuer un revenu d'appoint à une centaine de familles grâce à des programmes d'agriculture, d'élevage de poulets et d'exploitation de ruches. Une centaine de femmes ont aussi reçu une formation en couture et broderie. Nos programmes actuels s'attachent à mettre en place des consultations médicales dans plusieurs hameaux du district de Kalakan, conjointement au développement d'un service de protection médicale et infantile et de suivi des femmes enceintes : en Afghanistan, qui occupe sur ce point la peu enviable dernière position, le taux de femmes mourant en couches s'élève à 16 pour mille, et la mortalité infantile est encore supérieure.
Ce programme de la Maison des femmes a reçu en 2005 le prix des Lectrices pour l'action humanitaire de « Madame Figaro » et le prix des Droits de l'Homme de la République Française en 2006.
D'autres programmes, principalement destinés aux femmes mais aussi aux enfants, ont été élaborés et mis en place par nos comités au Vietnam, en Thaïlande, en Indonésie et au Burkina-Faso.
Parallèlement à ces actions, nous cherchons à faire bouger les lignes et avons organisé des conférences et des congrès sur la Bosnie, l'Afghanistan et la Tchétchénie, mais aussi sur le Rwanda et de la République démocratique du Congo, pays où se sont déroulés des drames que l'on peut comparer à ce qui s'est passé en Bosnie. Plusieurs conférences ont traité du viol de masse utilisé comme arme et stratégie de guerre et ont appelé au respect et à la promotion des textes internationaux en faveur des femmes, dont la résolution 1325 du Conseil de sécurité.
La plus grande conférence que nous ayons organisée sur ce sujet est celle de Sarajevo, à l'occasion de la commémoration du vingtième anniversaire du déclenchement du conflit. Cette conférence a été pour nous l'occasion d'accueillir trois cents visiteurs, parmi lesquels de nombreux témoins. Y ont participé des experts - anthropologues, sociologues -, des avocats, des responsables d'associations des droits des femmes et d'associations de victimes, des professeurs de droit international ainsi que des journalistes. Plusieurs victimes ont osé s'y exprimer pour la première fois pour témoigner de ce qui leur était arrivé.
En ce qui concerne la Bosnie, il est vrai que l'on ignore le nombre exact de femmes violées, aucune statistique fiable n'ayant été établie. On estime pourtant que ce nombre se situe entre 20 000 et 50 000 victimes : la fourchette est très large. Beaucoup de femmes ont eu trop peur ou trop honte pour témoigner. Le silence de ces femmes fait d'ailleurs écho au silence de la communauté internationale. C'est un passé qui ne passe pas, ni pour les victimes ni pour les défenseurs des droits des femmes.
Le viol de masse utilisé comme arme de guerre a été une découverte de la guerre en ex-Yougoslavie. Il a démontré que la pratique des violences sexuelles était bien un instrument majeur de l'épuration ethnique.
Le processus est simple : destruction du patrimoine, incendie des lieux de cultes - églises et mosquées -, dévastation des cimetières, déplacement des populations, assassinat des hommes, viols des femmes, qui se sont conjugués avec une nouvelle donne : la procréation forcée. Les femmes enceintes devaient accoucher d'enfants issus de l'autre ethnie, ce qui contribuait à « clore la lignée » et à « mélanger les sangs », humiliation majeure. Je me rappelle la parole de Véronique Nahoum, anthropologue, lors de la conférence que nous avons organisée à Sarajevo : « Le viol est le meurtre de genre, le meurtre qui s'adresse à l'identité féminine ».
Nous en connaissons bien les conséquences. Elles sont durables et désastreuses. Aux stigmates du viol s'ajoutent les problèmes physiques et psychologiques, la misère, les enfants nés du viol, la stigmatisation sociale qu'accompagnent l'indifférence et l'oubli. Des victimes de ces crimes ont été tuées. On a encore récemment exhumé un nouveau charnier il y a quelques semaines, du côté de Prijedor. C'est l'un des plus importants déjà mis au jour. Certaines victimes se sont suicidées, d'autres ont sombré dans la folie. Peu de personnes connaissent cet aspect de l'histoire de la guerre en ex-Yougoslavie. De plus, vingt ans après, les faits sont certes reconnus, mais peu de réparations ont encore été apportées pour venir en aide aux victimes, comme l'a souligné tout à l'heure Martine Royo.
