Intervention de Etienne Pinte

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 26 novembre 2013 : 1ère réunion
Audition de M. étienne Pinte président du conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale

Etienne Pinte, Président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale :

Mesdames, messieurs les sénateurs, le CNLE, placé auprès du Premier ministre, aura vingt ans en décembre. J'ai été nommé président par François Fillon le 30 juillet 2010 pour un mandat de trois ans et j'ai accepté de poursuivre ma tâche à la demande de Jean-Marc Ayrault, car j'estime qu'il ne doit y avoir ni droite ni gauche en matière de lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Nous sommes tous directement concernés.

La responsabilité du CNLE est double. Nous nous sommes ainsi associés à la préparation de la conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale des 10 et 11 décembre derniers sur lettre de mission du Premier ministre. Un comité interministériel a suivi, débouchant sur le plan quinquennal de lutte contre la pauvreté.

En outre, dans la mesure où nous sommes totalement indépendants, nous pouvons nous autosaisir de tout sujet entrant dans notre sphère de compétence. Cela nous permet d'interpeller l'exécutif, les parlementaires ou encore les candidats à l'élection présidentielle, auxquels nous avions suggéré, en son temps, de nombreuses mesures et résolutions.

Les réunions du CNLE sont mensuelles et thématiques. La prochaine portera sur les questions de santé physique et psychique. À des degrés variant selon le temps déjà passé dans la rue, 60 % des personnes sans domicile relèveraient aujourd'hui de la psychiatrie selon Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu social de Paris.

Renouvelable tous les trois ans, le CNLE est officiellement constitué de sept collèges représentant tout l'éventail des structures chargées de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion : le gouvernement, les associations, les syndicats, les élus, les grandes institutions comme l'assurance maladie, l'assurance vieillesse ou la caisse d'allocations familiales, les administrations concernées et des personnalités qualifiées. Un huitième collège a été mis en place à titre expérimental en juin 2012 sur proposition de Roselyne Bachelot et devrait être pérennisé à la fin de l'année. Il représente les « accueillis », c'est-à-dire les personnes précaires qui sont au coeur de notre action. Selon le souhait de Jean-Marc Ayrault, chaque groupe de travail préparant la conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale comptait ainsi des membres du CNLE et du huitième collège en particulier. Il en a été de même lors des ateliers des 10 et 11 décembre 2012.

Dépendant au quotidien plus ou moins directement de onze ministères différents, le CNLE peut demander l'arbitrage du Premier ministre en cas de désaccord, puisqu'il a la chance d'être placé directement auprès de lui.

Où en sont la pauvreté et l'exclusion sociale dans notre pays ? Les dernières statistiques, vous l'avez rappelé, datent de 2011 et deux ans de crise financière et économique les ont nécessairement aggravées : 8,7 millions de pauvres recensés, cela signifie que plus de 14 % de la population vit sous le seuil de pauvreté ; dans l'un des cinq pays les plus riches du monde, cela interpelle.

Parmi ces 8,7 millions de personnes, on trouve un million de personnes âgées et autant d'actifs au chômage. On trouve également une part importante de familles monoparentales, soit environ 20 % des effectifs. Enfin, une note du Secours catholique estime à trois millions le nombre de mineurs vivant dans des familles pauvres. En recoupant ces quelques grandes catégories, on recouvre déjà sept millions de personnes.

Nos objectifs doivent être fixés en tenant compte de la situation financière et budgétaire difficile de la France. Je me suis engagé auprès du Premier ministre à ne pas formuler de demandes démagogiques. S'il paraît illusoire d'espérer éradiquer la pauvreté, on peut s'attaquer à la grande pauvreté. En France, est considéré comme « pauvre » celui ou celle qui vit avec moins de 60 % du revenu médian, soit 974 euros par mois. Plus de la moitié des personnes vivant sous ce seuil dispose de moins de 600 euros par mois. En accord avec la ligne d'ATD Quart Monde, ce sont ces personnes, les plus précaires, qui sont visées par les propositions que nous avons formulées lors de la conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale.

Nous avions demandé une revalorisation de 25 % du RSA, le revenu de solidarité active, sur cinq ans, afin que son montant corresponde à 50 % du Smic, comme cela était initialement prévu. Il sera finalement réévalué de 10 %. Nous avions également plaidé pour un relèvement de la CMU-c, la couverture maladie universelle complémentaire, afin que les plus pauvres puissent bénéficier d'une couverture plus protectrice. Nous l'avons obtenu, mais dans des proportions malheureusement insuffisantes.

Le coeur de la philosophie au travers de laquelle j'appréhende la lutte contre la pauvreté, c'est qu'un pays ne peut se développer de façon harmonieuse et équilibrée que sur la base de quatre piliers : le logement, la formation et l'éducation, l'emploi ainsi que la santé. Voilà trois ans, j'avais développé ces quatre points lors d'un atelier sur l'hébergement d'urgence à l'invitation de Jérôme Vignon, président du conseil d'administration des Semaines sociales de France. Une femme m'avait alors confié qu'elle et sa famille vivaient à sept dans un logement insalubre de dix-huit mètres carrés du XIIIe arrondissement de Paris. Elle était sur le point de perdre la garde de deux de ses enfants car les services sociaux avaient identifié un risque de saturnisme dans l'appartement. Cette situation montre bien qu'on ne peut aborder le problème de la pauvreté qu'au travers de la globalité du parcours de chaque individu. Cette famille était exposée à un problème non pas seulement de logement, mais également de santé et peut-être même d'emploi.

