Intervention de Ghislaine Doucet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 12 décembre 2013 : 1ère réunion
Violences à l'égard des femmes dans les territoires en conflit — Table ronde des soignants et de l'aide humanitaire

Ghislaine Doucet, conseiller juridique de la délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en France :

Le CICR a un mandat qui lui a été délivré par les 195 États parties aux quatre conventions de Genève de 1949. Il est présent sur plus de quatre-vingt théâtres d'opérations, conflits armés - internationaux ou internes - ou d'autres situations de violence. Notre institution est très sensible à la situation des femmes dans les guerres et à la question des violences faites aux femmes, d'autant que les conséquences et l'ampleur du phénomène semblent mésestimées.

La violence sexuelle revêt différentes formes. Dans les situations de conflit armé que nous couvrons, elle est rarement isolée et va souvent de pair avec d'autres violations du droit international humanitaire : enrôlement d'enfants, destructions de biens et pillages. Elle n'est pas seulement une arme de guerre, mais peut être utilisée en représailles, pour susciter la peur ou comme une forme de torture. Elle est parfois utilisée comme méthode de guerre et peut aller jusqu'à la volonté de détruire le tissu social.

Préoccupé par ces violences, le CICR a lancé, dès 2000, un projet intitulé « Les femmes dans la guerre », thème dont il a fait une priorité institutionnelle. Les femmes dans la guerre subissent d'autres violences que les violences sexuelles qui intéressent votre délégation aujourd'hui. Une étude a été publiée sur ce sujet et complétée par d'autres documents : guides, témoignages, ouvrages et photos. Le 13 novembre 2013, une série de questions-réponses a été mise en ligne sur le site internet du CICR, sous le titre « Violences sexuelles dans les conflits armés ». Vous remarquerez que le mot « femmes » n'apparaît pas, car sont également concernés les enfants, les jeunes garçons - les jeunes filles aussi, évidemment - et parfois les hommes, en particulier lorsqu'ils sont détenus. C'est une réalité malheureusement quotidienne.

Les femmes restent néanmoins plus exposées aux violences sexuelles que les autres catégories de civils, car leur situation de soutiens de famille les conduit à prendre des risques accrus pour leur sécurité physique en général. Dans des situations particulières, comme les déplacements de population, elles se retrouvent démunies, pour des raisons d'ailleurs extérieures au conflit armé, sans papiers d'identité ni ressources, facteurs qui augmentent leur vulnérabilité - plus encore dans certaines sociétés où voyager seules, par exemple, leur est interdit. Les femmes détenues sont enfin particulièrement exposées aux risques de violences, en particulier aux violences sexuelles.

Le droit international humanitaire, grâce aux conventions de Genève de 1949 et aux protocoles additionnels de 1977, a pris des dispositions précises qui interdisent les violences sexuelles faites aux femmes : viols, prostitution forcée ou toute autre forme d'attentat à la pudeur, et même menace de violences. Ces obligations font partie du droit international humanitaire, y compris coutumier, que sont tenus de respecter non seulement les 195 États parties, mais également les groupes armés non étatiques et tous les acteurs des conflits. En termes de qualification juridique, ces violences, qui sont une violation grave du droit international humanitaire, sont des crimes de guerre. Cependant, selon le contexte dans lequel il a été commis, l'acte peut aussi être qualifié de crime contre l'humanité, voire de génocide. Les jurisprudences fort précises du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda nous le rappellent. Autrement dit, la qualification juridique est parfaitement claire, c'est très important.

Dans son action, le CICR a une approche pluridisciplinaire qui associe la prévention, la protection (faire en sorte que le droit international humanitaire soit respecté), l'assistance (apporter un traitement médical et un soutien psychologique adaptés) et la coopération. Sur ce dernier point, il travaille avec des partenaires divers : les sociétés nationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge et des associations spécifiques comme les associations locales de femmes.

Un mot sur l'accès à la justice. Le CICR encourage les victimes qui souhaitent demander justice à s'informer du droit et s'efforce de les faire bénéficier d'une protection adéquate, bien sûr contre les responsables des violences, mais aussi contre leur propre entourage familial. En effet, dans certaines cultures, lancer des poursuites judiciaires fait courir aux femmes un risque plus grand encore que ce qu'elles ont déjà subi. L'éducation reste à cet égard fondamentale, mais cela intervient en amont, au titre de la prévention. Le CICR accompagne tous ceux et celles qui le souhaitent en les dirigeant vers la procédure adéquate. L'urgence médicale reste néanmoins sa priorité : cela ne doit pas être perdu de vue.

