Le livre, objet culturel par excellence, fait traditionnellement l'objet, en France, d'une attention toute particulière des pouvoirs publics. Soutenu financièrement, mais surtout encadré normativement, le marché du livre se maintient tant bien que mal, dans un contexte où les industries culturelles souffrent sans exception de la révolution numérique.
En effet, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, celle du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique, mais également l'application d'un taux réduit de TVA sur les livres imprimés et homothétiques constituent le socle sur lequel s'est développé et modernisé l'ensemble de la chaîne du livre et grâce auquel a survécu un réseau de librairies indépendantes dense et de qualité.
Signe de l'intérêt non démenti des Français, y compris des plus jeunes, pour la lecture, la fréquentation du Salon du livre de Paris comme celle du Salon du livre jeunesse de Montreuil ne cesse de croître.
Ce satisfecit ne doit toutefois pas masquer les difficultés, parfois considérables, que rencontrent les libraires depuis l'arrivée, sur le marché, des plateformes de vente de livres en ligne et spécialement d'un concurrent hors du commun de par sa puissance financière et l'agressivité de sa stratégie commerciale : Amazon.
En effet, implantée au Luxembourg, la société n'est imposée qu'à la marge à l'impôt sur les sociétés et, s'agissant des livres numériques, bénéficie d'un taux de TVA particulièrement bas.
Si le livre, produit refuge extrêmement valorisé socialement, a longtemps été épargné par la crise, la situation devient inquiétante, particulièrement depuis le mois de septembre dernier. 2012 et 2013 ont ainsi vu la chute de maisons bien connues - Virgin et Chapitre - et la fermeture de nombre de petits détaillants. En novembre, les ventes de livres en commerce physique enregistrent une diminution de 10 % par rapport à l'année 2012. Désormais, la vente en ligne représente l'unique segment dynamique de l'économie du livre ; Amazon détient 70 % de parts de ce marché.
Le soutien public aux librairies doit donc franchir une étape supplémentaire, intégrant les conséquences, sur le commerce physique, de cette nouvelle forme de concurrence. Déjà, lors de la première lecture du projet de loi relatif à la consommation par le Sénat, le Gouvernement a introduit, cet automne, un dispositif de contrôle et de règlement amiable des contentieux de la législation applicable au prix unique du livre, grâce à la création d'un médiateur et à l'assermentation d'agents du ministère de la culture et de la communication. Annoncé en juin dernier par la ministre de la culture et de la communication, le « plan librairie » offrira en outre, dès 2014, de nouvelles modalités de soutien aux commerces en difficulté et favorisera la transmission des fonds de commerce.
Afin de compléter ces dispositifs favorables aux librairies, la présente proposition de loi tendant à encadrer les conditions de la vente à distance des livres vise à renforcer l'environnement normatif du marché du livre.
L'article 1er de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre dispose que tout éditeur ou importateur doit fixer, pour chaque ouvrage, un prix de vente au public, tenu d'être respecté par les détaillants, quels qu'ils soient.
Toutefois, le commerçant peut appliquer à ce prix une remise maximum de 5 %, ce pourcentage pouvant être porté à 9 % pour des achats réalisés par les collectivités publiques, entreprises, bibliothèques ou encore établissements d'enseignement.
A contrario, hors les commandes d'ouvrages à l'unité non disponibles en magasin qui doivent demeurer un service gratuit au client, les détaillants peuvent proposer un produit à un prix plus élevé que celui fixé par l'éditeur ou par l'importateur, dès lors que sont facturées des prestations supplémentaires exceptionnelles à la demande de l'acheteur, dont le coût a fait l'objet d'un accord préalable.
Les rédacteurs ne pouvant prévoir l'essor du e-commerce sur le marché du livre, le flou entretenu par le texte sur la facturation des frais de livraison laisse donc libre cours à la systématisation, par certaines plateformes, du double avantage offert au client, qui bénéficie de la remise légale de 5 % et de la gratuité de la livraison.
Un tel niveau de concurrence commerciale ne laisse guère d'espoir aux librairies qui souhaiteraient développer leur activité en ligne. Pire, il contribue à l'érosion du commerce physique de livres, désormais plus coûteux et d'accès moins aisé qu'un site de e-commerce délivrant, rapidement et gratuitement, toute commande à domicile.
Soucieux de rétablir, autant que faire se peut, des conditions de concurrence plus équitables entre les acteurs du marché du livre, les auteurs de la présente proposition de loi ont initialement envisagé de compléter l'article 1er de la loi du 10 août 1981 précitée par un alinéa disposant que la prestation de livraison à domicile ne peut être incluse dans le prix du livre tel que fixé par l'éditeur ou par l'importateur. Le seul avantage autorisé dans le cadre de la vente en ligne demeurerait alors le rabais de 5 %.
