Intervention de Louis Guinamard

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 21 novembre 2013 : 1ère réunion
Violences à l'égard des femmes dans les zones de conflit — Table ronde sur l'état des lieux des violences

Louis Guinamard, journaliste, auteur de « Survivantes : Femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo » :

Je vais vous parler de la mission de trois mois que j'ai effectuée, en 2010, pour le Secours catholique et pour l'Observatoire international de l'usage du viol comme tactique de guerre, qui est depuis 2011 dénommé Observatoire international des violences sexuelles dans les conflits armés.

Cette mission sur le terrain a donné lieu à la rédaction de ce livre sur les femmes violées au Congo ainsi qu'à la tenue d'un colloque à l'Unesco en novembre 2010. Il a été assez transversal car on ne voulait pas se concentrer uniquement sur le Congo, et des témoins venant notamment de Birmanie et de Bosnie ont été accueillis.

Il me semble que l'analyse des viols en situation de guerre au Congo permet d'aller beaucoup plus loin dans la réflexion sur cette thématique. C'est à cette période-là que l'on a pu, après avoir entendu le récit de tous ces drames, arriver à une analyse pour essayer de comprendre et surtout de trouver des solutions. Cela me semble essentiel sur un sujet comme celui-ci.

J'aimerai, à ce propos, vous parler des différentes typologies de viols que j'ai constatées au Congo pendant ces trois mois, à partir de la centaine de témoignages que j'ai entendus par le biais d'une dizaine d'associations. Sur la base de ces profils très différents, j'ai essayé d'extraire six « catégories » récurrentes de viols.

La première situation est le « viol opportuniste solitaire » : l'homme se promène avec sa kalachnikov le long d'un lac par exemple, une jeune fille passe et il se permet de la violer car son arme lui donne un sentiment de force. Nous sommes là dans un cas soumis à la seule pulsion personnelle.

Deuxième cas : c'est un peu la même situation de « viol opportuniste », mais en groupe, avec plusieurs hommes armés de mitraillettes, et qui violent une ou deux femmes sur le bord de la route. On est passé là à quelque chose de totalement différent. Normalement, dans un groupe, l'une des personnes doit réagir pour que les autres s'arrêtent. Là, le groupe n'a pas cette dimension. C'est important, à mon avis, de signaler cette transition qui est extrêmement forte.

Troisième type de viol : les violences collatérales de la guerre. C'est un groupe armé, installé dans la forêt, qui descend faire une razzia sur un village pour se procurer de la nourriture ou de l'argent et qui, « au passage », viole les femmes du village.

Quatrième type de viol : l'esclavage sexuel. Ce même groupe descend de la forêt, pénètre dans le village, emmène avec lui des femmes qui vont devenir des objets sexuels dans des conditions absolument dramatiques. Ce sont sans doute les pires témoignages que j'ai entendus : les femmes restent des mois entiers dans des sortes de campements au milieu des forêts et se trouvent maintenues dans un esclavage absolu.

Dans ces quatre premières catégories - il est important de le noter - on se trouve dans l'assouvissement de la pulsion sexuelle, qui me semble être la raison dominante des viols. C'est le contexte qui permet de passer de la pulsion à l'action. Il est important toutefois de dire que tout part de cette pulsion.

Cinquième type de viol : on se trouve là dans une tactique de guerre ; on peut parler de viol comme arme de guerre. C'est extrêmement difficile à démontrer évidemment, surtout dans un pays comme le Congo. M. Tomic parlait de la chaîne de commandement afférente à ce type de pratiques. Pour ma part, en trois mois, sur place, je n'ai pas su remonter cette chaîne de commandement. Je ne pense pas qu'une autorité, un commanditaire ait donné un ordre global de viol dans une logique, par exemple d'épuration, comme l'évoquait Mme Rousseau tout à l'heure.

Il me semble qu'effectivement en Bosnie, cette dimension était clairement présente, il y avait des commanditaires. Cela ne s'applique pas au Congo. Je dirai même que, si c'était le cas, ce serait presque positif parce qu'il suffirait d'arrêter les commanditaires pour mettre fin au drame. Or, au Congo, la situation est beaucoup plus diffuse et confuse.

J'en arrive à la sixième catégorie de viols, qui vraiment inquiète les acteurs sur place : c'est la contagion aux civils. Tout ce processus fait tomber un tabou, celui du viol que les hommes s'autorisent, notamment du fait de l'impunité. Ceci rejaillit sur les civils. En effet, si les militaires ne sont pas poursuivis, pourquoi les civils le seraient-ils ?

