Intervention de Jean-Yves Le Drian

Réunion du 10 décembre 2013 à 15h00
Engagement des forces armées en république centrafricaine — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Jean-Yves Le Drian :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, jeudi dernier, le Président de la République s’est adressé à la nation pour annoncer l’intervention des forces françaises en République centrafricaine. La décision d’engager nos forces armées est toujours une décision grave.

Nous venons de rendre hommage aux deux soldats, Nicolas Vokaer et Antoine Le Quinio, du 8e régiment de parachutistes d’infanterie de marine de Castres, qui ont fait cette nuit le sacrifice de leur vie. Mes pensées vont à leur famille et à leurs proches, auxquels j’exprime la solidarité de la nation, et je transmets les condoléances les plus attristées de l’ensemble du Gouvernement.

En République centrafricaine, nos hommes interviennent en appui à la MISCA, la mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine, et sur la base d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies.

Cette intervention était urgente et nécessaire. Quelques heures auparavant, des miliciens armés massacraient encore dans les rues de Bangui, n’épargnant ni les femmes ni les enfants, munis de listes de victimes et faisant du porte-à-porte pour les traquer. Le danger d’une telle situation, le Président de la République l’avait dénoncé à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre dernier. Notre alarme était justifiée : le pays était bien au bord du gouffre.

Depuis la prise du pouvoir par des rebelles de la Séléka, le 24 mars 2013, les exactions, l’arbitraire, les pillages, le recrutement d’enfants soldats, les villages brûlés, les viols, les mutilations, les exécutions sommaires : voilà à quoi s’est résumée la vie quotidienne des populations civiles, victimes de la faillite de l’État centrafricain. Plus inquiétants encore, les affrontements entre groupes ont pris récemment une tournure intercommunautaire et interconfessionnelle extrêmement dangereuse. Cette spirale de la haine aurait pu à tout moment déboucher sur un enchaînement d’exactions et de représailles entre chrétiens et musulmans.

L’anarchie en République centrafricaine est aussi une menace pour une région – les Grands Lacs, les Soudans – déjà très fragile. Ce pays, enclavé entre le Cameroun, le Tchad, le Soudan, le Soudan du Sud, la République démocratique du Congo et le Congo-Brazzaville, ne doit en aucun cas devenir un nouveau sanctuaire pour tous les trafics et tous les groupes terroristes. À cet égard, c’est aussi notre sécurité et celle de l’Europe qui sont en cause.

À cette crise, à cet effondrement sécuritaire s’ajoute une tragédie humanitaire : un habitant sur dix a dû abandonner son foyer ; 70 000 Centrafricains ont déjà quitté le pays et 2, 3 millions de personnes ont besoin d’une assistance en urgence.

Face à ce drame, la France pouvait-elle ne rien faire ? La France pouvait-elle rester sourde aux appels à l’aide des autorités centrafricaines et de nos partenaires de l’Union africaine ?

Mesdames, messieurs les sénateurs, pour la France, l’inaction n’était pas une option. Attendre, c’était prendre le risque d’un désastre. Attendre, c’était nous exposer au risque d’une intervention ultérieure, beaucoup plus coûteuse et beaucoup plus difficile.

Cette décision fait suite aux efforts déployés depuis plusieurs mois en faveur d’une réponse collective à cette tragédie en plein cœur de l’Afrique. Il y a eu d’abord le message d’alarme du Président de la République à l’Assemblée générale des Nations unies, je l’ai rappelé. Il y a eu ensuite l’encouragement aux pays de la région à renforcer les troupes qu’ils avaient commencé à déployer et à user de toute leur influence pour que les parties cessent les violences et reprennent le chemin de la transition politique.

C’est la France qui a saisi le Conseil de sécurité et qui a obtenu que deux résolutions soient votées à l’unanimité. La résolution 2127, adoptée la semaine dernière, donne mandat à la force africaine de stabiliser la République centrafricaine et de protéger les civils. Elle nous permet d’appuyer cette force.

C’est encore la France qui a su convaincre ses partenaires internationaux d’apporter leur soutien politique, logistique et financier à cet effort international de stabilisation.

Le cadre de l’opération Sangaris est incontestable. La France agit sur la base d’un mandat des Nations unies. Elle répond à l’appel lancé par l’Union africaine, le 13 novembre dernier. Elle répond également à une demande d’assistance des autorités de transition centrafricaines.

Nos objectifs sont clairement circonscrits.