Le débat en commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale a fait montre d'un souci commun à l'ensemble des groupes politiques de soutenir les librairies face à la concurrence des sites de vente en ligne. Pour autant, la rédaction de l'article unique de la proposition de loi a été jugée confuse et le dispositif peu ambitieux au regard des enjeux. En conséquence, fait rare, la commission n'a pas adopté de conclusions sur le texte proposé.
En l'absence de conclusion de la commission des affaires culturelles, le texte initial de la proposition de loi a été discuté en séance publique. Il a cependant été intégralement modifié par un amendement gouvernemental.
La rédaction finalement retenue pour l'article unique de la proposition de loi a pour objectif, en complétant le quatrième alinéa de l'article 1er de la loi du 10 août 1981, d'interdire le cumul des deux avantages commerciaux que sont le rabais de 5 % et la gratuité des frais de port.
Le soutien du Gouvernement à l'esprit de la proposition de loi constitue la traduction logique des propos tenus par Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, qui avait estimé, lors des rencontres nationales de la librairie en juin dernier, que la suppression du double avantage commercial sur les ventes de livres en ligne permettrait de faire respecter la lettre et l'esprit de la loi de 1981, dans la mesure où le livre est utilisé par ces sites comme un produit d'appel pour écouler d'autres produits, et de rétablir des conditions de concurrence équitables.
Ainsi, les livres commandés en ligne, dès lors qu'ils ne seront pas retirés dans un commerce de vente au détail de livres, ne pourront plus bénéficier de la ristourne légale. Ce dispositif permettra donc aux libraires qui le peuvent et qui le souhaitent de proposer des livres moins chers en vente physique. Par ailleurs, s'agissant du seul e-commerce, la concurrence entre sites ne pourra plus porter que sur les frais de livraison, évitant ainsi une atrophie des marges par l'application quasi systématique de la ristourne de 5 %.
En revanche, il n'est plus question, dans cette version du texte, d'interdire la gratuité des frais de port mais d'offrir la possibilité aux plateformes de vente en ligne d'appliquer, sur ces frais, dont elles fixent elles-mêmes le tarif, une réduction équivalant à 5 % du prix du livre acquis dans le cadre de la transaction.
La proposition de loi, votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale au cours de sa séance du 3 octobre 2013, a été transmise au Sénat dans sa rédaction issue de l'amendement gouvernemental.
Le dispositif prévu demeure, à mon sens, incomplet pour ce qui concerne les frais de port, dont il n'est plus fait mention de la facturation. De fait, certains opérateurs pourront continuer à proposer un service de livraison gratuit, asphyxiant une concurrence qui ne pourrait appliquer de tels avantages.
Certes, le principe de la liberté du commerce comme l'impossibilité de mettre en place un contrôle efficace interdisent toute fixation unilatérale et autoritaire d'un niveau plancher de frais de port, mais également l'établissement de ces frais à leur coût de revient.
Mais, l'interdiction de la gratuité de la livraison aura un effet psychologique sur le consommateur, dont il convient de ne pas méconnaître les conséquences positives, si modiques seront-elles, sur le rééquilibrage de l'environnement concurrentiel du marché du livre en ligne.
Il n'en demeure pas moins qu'en réalité, les plateformes les plus puissantes continueront toutefois à afficher des frais de livraison inférieurs à ceux que proposera une petite librairie en ligne. En effet, les quantités très importantes transportées pour les sites de e-commerce laissent à penser que les prix négociés avec les logisticiens sont singulièrement inférieurs à ceux consentis aux libraires indépendants. En conséquence, les frais de port ainsi facturés seront probablement de l'ordre du symbolique.
C'est le sens de l'amendement que je vous propose d'adopter, mes chers collègues, afin d'indiquer que le service de livraison ne peut être offert à titre gratuit, dès lors que la commande n'est pas remise en magasin.
Le dispositif introduit par la proposition de loi ainsi modifiée, complété du « plan librairie » et d'un contrôle renforcé du respect de la législation sur le prix unique du livre, constituent des signaux indéniablement positifs en faveur les librairies.
Néanmoins, ces mesures ne seront véritablement efficaces que si les libraires utilisent ce répit pour poursuivre leurs efforts de modernisation, notamment en matière de délais d'acheminement, de livraison à domicile et de maîtrise des coûts. Il s'agit pour elles de se donner ainsi les moyens de satisfaire des consommateurs de plus en plus exigeants.
Au-delà, j'estime que les efforts de régulation du marché par les pouvoirs publics comme de modernisation par les libraires n'auront de véritable utilité que lorsque les conditions d'une concurrence saine et équitable seront établies, c'est-à-dire lorsqu'Amazon se verra appliquer les mêmes modalités d'imposition fiscale que les autres acteurs de la chaîne du livre.
En conclusion, je vous propose, mes chers collègues, d'adopter la proposition de loi dans la rédaction modifiée par l'amendement que je viens de vous présenter.