Cette guerre a aussi marqué le début de la mise en oeuvre de campagnes de viols systématiques, notamment dans des camps dédiés où ont été perpétrés ces sévices, les plus connus étant Foca, Treblinje et Visegrad ainsi que Trnopolje et Omarska, à proximité de Prijedor.
Je signale que la branche belge de Mères pour la Paix a pu témoigner devant l'ONU en 1996 avec pour objectif de faire reconnaître le viol comme crime de guerre. Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a évoqué pour la première fois à ce propos les notions de tortures et de crimes contre l'humanité. Plusieurs condamnations ont eu lieu, mais le nombre en est très faible, ce qui a été souligné par le secrétaire général des Nations-Unies dans son rapport de janvier 2012.
Le colloque dont je parlais tout à l'heure portait aussi sur la situation en République démocratique du Congo, notamment dans le Kivu, où la situation des femmes est très préoccupante. On parle de 400 000 viols perpétrés entre 2003 et 2008. On cite aussi le nombre de 40 viols par jour et on évoque un total de 500 000 depuis la fin de la guerre au Rwanda. Selon plusieurs rapports, ces agressions touchent toutes les femmes et fillettes, de 3 à 80 ans. Le nombre de civils impliqués dans ces tortures a été multiplié par 17 entre 2004 et 2008.
Mais le processus en République démocratique du Congo n'est pas à mettre sur le même plan que la Bosnie ou le Rwanda. Les criminels, au Congo, ne sont bien souvent que les intermédiaires. Les crimes trouvent leur origine dans des enjeux de pouvoir et d'appropriation des richesses. Le sous-sol congolais renferme en effet d'immenses richesses en or, diamants et en métaux (zinc, cobalt, uranium mais surtout coltan, nécessaire à la fabrication de nos téléphones portables). Ces richesses font l'objet de nombreuses convoitises. C'est une guerre d'agression et de pillage au profit de multinationales occidentales.
Les conséquences de ces viols sont dévastatrices tant pour les survivantes que pour la société : destruction des organes génitaux, fistules obstétricales, ostracisme et rejet par les familles, grossesses non désirées, Sida, maladies sexuellement transmissibles, maladies mentales, malnutrition et désintégration de la structure sociale.
Là encore, peu de criminels ont été jugés, à l'exception par exemple d'un colonel arrêté avec ses troupes pour le viol de plus 200 femmes et d'un autre coupable condamné à une peine de vingt ans de prison pour avoir attaqué un village où trente-cinq femmes avaient été violées.
L'impunité est la règle : longtemps après les faits, que ce soit en Bosnie ou en République démocratique du Congo, les criminels sont parfois reçus avec honneur. La principale revendication des victimes congolaises, qui me semble légitime, est la création d'un tribunal ad hoc, comme le Tribunal pénal international pour l'ex Yougoslavie ou le Tribunal pénal pour le Rwanda.
Une pétition a été lancée dans ce sens il y a quelques mois, à l'initiative de l'avocat Hamuli Rety et avec le soutien d'intellectuelles (Susan George, Andrée Michel et Françoise Héritier). Cette pétition doit être soutenue pour qu'elle aboutisse.
Nous ne pouvions aborder ici toutes les situations dont nous avons eu connaissance mais dans ce domaine, les cas de la Bosnie et de la République démocratique du Congo sont des exemples majeurs.
Bien sûr, il y a eu des avancées, notamment à la suite des travaux des différentes cours pénales internationales qui ont conclu à la reconnaissance de la violence sexuelle comme arme de guerre et ont conduit à l'arrestation et condamnation de quelques criminels. La production de textes comme la résolution 1325 et celles qui l'ont suivie (les résolutions 1820 et 1880) va dans le bon sens. Nous demandons l'application stricte de ces textes ainsi que de la Convention de l'ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Nous devons informer et sensibiliser l'opinion internationale en formant des réseaux.
Il faut aussi inviter les structures nationales et internationales à apporter toutes les réparations dues aux victimes, tant au niveau matériel qu'au niveau psychologique - c'est le moins qu'on puisse faire ! Il importe aussi d'accroître les efforts de prévention et de promouvoir le respect de l'égalité des genres dans tous les domaines. Nous devons avancer, nous ne pouvons plus en rester aux constats. Par ailleurs, les actions d'information et de sensibilisation telles que cette réunion me semblent essentielles pour nous aider dans notre action.