Premièrement, il faut rétablir la sécurité en République centrafricaine, enrayer la spirale d’exactions et la dérive confessionnelle et permettre le retour des organisations humanitaires ainsi que le déploiement des structures étatiques de base.

Deuxièmement, nous voulons favoriser la montée en puissance rapide de la MISCA et permettre son plein déploiement opérationnel. La MISCA doit en effet être en mesure d’assurer le contrôle de la situation sécuritaire, de désarmer les milices et de faciliter la transition politique.

Le Président de la République l’a dit, notre intervention sera rapide, elle n’a pas vocation à durer. Elle est pleinement cohérente avec le message du sommet de l’Élysée pour la paix et la sécurité en Afrique : la sécurité de l’Afrique relève de la responsabilité des Africains.

Nos forces sont engagées, dans l’urgence, en soutien des contingents africains de la MISCA, dont l’action a déjà commencé et va se renforcer. L’Union africaine a en effet annoncé qu’elle porterait rapidement sa présence sur le terrain de 2 400 à 6 000 hommes. Ces hommes viennent de tous les pays de la région.

Le désengagement de nos forces commencera dès que la situation le permettra, en fonction de l’évolution sur le terrain et de la montée en puissance des capacités opérationnelles des forces africaines. Ce doit être l’affaire de quelques mois.

Nous savons qu’il faudra du temps pour désarmer les milices, former de nouvelles forces de sécurité centrafricaines et mener à bien un processus électoral. C’est le rôle, dans la durée, de la MISCA.

La résolution 2127 prévoit qu’une opération de maintien de la paix des Nations unies pourra, si le Conseil de sécurité en décide, lui succéder pour la conforter et lui apporter un cadre plus robuste, y compris en matière de financement. L’Union européenne pourra également y contribuer, notamment grâce aux instruments de la politique de sécurité et de défense commune.

Je salue la rapidité et la qualité de l’action que conduisent nos forces sur le terrain. Nous avons pu, grâce à la complémentarité entre notre dispositif prépositionné dans la région et les forces en alerte en France, porter en deux jours notre présence sur place à 1 600 hommes. Nous avons pu, grâce aux renforts rapides qui ont été déployés à Bangui et ailleurs, à Bossangoa en particulier, éviter des massacres de masse, alors que la situation dans la capitale devenait critique. Vous avez d’ailleurs pu lire les témoignages des observateurs et des représentants des organisations non gouvernementales, dont je salue l’engagement.

Nos hommes, aux côtés des forces africaines, sécurisent les sites les plus sensibles, notamment l’aéroport et les zones de regroupement de nos compatriotes, qui sont près de 800, dont 500 binationaux. Ils assurent une présence constante par des patrouilles, dont la vertu dissuasive joue pleinement. Déjà, ils participent aux actions de cantonnement et de désarmement des groupes armés afin de rétablir calme et sécurité. Ils favorisent le retour à des conditions d’un fonctionnement normal des structures étatiques indispensables au règlement durable de la situation dans le pays.

Mesdames, messieurs les sénateurs, soyons clairs : la République centrafricaine n’est pas le Mali. La situation sur le terrain diffère. Les groupes armés ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Pourtant, j’entends à nouveau les mêmes questionnements.

J’entends les questionnements sur nos moyens. Oui, la France a la capacité d’agir aujourd’hui ! Le financement de l’opération Sangaris est prévu au budget de l’État, comme en atteste la clause de garantie figurant dans le projet de loi de programmation militaire que nous examinerons tout à l'heure. La France le pourra aussi demain, dans le cadre défini par cette loi, avec un format parfaitement adapté à la conduite simultanée d’opérations telles que celles engagées au Mali et en République centrafricaine.

J’entends les questionnements sur notre posture, même s’ils sont rares. Non, la France n’agit pas en gendarme de l’Afrique ! Elle assume tout simplement ses responsabilités internationales. Elle répond à l’appel de ses partenaires africains et fait face à l’urgence absolue de prévenir une spirale de massacres. Le sommet de l’Élysée pour la paix et la sécurité en Afrique a été l’occasion d’un message unanime de tous les Africains sur la nécessité de renforcer les capacités africaines de réponse aux crises sur le continent. La mise en place d’une vraie force panafricaine de réaction rapide mobilisera, dans les mois à venir, l’Afrique et ses partenaires.

