Intervention de Véronique Nahoum-Grappe

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 5 décembre 2013 : 1ère réunion
Violences à l'égard des femmes dans les territoires en conflit — Table ronde des historiens et de l'anthropologue

Véronique Nahoum-Grappe, ingénieure de recherche en anthropologie à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) :

Je vous remercie de me donner l'occasion de présenter le point de vue de l'anthropologie. Celle-ci procède par comparaisons, et tente de définir le sens de certaines pratiques en les replaçant dans leur contexte.

Alors qu'à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, les violences faites aux femmes sont largement dénoncées et que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) a inscrit les violences sexuelles systématiques dont les femmes ont été victimes pendant le conflit dans la liste des crimes contre l'humanité, ces violences semblent se multiplier à l'occasion de chaque conflit et devenir de plus en plus visibles. Moindre honte à les dénoncer, du côté des victimes ? Moindre honte à les exhiber, du côté des bourreaux ? Ces violences sont-elles aujourd'hui plus nombreuses ou plus visibles ? Ce que l'on constate, c'est que ces violences sont condamnées et qu'elles explosent.

En août 1992, j'ai eu accès, dans un camp de réfugiés, à un dossier psychiatrique concernant des femmes témoins de viols et de massacres. Je me souviens que le comité de rédaction de la revue « Esprit » a accueilli avec un éclat de rire incrédule l'article de Roy Gutman, dans « Newsday », paru le 2 août 1992, qui formulait l'hypothèse de viols de guerre systématiques en ex-Yougoslavie. Cette attitude sceptique est terrible pour les victimes.

Je suis satisfaite du vote de la résolution 1325 de l'ONU. Les viols en temps de guerre ont certes toujours existé. Mais la tentation est grande de nier leur spécificité, donc de les banaliser. Depuis 1993, il n'est pourtant plus possible de nier l'existence de ces pratiques. Comme anthropologue, je cherche ce qu'il y a de nouveau, de classique, ce que chaque génération a oublié. L'incrédulité est l'autre face du déni.

Il ne faut pas nier la spécificité du viol de guerre au prétexte qu'il a toujours existé. Relisons Sophocle, l'enlèvement des Sabines, « L'Iliade » et « L'Odyssée », « Salammbô » de Flaubert : notre culture établit un lien entre conquête et viol. Quand Saint Augustin décrit la prise de Rome, il montre les barbares violant, massacrant et pillant. C'est un « topos » culturel : les hommes sont massacrés, les femmes sont enlevées, violées pour produire « l'enfant de l'ennemi », selon la formule de l'historien Antoine Audoin-Rouzeau. Ainsi, dans « Ajax » de Sophocle, Tecmesse est l'illustration de la femme violée, piégée à cause de son enfant. Dans une culture où la filiation est transmise par les hommes, il importe de détruire aussi la filiation de l'ennemi. Le viol permet justement d'exterminer la communauté qui se définit par la filiation de père en fils.

Les atrocités liées à la guerre ne sont pas systématiques et ne constituent pas une fatalité historique. Néanmoins comme anthropologue, élève de Françoise Héritier, je m'interroge sur ce « topos » culturel, qui repose sur un lien entre triomphe, fête et sexualité. On l'observe aussi, du reste, en temps de paix, lors des événements sportifs. Comme l'illustrent les viols des femmes de Berlin en 1945 par les soldats soviétiques, la victoire donne un droit de possession absolu, y compris sur les femmes. « Tout est à moi » pense, sans culpabilité, le soldat vainqueur. L'ivresse du vol accompagne alors le viol. Ce lien entre conquête, pillage et viol est présent aussi dans la bande dessinée, par exemple dans la série « Thorgal », ou au cinéma. Il constitue un stéréotype culturel outré : or, un stéréotype (ni vrai ni faux, d'ailleurs) empêche de penser.

Au Rwanda, comme au Congo, dans l'ex-Yougoslavie, au Japon avec les « femmes de réconfort », partout la même logique se reproduit. « Pourquoi ne nous tuent-ils pas ? » demandaient les femmes du Kosovo. Le viol s'inscrit dans la catégorie des crimes de souillure (crachat, barbouillage avec des matières fécales, etc.) qui visent à salir la victime, à lui faire porter la honte, la culpabilité du bourreau. Dans une société où l'honneur de la famille dépend de la virginité des filles, où la filiation repose sur la transmission entre le père et son fils, le viol est la souillure suprême : les familles sont salies et la filiation légitime compromise. Les anthropologues constatent d'ailleurs que l'enfant du viol est toujours imaginé comme un fils. Sa conception a été tellement marquée par la violence qu'il doit ressembler au bourreau, qu'il ne peut qu'hériter des caractéristiques du père. Les bourreaux rappellent souvent aux femmes qu'elles mettront au monde un enfant qui les détestera car son origine sera différente, et les mères refusent parfois l'enfant car il est perçu comme celui du bourreau.

