Je vous remercie, monsieur Pinte, pour l'humanité qui teinte votre discours. Je voudrais revenir sur votre conclusion. Les hasards de mon mandat m'ont amené hier à parler de l'ouverture européenne devant deux classes de terminale de Guérande, dans la Loire-Atlantique. Il était question de l'idéal, cher aux pères fondateurs européens, de la paix sur notre continent, et de notre engagement, à l'époque, pour soutenir les peuples d'Europe du Sud libérés de leurs dictatures. Comme avec les démocraties populaires de l'Est, nous nous sommes peut-être précipités. Les aspects économiques et financiers ont été mis de côté et la responsabilité que nous avions de les ancrer dans la démocratie l'a emporté. Néanmoins, ne serions-nous pas amenés à faire le même choix aujourd'hui ? Il semblerait que l'Histoire contraigne l'Europe à progresser par cercles concentriques. Non pas que certains pays soient inférieurs, mais différents rythmes de développement coexistent. Je suis cependant convaincu qu'il faut aujourd'hui dire « stop ». Nous devons renforcer l'Union telle qu'elle est et faire véritablement l'Europe des peuples. La construction économique fait partie de ce processus. En avançant à marche forcée, nous courons à la catastrophe. Les peuples perdraient leurs repères et les extrêmes l'emporteraient.
Vous avez obtenu d'importantes avancées, notamment en ce qui concerne la CMU-c ou le RSA. Cependant, les moyens à notre disposition pour lutter contre la pauvreté sont encore insuffisants et le resteront. Quel que puisse être le contexte économique, malgré les difficultés financières que nous rencontrons, il nous faut être plus ambitieux. Vous évoquiez les membres du huitième collège du CNLE. Ces hommes et femmes, à travers leurs parcours, sont à même de nous éclairer sur l'efficacité de nos politiques. Ayons, dès lors qu'on légifère en leur faveur, le réflexe de les entendre avant de mettre en place des mesures trop administratives et technocratiques. À dépenses égales, leur expertise peut permettre une meilleure orientation de notre action. Pourrez-vous revenir sur l'expérience de leur participation au CNLE ? Quel était votre mode de fonctionnement ? Quel bénéfice en avez-vous tiré ?
Je voudrais que nous nous attardions également sur la problématique du non-recours. Nombre de nos concitoyens en situation précaire ne profitent pas pleinement de leurs droits. Certains les ignorent, d'autres sont découragés par la complexité des procédures administratives. Faute d'un référent social unique, celles et ceux qui vivent au jour le jour à la marge de la société n'ont pas toujours la force d'affronter toutes les démarches nécessaires au recouvrement de leurs droits. Lorsque nous l'avons auditionné, Martin Hirsch a admis que le RSA avait, sous certains aspects, été un échec manifeste, ce que le non-recours explique en partie. Il existe en Belgique une base de données appelée « Banque carrefour de la sécurité sociale » qui centralise les documents nécessaires pour recourir à l'aide sociale. Ces derniers n'ont besoin d'être déposés qu'une seule fois, et peuvent ensuite être utilisés par tous les organismes concernés. En France, si la mise en oeuvre d'un tel système serait probablement contrariée en raison de la loi Informatique et libertés, la question mériterait d'être étudiée.
Mon dernier point pourra enfin paraître déraisonnable mais vaut d'être attentivement considéré. Les implications financières de chaque projet de loi examiné font l'objet d'une attention toute particulière. Nous pourrions procéder de la sorte en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté et nous demander systématiquement ce qu'une loi peut apporter aux dix millions de Français dans le besoin. Ce reflexe peut-il, selon vous, présenter un intérêt ?