J’entends également les questionnements sur notre prétendu isolement. Non, la France n’est pas seule ! Elle bénéficie du soutien politique de tous les membres du Conseil de sécurité des Nations unies. Le Secrétaire général des Nations unies a encore lancé, vendredi dernier, un appel d’urgence sur la situation en République centrafricaine.

La France agit, je le répète, aux côtés des Africains, regroupés au sein de la MISCA.

L’Union européenne l’accompagne depuis le début. Le président du Conseil européen, qui participait au sommet de l’Élysée, a souligné les risques que la déstabilisation des pays africains fait peser sur la sécurité de l’Europe tout entière. L’Europe agit sur le terrain, avec la mise en place hier d’un pont aérien entre Douala et Bangui pour acheminer l’aide humanitaire indispensable. L’Europe apporte ses capacités de financement.

Les États membres qui disposent des moyens opérationnels nécessaires s’engagent également. Sans attendre, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont mis des moyens aériens à disposition de la France et des Africains. La Belgique se prépare à apporter son appui. D’autres pays nous ont fait savoir leur disponibilité. Je les en remercie par avance.

Les États-Unis fourniront, dans les prochains jours, des capacités de transport pour les contingents africains et ont promis 40 millions de dollars pour la MISCA. L’Union européenne la finance déjà à hauteur de 50 millions d’euros et examine comment s’engager rapidement dans le domaine de la formation.

Car au-delà de l’urgence, il faut préparer l’avenir. Et cet avenir passe notamment par la restructuration des forces de sécurité et par la restauration de l’autorité de l’État et des services publics. Il faudra surtout que la transition politique soit menée à son terme. Trop longtemps, la République centrafricaine a été ballottée au gré de pouvoirs faibles, d’une gouvernance défaillante et de l’ingérence d’acteurs extérieurs. Notre volonté est de tourner cette page. C’est celle qu’exprimera le Président de la République à l’occasion de sa visite à Bangui, ce soir, au retour de l’Afrique du Sud.

Avec les Centrafricains, les pays de la région ont posé les contours d’un processus de transition devant aboutir à des élections présidentielle et législatives libres et transparentes, le plus tôt possible. Les autorités centrafricaines se sont engagées à mener à bien cette transition. La communauté internationale fera preuve de la plus grande vigilance. Il y va de la renaissance de la République centrafricaine.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je l’ai dit, la décision d’engager nos forces armées est toujours une décision grave. En ces circonstances, l’unité de la nation et de l’ensemble des forces politiques est indispensable. En recevant, ce matin, les présidents des deux assemblées, de leurs groupes politiques et des commissions compétentes, le Premier ministre a déjà pu constater une large convergence de vues.

Cette unité, nous la devons à nos soldats qui, au péril de leur vie, agissent sur un nouveau théâtre. Je ne soulignerai jamais assez leur courage et leur professionnalisme.

Cette unité, nous la devons aussi au peuple centrafricain, qui traverse depuis trop longtemps les épreuves et qui est en droit de prétendre à des lendemains meilleurs. La crise actuelle pourra, j’en suis persuadé, être surmontée et céder le pas à la reprise du dialogue intercommunautaire, à la réconciliation nationale et à une perspective de développement. La France saura faire preuve de solidarité.

Cette unité, nous la devons enfin à l’Afrique, notamment aux pays d’Afrique centrale, qui se sont mobilisés de manière exemplaire et qui ont demandé l’aide de la France. La France assume ses responsabilités internationales et tient parole en étant à leurs côtés. Elle respecte ses valeurs, celles qui sont au cœur de notre République.

Mesdames, messieurs les sénateurs, un des plus grands hommes que le continent africain ait connu disait : « Ce monde doit être celui de la démocratie et du respect des droits humains, un monde libéré des affres de la pauvreté, de la faim, du dénuement et de l’ignorance, épargné par les guerres civiles et les agressions extérieures et débarrassé de la grande tragédie vécue par les millions de réfugiés. » Cet homme, c’était Nelson Mandela.

C’est la liberté du peuple centrafricain, son aspiration à retrouver la paix et la sécurité, à bénéficier de l’assistance humanitaire la plus élémentaire que nos hommes défendent aujourd’hui avec les forces africaines. Cette cause est juste. Elle correspond à l’idée même que la France se fait de sa place dans le monde.

Le Président de la République et le Gouvernement ont fait le choix de l’action. À l’heure d’assumer à nouveau cette responsabilité, je sais que nous continuerons à nous rassembler pour que nos soldats soient plus forts et que les objectifs de la France soient pleinement atteints.

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