« Comment l’expliquer sinon [...] par le conformisme néolibéral qui prévaut toujours dans les enceintes européennes malgré la crise, et […] par l’activisme des lobbies ? » Dans ce domaine, « les affinités politiques ou mercantilistes entre Londres et Berlin et Washington ont aussi joué à plein. »
Ce propos très critique à l’endroit du Transatlantic Trade and Investment Partnership, ou TTIP, que je partage largement, n’est pas le mien, mes chers collègues : c’est celui de Pierre Defraigne, que chacun connaît. Il s’agit d’un économiste et ancien haut-fonctionnaire européen, qui fut le bras droit de Pascal Lamy à Bruxelles ; un homme, en somme, qu’on ne peut soupçonner d’être un eurosceptique acharné, un anti-américain ou encore un anti-libéral viscéral.
Voilà matière, je pense, à donner à réfléchir à l’ensemble de la classe politique européenne et des décideurs nationaux.
Ce projet de traité, le TTIP, s’inscrit dans un double mouvement. D’une part, il poursuit des intentions déjà anciennes : supprimer autant que possible les obstacles au commerce et à la circulation des capitaux entre l’Europe et les États-Unis. D’autre part, il participe d’une dynamique plus récente, et qui a été très lourdement renforcée par l’actuelle Commission européenne, en particulier par Karel De Gucht, le commissaire en charge du commerce international : je veux parler de la démultiplication des traités de commerce bilatéraux, tandis que l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, ne cesse depuis plus d’une décennie de s’affaiblir encore et encore.
Ce n’est un secret pour personne, l’Europe ne s’est jamais construite contre, ni même en dépit des États-Unis. L’histoire de l’Union européenne est largement celle d’un compagnonnage avec ces amis et alliés, qui sont à l’origine du rapprochement entre ceux qui allaient devenir les fondateurs de la CECA, la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Mais l’Union européenne a aussi pu, et su, au cours du temps, affirmer et conserver une identité qui lui était propre, une identité fondée sur une culture largement partagée, celle de la démocratie libérale, de la norme que l’on veut fonder « en raison », comme un souvenir du Siècle des lumières.
C’est peu de dire que la norme, les lois, les règles occupent, de fait, une place prépondérante dans notre organisation politique et sociale ! Certains s’en plaignent sans cesse, surtout de l’autre côté de la Manche. On peut évidemment juger ce système perfectible, et il l’est très amplement, mais c’est bel et bien cette approche qui a doté l’Europe, et notamment la France, de systèmes sociaux, de défenses juridiquement contraignantes des libertés fondamentales, et de normes sanitaires et environnementales que beaucoup nous envient.
Quelles seraient les conséquences concrètes du TTIP, si celui-ci devait être conclu, signé, voté et mis en application ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les droits de douane n’en souffriraient guère. Ils sont en effet déjà très bas entre l’Union européenne et les États-Unis puisque, pour l’entrée sur le marché européen depuis l’autre côté de l’Atlantique, les taux sont en moyenne de 5, 2 %, et, pour l’entrée sur le marché américain, ils sont en moyenne de 3, 5 %.
En fait, les « barrières » que le TTIP veut abaisser, ce sont surtout les barrières sociales, sanitaires et environnementales. Ce sont aussi les règles d’attribution des marchés publics dont nous avons parlé, et les difficultés que cela crée d’État à État, comme nous en avons connu de province à province dans les accords avec le Canada.
Les hydrocarbures les plus polluants, issus de l’exploitation du gaz de schiste ou des sables bitumineux, pourront-ils être importés en Europe ? Les OGM pourront-ils aussi y être légalement commercialisés, comme pourrait l’être la viande de bœuf élevé aux hormones ? Dans quelle mesure Monsanto, les géants pharmaceutiques, ou encore les géants du numérique américains, pourront-ils renforcer leurs positions, souvent déjà extravagantes, sur l’économie européenne ?