Dr Marc Gastellu Etchegorry, médecin épidémiologiste, secrétaire médical international de Médecins sans frontières (MSF). - La violence sexuelle - pas seulement à l'égard des femmes - a existé partout et de tout temps. Le plus souvent, elle intervient entre partenaires. Dans le contexte où travaille MSF, qui est présent actuellement dans plus de quatre-vingt pays, les violences sexuelles pourraient être qualifiées d'endémiques ; elles sont omniprésentes. Dans certains conflits, elles deviennent épidémiques, qu'elles résultent d'une intention délibérée ou qu'elles soient le produit de la fragilisation des personnes. Mais on peut constater une multitude de cas de figures. Les données sont sous-estimées, car l'accès aux soins restant difficile, nous n'avons qu'une vision partielle de l'étendue de la violence. MSF a une approche plus systématique de ces violences et réalise un travail d'évaluation depuis 1999, quand les conséquences très fortes du conflit au Congo-Brazzaville ont été connues.

La violence sexuelle prend différentes formes (viol avec pénétration, abus sexuel, exploitation sexuelle, rapport non désiré caractérisé par une situation de domination, stérilisation forcée ou mutilation sexuelle). Elle se caractérise par la force, la coercition, l'exploitation d'une position dominante sur des personnes en situation de faiblesse. L'accès des victimes aux soins est le plus souvent limité.

Selon l'Organisation mondiale de la Santé (OMS), la violence sexuelle avec son partenaire touche une femme sur trois, celle avec un non partenaire une femme sur quinze. Les hommes en sont aussi victimes. Des inégalités existent entre les pays : dans certains, la violence est endémique, comme en Papouasie-Nouvelle-Guinée et en Afrique du Sud où de nombreuses femmes rapportent avoir subi un viol, dans un environnement pourtant sans conflit ouvert.

Il serait difficile de dire s'il y a une différence de fréquence entre les viols commis à Berlin après la Deuxième guerre mondiale par des soldats soviétique et les viols constatés au Congo.

Notre analyse vient de notre expérience de terrain. MSF est présent dans 80 pays, dont 40 sont en conflit. Nous avons traité 75 000 patients depuis 2007 en République démocratique du Congo, au Libéria, au Zimbabwe, au Burundi, soit 10 à 15 000 par an venus consulter pour avoir subi des violences sexuelles.

Les blessures sont de tous les types : vaginales et anales, cutanées, osseuses (beaucoup de fractures) et organiques, infectieuses ou hémorragiques. Les traitements peuvent être légers (nettoyage, pansement ou suture quand la blessure est peu profonde) ou impliquer de la chirurgie opératoire en cas de blessures profondes, d'incontinence, de fistules. Cela signifie des séquelles pour les patients. Nous vaccinons aussi contre le tétanos. Notre approche à l'égard des enfants victimes de viols est spécifique.

Un support psychologique est également assuré car une part des blessures est invisible (choc psychologique, troubles mentaux, séquelles diverses, anxiété, troubles du sommeil, troubles mentaux, troubles de la vie sexuelle). Le tout dans une situation de stigmatisation et de rejet social importants. L'écoute constitue une grande partie du traitement ; des soins spécifiques sont développés : psychothérapie, individuelle ou de groupe, lorsque cela est possible, ce qui n'est pas toujours le cas sans une situation de conflit. La confidentialité conditionne l'accès des victimes à ce type de soins, pour les protéger de représailles possibles et les amenant en confiance à nos consultations. Si les patients ont des doutes sur cette confidentialité, ils ne viennent pas.

Il faut prendre en compte les infections, dont les risques s'accroissent lors de viols multiples. Des protocoles adaptés sont appliqués. Un traitement antirétroviral est administré pendant un mois pour prévenir le VIH, si la victime consulte dans les 72 heures. Un vaccin peut être dispensé contre l'hépatite B, mais il exige des rappels, ce qui, dans des conditions chaotiques, n'est pas facile à faire respecter. Le suivi des patients est alors un véritable enjeu.

