Intervention de Jacques Legendre

Réunion du 10 décembre 2013 à 15h00
Engagement des forces armées en république centrafricaine — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Jacques LegendreJacques Legendre :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, pour la deuxième fois cette année, le Président de la République engage les troupes françaises dans une opération extérieure.

Je tiens tout d’abord à adresser à nos soldats et à leurs familles, au nom du groupe UMP, un message de soutien. J’en suis certain, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégeons, nous sommes tous reconnaissants à nos soldats de leur professionnalisme et de leur courage. L’annonce de la mort de deux d’entre eux aujourd’hui en opération nous touche profondément.

Nos soldats sont la fierté de notre pays quand ils concrétisent ainsi l’action de notre diplomatie, laquelle n’a pas ménagé sa peine au Conseil de sécurité des Nations unies pour faire adopter la résolution 2127, malgré les atermoiements et hésitations de certains de nos partenaires.

Mais pourquoi, après le Mali, intervenir une nouvelle fois, et en Centrafrique ? Serions-nous devenus les gendarmes de l’Afrique ? Nous ne devons pas revendiquer ce rôle que nous n’avons pas vocation à jouer, car les États africains sont indépendants depuis maintenant des décennies. Cependant, le Mali et la Centrafrique sont des territoires auxquels nous unissent encore des liens affectifs et culturels puissants. Si nous n’étions pas intervenus, ils auraient pu rapidement sombrer dans le chaos.

Je connais bien la Centrafrique. C’est un pays où j’ai été coopérant en qualité de volontaire du service national. J’y enseignais le français dans un collège de brousse.

Ce pays de 600 000 kilomètres carrés, un peu plus grand que la France, peuplé à l’époque par 1, 5 million d’habitants – ils sont maintenant 4, 5 millions –, était connu jadis sous le nom d’Oubangui-Chari. Il fut le deuxième territoire africain à rejoindre la France libre en 1940. N’oublions pas l’aide que ses soldats nous ont apportée au moment le plus sombre de notre histoire !

Il a été conduit à l’indépendance par un homme remarquable, l’abbé Barthélemy Boganda. Il avait une vision : il rêvait de construire les États-Unis d’Afrique latine. Il avait constitué une formation dénommée Mouvement d’évolution sociale de l’Afrique noire. Il voulait conduire l’Afrique centrale vers la modernité dans la coopération avec la France, et il avait donné à son pays cette belle devise en langue locale, le sango : « Zo kwe zo », ce qui signifie qu’un homme est un homme. Mais il est mort très vite, victime d’un accident d’avion à l’aube de l’indépendance, et son pays a connu une spirale de coups d’État et de désordres qui le mènent aujourd’hui au bord de l’effondrement.

Quand j’ai connu Bangui, on l’appelait « Bangui la coquette », et c’était une belle petite ville. Malheureusement, on la surnomme maintenant, et depuis des années, « Bangui la roquette ».

Avions-nous le droit, la possibilité de ne rien faire ? Pouvions-nous laisser massacrer la population de Bangui à quelques kilomètres d’une force française stationnée sur l’aéroport de cette capitale ? Comment pourrions-nous justifier, devant notre conscience et l’opinion internationale, le choix de ne rien faire le jour même où nous pleurons tous unanimement la disparition de Nelson Mandela, qui a su, lui aussi, comme Barthélemy Boganda, conduire son peuple à l’indépendance en voulant dépasser les différences de couleur et d’ethnie ?

Ce n’était pas possible. Il nous fallait agir ! Il faut simplement regretter que nous soyons les seuls, une fois de plus, à avoir aujourd'hui la capacité et la volonté de le faire dans cette partie de l’Afrique.

C’est d’abord au continent africain qu’il appartient de régler les problèmes qui se déroulent sur son sol. L’aide à l’Afrique ne relève pas seulement de la France, et nous devrions obtenir de nos amis européens autre chose qu’un soutien timide et quelques facilités de transport.

La Grande-Bretagne, la Belgique, le Portugal, l’Italie, l’Espagne et même l’Allemagne ont aussi été présents sur le continent africain. L’Europe et l’Afrique ont un avenir beaucoup plus étroitement lié qu’on ne peut l’imaginer. L’Europe saura-t-elle définir une politique africaine ambitieuse, respectueuse de l’Union africaine en construction et tournée vers un véritable développement qui, seul, peut empêcher le renouvellement des crises ?

Il faut dire aussi aux Français qui s’interrogent sur notre engagement en Centrafrique que cette décision est tout à fait conforme aux intérêts de la France.

Nous avons empêché au Mali l’instauration d’une dictature religieuse obscurantiste et brutale. Pouvions-nous laisser s’installer au cœur de l’Afrique un espace de non-droit accueillant sur son sol tous les trafiquants de drogue, d’ivoire, d’armes et tous les fanatiques qui auraient pu y trouver refuge ? Je pense aux coupeurs de route venus du Darfour ou des confins du Tchad et du Soudan, du Nord comme du Sud, aux métastases de Boko Haram, cette rébellion sanguinaire qui désole le Nigeria, menace le Cameroun et enlève nos ressortissants, à l’Armée de résistance du Seigneur, la LRA, sortie d’Ouganda et qui a déjà brûlé tant de villages centrafricains.

La Centrafrique que j’ai connue et aimée n’était pas déchirée par les haines religieuses. Les Pygmées, les Bayas de l’Ouest centrafricain, animistes ou chrétiens, et les Peuls bororos de la région de Bouar, où nos troupes ont été acclamées samedi, coexistaient sans heurts. C’est l’irruption d’éléments violents, armés, venus d’ailleurs qui a changé la situation. Le processus amorcé il y a dix ans déjà lors de la prise de pouvoir par le général Bozizé se renforce aujourd’hui.