La plupart de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté cumulent ces facteurs. Pour y faire face, nous militons en faveur de la mise en place d'un « référent unique ». Chaque travailleur social, au-delà de son domaine d'expertise, doit pouvoir diagnostiquer l'ensemble des difficultés auxquelles sont confrontées les personnes qui le consultent. Dans neuf cas sur dix, un individu en détresse sur le plan du logement est également en proie à d'autres difficultés.

Dans l'esprit de ces quatre piliers, nous préconisons donc un effort particulier en matière de logement social. Nous avions ainsi demandé à Cécile Duflot que, dans le cadre de l'objectif de construction de 150 000 logements sociaux par an, la moitié d'entre eux soit destinée à devenir des logement très sociaux et donc financée par le recours à des prêts locatifs aidés d'intégration, les PLAI.

Point important, si les critères d'attribution retenus devaient être appliqués, 60 % des Français seraient éligibles à l'attribution d'un logement social et il faudrait construire annuellement non plus 150 000 logements sociaux, mais 300 000. De plus, ce type d'habitat n'est paradoxalement pas toujours accessible aux plus pauvres. Par conséquent, 75 000 logements à très bas loyer semblent être un minimum si le Gouvernement veut traduire les efforts entrepris pour lutter contre la pauvreté. À l'époque, le budget 2013 ayant déjà été voté, nous n'avions pas pu obtenir grand-chose.

En 2008, François Fillon m'avait nommé parlementaire en mission et commandé un rapport sur l'hébergement d'urgence. Le slogan « le logement d'abord » était alors à l'ordre du jour. Il était cependant évident que, sans un parc de logement sociaux et très sociaux adapté, un tel objectif resterait lettre morte. Voilà cinq ans, on ne dénombrait pas moins de quatre cents centres d'hébergement, d'hébergement d'urgence et de réinsertion sociale ne correspondant pas aux normes humaines d'habitabilité. On trouvait des dortoirs dans lesquels s'entassaient jusqu'à cent personnes par nuit. Nous nous employons aujourd'hui à « humaniser » ces centres, ce qui passe par une diminution moyenne d'un tiers du nombre de places disponibles.

Je prendrai l'exemple de la rénovation récente du centre de La Mie de Pain situé dans le XIIIe arrondissement de Paris, lequel a vu sa capacité réduite de quatre cent cinquante à trois cents places d'hébergement. Cela pose une autre question : quid des cent cinquante personnes qui resteront à la porte ?

La pauvreté augmentant, la demande de logement s'accroît. En quatre ans, la Fondation Abbé-Pierre a estimé que le nombre de personnes sans domicile fixe était passé de 100 000 à 150 000. De plus, le « thermomètre saisonnier » a été pour ainsi dire cassé et les personnes accueillies pour l'hiver dans les centres ne peuvent plus être mises dehors le 31 mars. Les capacités d'hébergement sont donc très insuffisantes. Cela fait deux étés que le Samu social de Paris ne peut pas répondre, via le 115, à toutes les demandes d'hébergement. Il arrive le reste de l'année qu'il ne puisse traiter 40 % à 50 % des demandes. Cette situation intervient alors que les centres hébergent non plus seulement des hommes, mais également des femmes seules et des familles entières. Ils sont aujourd'hui une solution de rechange indispensable pour donner un abri à ceux qui en ont besoin.

Les unes après les autres, les majorités politiques se gargarisent des mesures prises dans ce domaine : on peut notamment citer la maison à 100 000 euros de Jean-Louis Borloo, la maison à 15 euros par jour de Christine Boutin. Ce sont des avancées, mais elles ne règlent pas en profondeur le problème humain.

Entre la précédente et l'actuelle majorité, je dois admettre que j'observe un changement de regard par rapport au défi de la pauvreté. Je ressens aujourd'hui, malgré les difficultés financières, une véritable volonté d'agir. Nous avons demandé une conférence nationale, nous l'avons obtenue. Nous avons demandé des réunions annuelles du comité interministériel de lutte contre les exclusions, nous les avons obtenues. Nous avons demandé un plan quinquennal, nous l'avons obtenu. François Chérèque, chargé d'en suivre l'application, sera présent lors de la deuxième réunion du comité interministériel qui se tiendra au mois de janvier, en présence du Premier ministre et du CNLE. À l'exception d'un certain nombre de mesures ponctuelles comme le relèvement du plafond permettant de bénéficier de la CMU-c, il n'est pas encore possible d'évaluer l'efficacité de la première année d'application de ce plan. Il s'élève à 2,5 milliards d'euros sur cinq ans ; ce n'est pas le Pérou mais est-il véritablement possible de faire mieux aujourd'hui ? Si la situation économique s'améliore, nous demanderons un abondement supplémentaire.