Le viol de guerre s'épanouit après la conquête. Il est différent du viol systématique qui est également une « arme de guerre » - le terme a été employé par Roy Gutman en 1991 ou 1992. Des miliciens s'emparent d'un village, rassemblent la population, égorgent les hommes et violent les femmes. Il faut, à cet égard, réfléchir à la notion de « second couteau ». Traditionnellement, cette expression désigne ceux qui, obéissant aux ordres, tirent sur des civils ; un ordre de violer n'est pourtant pas de même nature. J'ai d'abord accueilli avec prudence l'idée de systématisme car le viol, comme le vol, sont interdits pas les codes militaires. Mais les données corroborent cette thèse, comme le dossier Bassiouni de 1994 l'a montré. L'armée de conquête, confrontée à des problèmes de gestion des flux de population, a réquisitionné des lieux d'enfermement, où les viols étaient systématiques. Des médecins ont été appelés dans ces camps pour vérifier que les femmes ne portaient pas de stérilets, pour s'assurer qu'elles pouvaient être enceintes. Le conflit de l'ex-Yougoslavie a donné lieu à tous les types de viols : viols de pulsion, viols de guerre, viols organisés avec une structure logistique. Ces faits concernent aussi les enfants et les hommes - mais eux se sont tus.

La situation était différente au Congo, en 1996 : absence d'État, population armée au lendemain de l'opération Turquoise, qui a eu des effets pervers. Les miliciens Hutus ont vécu de pillages. La pratique des viols était liée à une économie de guerre. En ex-Yougoslavie, le conflit était marqué par la volonté d'anéantir la communauté de l'ennemi et de nettoyer le territoire, de le purifier. Des églises en Croatie, des mosquées en Bosnie, ont été rasées, la langue interdite, les racines historiques effacées, arrachées. Forcer les femmes à porter l'enfant de l'ennemi, l'avenir du pays, s'inscrivait dans cette logique.

Plusieurs conditions rendent possibles ces viols. Tout d'abord un sentiment d'impunité, à tous les niveaux, dû à la dissymétrie du rapport de force. Ensuite, une culture du guerrier, indissociable d'un culte de la mort et de la performance sexuelle. La chaîne de commandement porte aussi une responsabilité, les décideurs locaux bien sûr mais également le haut commandement. Les génocides au Rwanda ou en ex-Yougoslavie ont été masqués au niveau international par l'assimilation faite, historiquement, entre génocide et génocide nazi. Si des massacres et des crimes ne ressemblent pas à ceux de 1939-1945, ils n'entrent pas dans cette catégorie. Slobodan Milosevic sut parfaitement en user pour endormir l'opinion mondiale. Le terme de génocide n'a pas été employé à l'ONU, qui est restée inactive pendant deux ans face aux agissements serbes. C'est là une victoire posthume d'Hitler.

Mme Raphaëlle Branche, historienne, maîtresse de conférences au Centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne. - Avec Fabrice Virgili, nous avons coordonné un ouvrage collectif d'historiens sur les viols en temps de guerre. C'est une question ancienne certes, mais un champ de réflexion neuf pour les historiens. Les viols de guerre semblent invisibles : les témoignages sont rares, elliptiques, et l'euphémisme est la règle - on parle d'attentats à la pudeur, de femmes forcées, des derniers outrages, quand les mots ne cèdent pas la place, dans les comptes rendus, à des points de suspension... Parfois les victimes se taisent car elles se sentent coupables d'avoir survécu lorsque leurs proches ont été tués. Cette absence de mots redouble les effets de cette violence intime, qui ne laisse pas de traces extérieures, à la différence des mutilations ou des meurtres. Pour cette raison même, les historiens ont des difficultés à établir les chiffrages qui permettraient de déterminer s'il s'agit de pratiques isolées ou collectives. Or, si les viols ne sont pas comptabilisés pendant le conflit, il devient quasi impossible de le faire après la guerre : pas de charniers, pas de registres...

Selon les imaginaires sociaux, les victimes, mais aussi les bourreaux ont plus ou moins de difficulté à s'exprimer : tantôt les bourreaux estimeront licites de se vanter, tantôt ils jugeront préférables de se taire. La visibilité dépend aussi de l'environnement dans lequel ces viols ont été commis : encouragement ou interdiction par le commandement.