Étienne Pinte. - Pour étudier les modalités de formation d'un huitième collège, un groupe de travail s'est réuni pendant un an. Les collèges du CNLE sont composés de huit individus ou représentants d'institutions. Nous voulions assurer la représentation de tous les types de structures de lutte contre la pauvreté et l'exclusion ainsi que de l'ensemble des territoires, et faire respecter la parité entre hommes et femmes. Nous avons donc conçu un cahier des charges et organisé un appel d'offre auquel dix-huit associations ont répondu. Quatorze d'entre elles correspondaient à nos critères et nous sommes finalement parvenus à constituer ce collège des accueillis. Cette expérimentation devait avoir lieu entre juin 2012 et juin 2013. Le CNLE se renouvelant à la fin de l'année civile, nous avons obtenu un décret maintenant le huitième collège jusqu'à la fin de notre mandat et celui-ci sera intégré officiellement au CNLE par le décret que le Premier ministre prendra à la fin de l'année. Ce fut pour nous tous une découverte autant qu'une expérience très enrichissante. Pour la première fois, nous n'avions plus le sentiment d'essayer de faire le bonheur des gens contre leur gré. C'est la raison pour laquelle nous avons mis en exergue de notre rapport la célèbre phrase de Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi. »
Jamais ces personnes en situation de précarité et de pauvreté venues des quatre coins de la France ne s'étaient imaginées se rendre une fois par mois, à Paris, pour discuter de problèmes les concernant. En septembre 2012, François Fillon, alors Premier ministre, convie, entouré de onze ministres, la totalité du CNLE à Matignon. Certains représentants du huitième collège interviennent et je vois que leurs propos font tilt car le Premier ministre, se retournant vers ses ministres, leur dit : « Ces personnes, il faut que vous les preniez en considération. » Ce fut, en quelque sorte, la reconnaissance au plus haut niveau du huitième collège.
Les responsables qui se retrouvent autour d'une table ont souvent l'habitude de manier le langage technocratique. Pour chaque réunion, les membres du huitième collège étaient pris en charge la veille par une association, qui les préparait à l'ordre du jour du lendemain en leur présentant les thèmes abordés et leur expliquant au besoin la signification des termes employés. Loin d'être considérés comme des alibis, ils étaient mis en situation de participer véritablement aux discussions.
Nous avons vécu des moments étonnants. Un jour, une personne a pris la parole pour dire en substance : « Votre jargon est bien gentil, mais on n'y comprend rien ! » Nous avons été obligés de vulgariser notre vocabulaire et de modifier la manière dont nous présentions les différentes problématiques. Une autre fois, c'est l'une des personnes sélectionnées, une femme d'origine congolaise n'ayant à l'époque pas de papiers, qui nous a interpellés : « J'ai une petite fille de dix-huit mois ; donc, les jours où je dois venir, il faut que vous trouviez une structure capable de s'occuper de ma petite. » Nous avions bien sûr prévu la prise en charge de tous les frais de transport, d'hébergement et de restauration, mais nous avions omis pareil cas de figure ! Cela nous a obligés à nous adapter à la réalité de la précarité, de la pauvreté, à toutes les situations, y compris celle d'une femme seule avec enfant.
Ce fut donc une expérience extraordinaire, mais en même temps difficile. Quand les membres du huitième collège furent nommés en juin 2012, il n'était pas prévu que se tiendrait une conférence de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, où leur participation non seulement aux groupes de travail dans les trois mois précédents mais aussi aux ateliers des 10 et 11 décembre 2012 serait obligatoire. Cette perspective les a stimulés, au sens noble du terme, et ils ont suivi une formation accélérée.
Autre difficulté de fonctionnement : pour représenter chacune des associations et structures étaient désignés un titulaire et un suppléant, soit seize personnes toutes en devenir d'insertion, d'intégration, de formation, d'emploi. Certaines nous ont quittés en cours de route, d'autres les ont remplacées, ce qui ne fut pas facile à gérer pour assurer la continuité de nos travaux.