Je voudrais que nous nous attardions sur le rôle du monde associatif. Sa richesse et son ancrage historique en font un amortisseur de crise. Sans la densité et l'efficacité de son tissu associatif, il y a longtemps que notre pays pourrait être dans une situation révolutionnaire. Hébergement, gestion des centres de rétention pour les étrangers en situation irrégulière ou autre, l'État est heureux de pouvoir se décharger de certaines fonctions régaliennes sur les associations, sans lesquelles il aurait le plus grand mal à accompagner ces personnes dans leur précarité.

Vous posiez la question de l'efficacité de nos politiques comparées à celles qui sont mises en place dans d'autres pays. La France est le pays européen où l'action sociale, dans tous ses domaines, est la plus importante. C'est tout à notre honneur même si d'importantes poches de pauvreté perdurent. La pauvreté et l'exclusion concernent tous les pays et nombre d'entre eux s'intéressent aux moyens que nous employons. Le CNLE a ainsi reçu des délégations égyptienne, moldave et même kazakhe, ou encore le ministre israélien des affaires sociales.

Hier, nous avons participé à une réunion sur le thème de l'aide alimentaire. Le sujet a été largement débattu l'année dernière, lorsque l'Union européenne a annoncé qu'elle ne la financerait plus, ce qui aurait été pour le moins problématique. Finalement, l'aide alimentaire est non plus prise en charge dans le cadre de la PAC, mais gérée par le Fonds européen d'aide aux plus démunis, le FEAD. Pour les sept ans à venir, 500 millions d'euros nous ont été accordés. Cela représente 50 millions d'euros pour la première année, auxquels l'État est tenu d'ajouter 15 %, pour un total compris entre 70 millions et 80 millions d'euros. Si nous ne sommes pas encore soumis à des audits, nous devons dès aujourd'hui rendre compte de l'utilisation de ce fonds par les différentes associations qui en bénéficient. C'est un travail très important que de faire remonter toutes ces informations depuis l'échelon local. L'Union européenne s'est engagée à allouer en tout 3,5 milliards d'euros sur sept ans à l'aide alimentaire. C'est une somme importante mais elle est répartie entre vingt-huit pays, dont beaucoup sont plus pauvres que nous. Il est légitime de se poser la question de savoir si cela est suffisant pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale, ne serait-ce que sur le plan alimentaire.

Les gouvernements se succèdent et ont toujours autant de mal à gouverner notre pays. Aussi la France accuse-t-elle un certain retard. Voilà dix ans, alors que nous étions encore capables de rivaliser avec l'Allemagne, cette dernière a engagé des efforts de compétitivité qui font que nous sommes aujourd'hui distancés. Cela nous est apparu comme une surprise il y a deux ans. Comment expliquer ce manque de vision à moyen terme ? À l'heure où nous nous comparons sans cesse aux Allemands, ne pourrions-nous pas nous inspirer, tout en restant critiques, de la manière dont ils ont réussi à mettre en place ces mesures que l'Europe exige de nous aujourd'hui ? De même, nous devrions nous interroger sur la façon dont notre voisin a réussi à installer une écotaxe ou à réformer sa TVA. À l'évidence, d'autres parviennent à faire plus vite et mieux que nous en agissant différemment. Je prends pour exemple un autre problème. Avec une population oscillant entre 15 000 et 20 000 individus, la France est de fait l'un des pays où la communauté Rom est la plus importante. Cependant, l'Italie ou l'Espagne abritent des groupes de plusieurs dizaines de milliers de personnes et ne rencontrent pas les mêmes problèmes avec leurs populations, ni les mêmes « hausses de température politique » à ce sujet. Ces pays sont parvenus à gérer l'insertion et l'intégration des Roms de manière différente.

Enfin, les pays européens ont parfois été très inconséquents lorsqu'il s'est agi de prendre d'importantes décisions. Avec Philippe Séguin, je m'étais opposé au traité de Maastricht ; pas parce que nous étions contre la monnaie unique, mais parce que nous étions réticents à l'égard d'un élargissement que nous jugions trop rapide. Nous avions promis l'intégration aux pays méditerranéens dès lors qu'ils se seraient libérés de leurs dictateurs respectifs. Une fois Franco, Salazar et les colonels partis, nous avons instantanément accueilli l'Espagne, le Portugal et la Grèce. Nous l'avons fait pour des raisons politiques et sans aucun diagnostic économique ou social. Je ne dis pas que nous aurions dû refuser leur intégration, mais il aurait plutôt fallu attendre de les avoir progressivement amenés à nos standards économiques, sociaux et même démocratiques. Aujourd'hui, nous venons de commettre la même erreur avec la Bulgarie et la Roumanie. Nous avons intégré, pour des motifs politiques, des membres qui n'étaient évidemment pas aptes à entrer dans l'Union. Pardonnez ces considérations, mais puisque nous faisons ici de la prospective, il faudrait veiller à apprendre des erreurs du passé.

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