Aujourd'hui, au Congo, l'inquiétude des associations est grande parce que l'impunité est telle que les civils se permettent des violences sexuelles sur les femmes surtout, mais aussi sur les enfants.

Je voudrais aussi préciser que maintenant, sur place, on recense beaucoup plus de situations de civils impliqués que de militaires, ce qui, auparavant, n'existait pas.

Cette levée du tabou est un vrai problème. On le sait, pour pouvoir limiter ces violences sexuelles, il faut absolument conduire les femmes à en parler, à se faire soigner, à être suivies. Il faut en parler pour que s'arrêtent ces exactions. Mais, à l'inverse, plus on en parle, plus on banalise ces situations. Beaucoup d'organisations humanitaires le constatent. Cela rend leur travail très difficile.

Je voudrais insister sur le fait qu'au Congo règne un immense chaos et que s'opère, de la part des associations, un certain glissement : je pense que celles-ci ne souhaitent plus tellement qu'on se concentre sur cette question des violences sexuelles, mais plutôt qu'on ait une vision plus globale de la situation, à partir d'une analyse du contexte qui autorise les hommes à violer. Telle est la question à se poser aujourd'hui.

Cela ne veut pas dire qu'on doive mettre un terme à toutes les actions effectuées au cours des dix-quinze dernières années pour dénoncer les violences commises sur les femmes. Loin de moi la pensée qu'on en a trop fait.

Je voudrais évoquer maintenant une autre catégorisation de viol : celle des victimes directes et des victimes indirectes. Les victimes directes, ce sont les femmes dans leur corps, dans leur tête, dans leur âme ; les victimes indirectes, c'est l'entourage, les témoins, la famille, les villages, les communautés qui sont extrêmement éprouvées, surtout quand les viols sont perpétrés en masse, au cours de « descentes » sur les villages. Autre victime indirecte : la société entière, du fait de cette chute du tabou qu'il faudrait réussir à travailler.

Je voudrais également très rapidement évoquer quelques points sur lesquels, à mon avis, il faut travailler aujourd'hui, et sur lesquels je voudrais insister.

Tout d'abord, le soutien à la justice locale est indispensable pour lutter contre l'impunité. Cela concerne la justice civile et la justice militaire. Mais il faut mentionner cette immense difficulté : lorsqu'on se trouve au Congo, à Goma par exemple, on peut avoir des forêts entières à traverser pour mettre en place une procédure. Des sommes très importantes sont dépensées pour essayer de condamner une personne, sans que l'on soit sûr d'avoir les moyens ensuite de mettre celle-ci en prison. Et quand bien même le coupable serait condamné, il n'y a pas toujours de prison pour l'incarcérer. La rénovation de la justice locale est nécessaire et cela suppose d'importants soutiens financiers.

Je voudrais ajouter qu'en ce qui concerne la justice militaire, les choses évoluent au Congo. Des textes ont été adoptés, des condamnations sont prononcées. On constate, aujourd'hui, un nombre beaucoup plus élevé de condamnations militaires que de condamnations civiles. Il y a donc eu un effort réel. Traduit-il une volonté des gouvernants ? Je ne sais pas. Mais ceux-ci doivent être aussi un peu inquiets des conséquences éventuelles de responsabilités « en cascade » qui mettraient en cause, le cas échéant, des responsables hiérarchiques.

En ce qui concerne la justice internationale, je ne sais pas si la création d'un tribunal pénal international spécialisé sur le Congo est nécessaire. Je n'ai pas de réponse sur ce point. Il me semble que la difficulté, c'est le temps. Les victimes n'ont pas tout le temps devant elles. Certaines de celles que j'ai interviewées sont, peu de temps après, décédées, du Sida notamment, qu'elles avaient effectivement contracté lors d'un viol. Ce temps des victimes, c'est celui de l'urgence, tout simplement. Le temps des institutions internationales s'étend sur plusieurs années. Il faut trouver les moyens de réduire cet écart, ce qui est évidemment extrêmement difficile.

Je voudrais évoquer aussi des femmes que j'ai trouvées particulièrement impressionnantes : celles qui collectent des témoignages pour la Cour pénale internationale auprès des victimes pour faire remonter l'information. Ce passage du terrain à l'international est assez saisissant, d'autant que ces femmes savent très bien qu'elles entendent des victimes qui seront probablement mortes dans des situations dramatiques avant que la moindre décision ne soit prise. Mais elles ont le courage de continuer cet engagement, ce que je trouve extrêmement fort.

Dernier point sur lequel je voudrais revenir, c'est la chute du tabou. C'est une vraie préoccupation pour la plupart des organisations qui sont impliquées dans la région. Lorsque la paix sera revenue, il faudra y réfléchir.

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