Les historiens cherchent à trouver les éléments qui expliquent les viols en temps de guerre. En effet la pratique des viols en temps de guerre est ancienne, mais elle n'est pas un invariant, elle ne fait pas partie des lois de la guerre. Les viols de guerre ne sont pas une fatalité. Si les viols ont des liens avec la domination masculine ou la structuration patriarcale des sociétés, ils ne sont la conséquence d'aucune donnée biologique, d'aucun déterminisme définissant les hommes comme des violeurs potentiels par nature. Certes l'armée n'est pas une institution démocratique, mais ses chefs ne peuvent forcer les soldats à commettre des violences sexuelles. Les études montrent que la place des viols varie selon les conflits. Il faut analyser tous les paramètres.

L'histoire permet de mettre en lumière certaines combinaisons. Je vous présenterai l'articulation entre les viols et la guerre ; Fabrice Virgili présentera l'articulation entre la violence sexuelle et les valeurs de la société.

Il faut d'abord évaluer la place du viol dans le répertoire des violences sexuelles en temps de guerre. D'autres violences sexuelles existent : la dénudation forcée, les mutilations sexuelles, les tontes, les coups et blessures sur les organes sexuels... Le viol n'est pas une pratique isolée : les organes génitaux sont des cibles privilégiées. Ainsi en Algérie les tortures consistaient d'abord en une mise à nu ; et les électrodes étaient posées le plus souvent sur les organes génitaux. La dimension sexuelle de la torture est manifeste.

Le viol en temps de guerre ne se limite pas seulement à la prise de force du corps de l'agressé, il l'avilit, l'abaisse à un rang inférieur, affirme sa faiblesse et le triomphe de l'assaillant. Il ne consiste pas, comme en temps de paix, en un rapport inter-individuel ; cette forme de violence, réelle ou imaginaire, vise une communauté. Ainsi les troupes franquistes qui remontaient vers le nord au début de la guerre d'Espagne étaient précédées de rumeurs terrifiantes sur le sort réservé aux femmes républicaines.

Il faut aussi examiner le degré d'autonomie des violeurs. Par exemple, Julie Le Gac a montré que le corps expéditionnaire français, lors de la Deuxième Guerre mondiale, a reçu, lors du débarquement en Italie après la chute de Monte Cassino, carte blanche pour se comporter comme il voulait - il s'est livré au viol massif des femmes italiennes ; en revanche après le débarquement en Provence, il a reçu l'ordre de se montrer exemplaires à l'égard des femmes françaises, il a obéi ; passé le Rhin, il eut à nouveau carte blanche. Les pratiques d'une troupe dépendent des ordres du commandement. De même, l'armée américaine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale a durement condamné les soldats coupables de viols en Angleterre, moins en France et peu en Allemagne. L'attitude de la hiérarchie était différente selon qu'il visait des alliés ou des ennemis. Parfois les soldats violent sur ordre, parfois avec le consentement tacite de leur hiérarchie.

Quelle est la spécificité contemporaine ? Un fait marquant est le rôle de l'image. Certaines violences sexuelles obéissent à des mises en scène : souvenons-nous des clichés dans la prison d'Abou Ghraib en Irak ou des viols commis et photographiés par les soldats de la Wehrmacht sur le front de l'Est. L'utilisation de l'appareil photo renforce la violence subie car l'image duplique à l'infini l'avilissement de la victime. Les camps constituent une autre nouveauté du XXème siècle, ils ont été inventés à l'époque de la guerre des Boers. Ils sont un lieu privilégié de viols collectifs et répétés sur des populations captives. Les milieux de détention sont propices également aux violences sexuelles sur les hommes. Dans les camps de réfugiés, destinés à protéger de la guerre les personnes qui s'y trouvent, la logique de guerre se perpétue. Le comportement des forces d'interposition a parfois été mis en cause. La responsabilité des armées de protection est en jeu.

Dernier élément, le viol est de plus en plus visible dans le droit international. Le viol en temps de guerre est depuis longtemps interdit. Tuer devient légitime en temps de guerre, violer, non. Il ne fait jamais l'objet de justifications publiques. Enfin les juridictions internationales y sont aujourd'hui plus sensibles, notamment le TPI. Mais ce sentiment d'une plus grande attention au viol peut être trompeur : les institutions pénales ne jugent que les individus, non les chaînes de commandement, et les victimes ne reçoivent pas de compensation.

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