Nous proposerons donc au gouvernement que, désormais, les deux personnes formant chaque binôme assistent en permanence tant aux réunions qu'aux sessions de formation. Ce faisant, il y aura un retour d'information dans la structure d'origine, car, si ces personnes sont accompagnées au niveau local par des référents, chaque association a ses propres critères, ses propres pratiques. En ce sens, le fonctionnement du huitième collège est encore perfectible.
La réussite globale du huitième collège devrait pouvoir servir de modèle pour toutes les institutions publiques comme privées : il faut offrir à ceux qui aujourd'hui n'ont pas la parole la possibilité de dialoguer et de s'exprimer.
J'en viens à la question du non-recours.
C'est un réel problème, surtout en matière de RSA activité : 70 % des bénéficiaires potentiels ne le réclament pas. Je pourrais vous citer d'autres pans de l'action sociale, en particulier le Dalo, le droit au logement opposable, où nombre de personnes éligibles aux prestations ne font pas les démarches nécessaires, et ce pour de multiples raisons.
Rendez-vous compte, selon un calcul approximatif, si tout le monde faisait les recours nécessaires, cela coûterait 10 milliards d'euros à la collectivité. Je l'ai dit au Premier ministre : il convient, bien sûr, de lutter contre le non-recours mais il importe de prévoir en parallèle un abondement des budgets de l'État et des collectivités territoriales.
Parmi les origines du non-recours, il y a les paperasseries invraisemblables, les formulaires illisibles, incompréhensibles. Il m'est arrivé d'aider certains à faire leur demande de Dalo ; j'ai eu bien du mal à m'y retrouver ! Mais il arrive aussi que des gens refusent l'aide publique par dignité, estimant pouvoir s'en sortir tout seuls sans faire appel à la charité publique.
Votre collègue député, Christophe Sirugue, a proposé de fusionner le RSA et la prime pour l'emploi, la PPE. Sur le principe, nous avons émis un avis favorable, mais en soulignant deux écueils à éviter. D'une part, une telle fusion ne doit pas aboutir à exclure ceux qui bénéficient actuellement du RSA ou de la PPE. D'autre part, les caisses d'allocations familiales doivent disposer des moyens techniques nécessaires pour gérer cette nouvelle aide qui pourrait être votée par le Parlement.
M. Sirugue souhaitait que l'Assemblée nationale et le Sénat puissent en délibérer dans le cadre de l'examen du budget 2014, dans la perspective d'une application à l'automne prochain. Le Gouvernement a demandé à l'Igas, l'Inspection générale des affaires sociales, un rapport afin d'étudier la faisabilité de cette fusion, loin d'être évidente, entre une aide fiscale, la PPE, et une prestation sociale, le RSA, assises sur des financements différents.
Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué la possibilité d'évaluer systématiquement l'impact de tel projet de loi ou de telle proposition de loi pour ce qui a trait à la pauvreté, comme cela se fait en matière de handicap ou de droits des femmes. Vous avez raison et c'est une question que je m'étais moi-même posée quand j'étais parlementaire.
Je reste persuadé, s'agissant du RSA, que le Gouvernement a voulu aller trop vite. Une expérimentation devait avoir lieu dans dix départements si ma mémoire est bonne mais, par précipitation, on n'est pas allé jusqu'au bout du processus et la mise en place s'est faite en catastrophe, si je puis m'exprimer ainsi. C'est l'une des raisons pour lesquelles le RSA n'a pas fonctionné comme Martin Hirsch le souhaitait.
Je suis très favorable à l'expérimentation et à l'étude d'impact. Dès lors qu'un texte a trait à l'humain, il ne faut pas se précipiter. Notre pays pâtit du décalage qui existe entre le calendrier politique et le calendrier législatif ; reconnaissons-le, le passage du septennat au quinquennat n'a pas facilité les choses. Toute nouvelle majorité, quelle qu'elle soit, souhaite obtenir des résultats dans les cinq ans. Dans certains domaines, il est très difficile de tenir ce rythme, surtout si une expérimentation est nécessaire.