Les menaces sont pressantes. L’État centrafricain a pratiquement disparu. La capitale, Bangui, est en proie aux affrontements ; dans la brousse, il n’y a plus d’administration, de police, de gendarmerie, de représentants de l’état. L’État centrafricain s’est effondré, comme quelques autres dans le monde. Il faudra du temps, beaucoup de temps, pour le reconstruire : il s’agit d’abord de garantir l’intégrité du territoire et de rendre la parole au peuple centrafricain par des élections véritablement libres avant, ensuite, et le plus vite possible, d’aider ce pays à se reconstruire et à se développer. Face à une telle situation, il ne faut pas se contenter d’apporter une aide de court terme et puis rentrer chez soi. Avec le maximum de partenaires, il faut accompagner cet État dans la durée pour lui éviter de nouvelles crises.

Actuellement, les paysans en brousse n’osent plus semer. La disette est déjà présente dans un pays qui devrait pouvoir nourrir sa population. Je ne parle même pas des investissements étrangers, qui sont, bien sûr, complètement arrêtés.

Il y a urgence à agir, mes chers collègues. Je pense même que la communauté internationale a déjà beaucoup trop tardé. C’est pourquoi j’avais interpellé ici, il y a quelques semaines, le ministre des affaires étrangères en m’inquiétant de la situation dans ce pays.

Je ne reprocherai sûrement pas au Président de la République d’avoir décidé, au vu de l’urgence, d’engager nos troupes dès que les conditions de l’intervention ont été réunies au Conseil de sécurité à New York. Je me réjouis simplement qu’un débat sur cet engagement soit maintenant organisé, comme le permet la révision constitutionnelle voulue par Nicolas Sarkozy en 2008. En modifiant l’article 35 de la Constitution, cette réforme a permis de renforcer le rôle du Parlement, tout en laissant au chef de l’État la possibilité de réagir vite face aux massacres et aux tragédies.

C’est une chance pour notre diplomatie de n’être pas tributaire a priori de tractations partisanes. Mais il est tout à fait normal que le Président de la République doive, au bout de quatre mois, obtenir du Parlement l’autorisation de poursuivre une opération extérieure.

Faudra-t-il qu’il en soit ainsi dans quatre mois ? Je le crains et je le crois. En effet, nous ne devons pas nous faire d’illusions. Si elle est nécessaire, cette intervention est aussi périlleuse. Certes, les conditions climatiques et politiques sont différentes de celles du Nord-Mali. Mais peut-on sécuriser rapidement un pays grand comme la France avec seulement 1 600 militaires français et quelques milliers de militaires africains ? Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la combativité des Séléka, souvent redoutables, qui ont connu ailleurs d’autres conflits et en sont sortis endurcis et très violents. Les événements de cette nuit, hélas, le confirment.

Il est nécessaire que les Nations unies et l’Europe s’engagent vraiment à nos côtés. La France a une admirable armée, mais son volume et ses moyens sont de plus en plus contraints. En cette période de débats budgétaires, je voudrais redire notre conviction que la faute essentielle est toujours de prendre des engagements internationaux que nos moyens militaires et diplomatiques ne permettraient pas d’honorer.

Nous sommes membres du Conseil de sécurité. C’est une charge et une chance, et nous devons y rester. Mais si nous en sommes membres, c'est aussi parce que nous disposons d’une dissuasion nucléaire, d’une véritable armée et d’un réseau diplomatique très étoffé. Réduire encore les moyens de nos armées et de notre diplomatie serait, à terme rapide, nous condamner à n’être plus qu’une nation de second ou troisième rang. Après bien d’autres crises, c’est aussi une leçon à tirer de ce que nous vivons aujourd’hui.

Mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, il y a parfois des raccourcis saisissants. Alors que vient de s’achever un nouveau sommet France-Afrique, nous voici tout à la fois engagés une fois de plus sur ce continent, au secours d’une population menacée, et plongés dans la peine universelle ressentie à l’annonce de la mort de Nelson Mandela.

On le voit bien, la France et l’Afrique ont tissé de tels liens que, tout naturellement, ce qui se passe en Afrique, et singulièrement en Afrique francophone, prend chez nous une singulière résonance, comme il est vrai aussi que l’Afrique, qui ne regarde plus seulement vers les anciennes puissances coloniales, n’est néanmoins jamais indifférente à ce qui nous concerne et continue à attendre beaucoup, peut-être trop, de nous.

Cette empathie n’est pas ce qu’on appelait la « Françafrique », mais c’est le sentiment réel de liens particuliers. Je souhaite que la jeunesse africaine et la jeunesse française puissent continuer à échanger, à se rencontrer, à se comprendre, car c'est important pour l’avenir. Pour ma part, j’ai eu la chance de faire jadis, comme de nombreux autres jeunes Français, mon service national en Afrique, qui pouvait certes être utile, mais qui m’a surtout beaucoup appris.

Une fois de plus aujourd’hui, la France, dans l’urgence, s’engage par fidélité à ses valeurs. Cependant, cet engagement ne nous dispense pas d’aider d’abord ceux que nous avons rendus indépendants de nous à acquérir progressivement les moyens réels de cette indépendance.

Un homme politique centrafricain, M. Ngoupandé, avait écrit un livre intitulé L’Afrique sans la France. La France, fort heureusement, répond encore une fois à l’appel de l’Afrique. L’Afrique n’est pas sans la France. Ce que nous devons faire, c’est bâtir une véritable solidarité entre la France, l’Europe et l’Afrique, pour notre bien commun !

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