La prévention des grossesses se fait par une contraception d'urgence. L'interruption de grossesse reste délicate à mettre en oeuvre, surtout dans des pays qui interdisent l'IVG, et elle implique une totale confidentialité. Il faut toujours en discuter de manière confidentielle et attentive avec les patientes ; la mise en oeuvre est délicate. Nous essayons toujours d'avoir une approche médicale. S'il faut lutter contre les avortements non médicaux qui augmentent fortement la mortalité des femmes, il est indispensable également de traiter la souffrance psychologique de ces patientes. Je précise que la plupart des législations autorisent tout de même l'avortement pour raisons médicales, lorsque la mère est en danger. L'interruption de grossesse suscite plus de difficultés en Amérique du Sud qu'au Moyen-Orient.

En plus de l'obligation médicale, nous avons un devoir de protection envers les patients traités. La confidentialité des dossiers est essentielle. C'est pourquoi ceux-ci doivent être sécurisés et inaccessibles, aux commissions d'enquête comme aux troupes armées, sans pour autant que les poursuites contre les criminels soient entravées. Nos dossiers doivent donc être sécurisés, ce qui n'est pas toujours évident compte tenu du contexte.

MSF s'est doté d'un département juridique pour traiter l'aspect légal des violences et assurer la délivrance aux patients qui le souhaitent d'un certificat médical. Ce certificat est systématiquement proposé ; il leur sera fort utile pour mener des poursuites en justice, pour accéder au statut de réfugiés ou pour obtenir un dédommagement. MSF encourage les victimes à prendre la parole et à témoigner. Néanmoins, il serait illusoire de penser que nous pouvons mettre à l'abri les victimes. Nous tentons au moins de sécuriser l'accès aux structures médicales en exigeant que les armes y soient proscrites. Pour y parvenir, nous avons des négociations avec les troupes nationales et internationales, quelles qu'elles soient, comme nous l'avons fait en Afghanistan.

Partout, nous menons des campagnes auprès des autorités et du public pour faire savoir que des soins médicaux existent. Nous établissons également des rapports sur les événements, agrégés et non nominatifs bien sûr, que les autorités locales et les chefs de bandes sachent que ces violences ont été commises et combien de patients nous avons traités ; ils peuvent craindre ce type de publicité et donc être sensibles à ce type de données.

Il n'existe pas au sein de MSF de mission spécifique sur les violences sexuelles. Néanmoins, nous menons des actions ciblées sur ce thème dans beaucoup de nos missions. En République démocratique du Congo, où nous traitons le plus grand nombre de patients, les violences sexuelles sont devenues banales, notamment dans les camps du Kivu. L'impunité est un des facteurs du phénomène. Au Guatemala, on ne peut parler de conflit armé au sens propre, mais on en est très proche tant le niveau de violences est élevé : nous menons des activités de recherche active et des campagnes d'information publiques par radio sur l'accès aux soins tout en dénonçant la violence sexuelle. Nous menons également une action en Papouasie-Nouvelle-Guinée où le viol est quelque chose de banal, beaucoup de femmes en sont victimes. Au Zimbabwe, nous avons consigné le délai au terme duquel les victimes viennent consulter : 50 % arrivent dans les 72 heures qui suivent la violence sexuelle. Le viol des hommes est trop souvent ignoré, alors qu'il existe au Kenya et au Liberia. 32 % des soldats du Liberia disent avoir été violés, et 24 % au Congo. Le phénomène n'est donc pas marginal. Les populations migrantes sont à la merci des exactions, voire des trafics humains, on le voit par exemple au Maroc où nous avons mis le doigt sur la fragilité des populations.

Les soins médicaux s'intègrent dans une approche globale, qui doit comprendre une dimension juridique et politique, notamment lorsque les viols sont systématiques et font partie d'une stratégie d'oppression et de domination. La confidentialité de la prise en charge des victimes est capitale : il s'agit de briser l'indifférence individuelle et collective. Le certificat que nous leur délivrons si elles l'acceptent donne aux victimes le sentiment d'être reconnues. La parole publique, politique, est essentielle pour réduire à terme les violences sexuelles.

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