Tels sont quelques-uns des enjeux qui sont devant nous, sachant que nous ignorons totalement, à l’heure actuelle, comment les éventuels conflits entre les États-Unis et l’Union européenne, voire entre les entreprises et les États, pourront être résolus.
Certes, l’on nous dira que les négociations en cours visent à lever ces incertitudes. Mais elles débutent dans une opacité quasi complète – en dépit de la tenue aujourd’hui de ce débat, que nous tenons à saluer.
La Commission européenne a reçu un mandat extrêmement large des États membres, conformément aux souhaits de Mme Merkel et M. Cameron. Les rares domaines qui ont été exclus a priori des discussions – à savoir la culture, et encore pas toute la culture, et l’armement – peuvent y être réintroduits à tout moment, ne serait-ce que pour faire pression sur d’autres points. Sans doute devrions-nous auditionner au Sénat M. De Gucht pour obtenir quelques précisions sur tout cela, comme l’ont fait nos collègues de la Tweede Kamer, le Sénat néerlandais. Je les ai rencontrés cette semaine ; ils ont pu obtenir une audition et s’expliquer de parlement à commissaire en charge.
Mais le dogmatisme et le manque de vision à moyen terme de ce projet semblent déjà caractérisés ! Selon ses défenseurs, le TTIP apporterait à l’Europe un demi-point de croissance supplémentaire, mais on ignore de quelle croissance il s’agirait, quels seraient les emplois induits et quels secteurs en bénéficieraient, voire si un tel demi-point de croissance apparaîtrait effectivement dans nos bilans économiques.
On voit bien que certains pays, notamment certaines zones portuaires du nord de l’Europe, comme Rotterdam ou Anvers, qui bénéficient déjà d’une forte activité et de dispositions fiscales extrêmement favorables, en profiteront, au détriment évidemment d’autres États membres. Donc, qu’en serait-il du reste ?
Le président de la commission des affaires européennes du Sénat, notre collègue Simon Sutour, a, à juste titre, réclamé à plusieurs reprises la réalisation d’études d’impact détaillées, État par État – et même région par région –, pour mieux cerner les coûts, les avantages éventuels et les disparités qui résulteraient de ce traité. C’est une pratique courante de l’autre côté de l’Atlantique. Cela se fait province par province au Canada, État par État aux États-Unis. Qu’attendons-nous pour les lancer et les communiquer à nos parlements nationaux ?
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je suis un fervent partisan d’une Europe unie et fédérale, et un grand ami de l’Amérique du Nord. C’est donc avec d’autant plus de franchise que je me permets de vous dire que, en l’état, ce projet est mauvais. Il existe d’autres façons d’entretenir et de renforcer nos liens avec les États-Unis. Nous devons en prendre conscience avant de nous laisser piéger.
Cela aurait déjà dû être fait lorsque le scandale des écoutes de l’Agence nationale de sécurité américaine, la NSA, a éclaté. Ce dernier a prouvé que les dés étaient pipés dès le début, puisque les Américains ont manifestement les moyens de tout savoir de nos priorités et de nos exigences. Ce sont des méthodes que l’Europe ne peut plus accepter !
Au reste, je ne suis pas certain que, au final, le Parlement européen votera ce projet de traité, quand bien même la Commission européenne et une majorité d’États y trouveraient officiellement leur compte, car c’est précisément sur des textes de ce genre que le Parlement européen trouve encore matière à affirmer son indépendance. Mais si tel était le cas, les dommages seraient très grands, car notre incapacité à réagir rapidement aura sans doute aggravé le scepticisme des citoyens européens vis-à-vis de leurs propres dirigeants et vis-à-vis de nos amis.
Alors que les institutions européennes seront renouvelées prochainement, nous devons œuvrer avec détermination à une réorientation des politiques de l’Union, et cela passe à notre sens par une remise en question de ce projet.