Intervention de Hélène Lipietz

Réunion du 15 janvier 2014 à 14h30
Interdiction du cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur et le mandat de représentant au parlement européen — Adoption en nouvelle lecture d'un projet de loi organique et d'un projet de loi dans les textes de la commission modifiés

Photo de Hélène LipietzHélène Lipietz :

Nous en avons discuté chaque fois que le mot « élu » a été prononcé, par exemple, lors de l’examen du projet de loi relatif aux métropoles ou à propos de la prévention des inondations. Nous allons encore en discuter pendant deux jours et nous y reviendrons certainement quand la loi sera votée. Et chaque fois revient la même antienne : « Heureusement que nous avons parmi nous des maires ! ». Et le lendemain, pour un autre texte, qui ne concernait pas les collectivités territoriales, nous avons entendu : « Heureusement que vous connaissez le sujet ! »

Ce sont donc deux visions de l’apport des sénateurs à la discussion législative. Elles dénotent tout simplement qu’être législateur, c’est être un citoyen intéressé par la res publica au sens le plus noble.

Parce que ce qui fait notre richesse, c’est non pas le cumul de nos mandats mais notre expérience de citoyen : nous enrichissons le débat par nos expériences professionnelles, associatives, politiques, citoyennes, quelles qu’elles soient. Et plus nous avons d’expériences différentes, plus nous venons d’horizons divers, plus le débat est riche, plus l’intérêt commun est représenté.

C’est bien la diversité de nos origines sociales et/ou professionnelles et notre implication dans la vie locale qui font de nous de bons sénateurs, de bonnes sénatrices et de bons législateurs.

C’était le sens de l’intervention de ma collègue Esther Benbassa en première lecture et que je fais bien entendu mienne.

Contrairement à ce que l’on dit, ceux qui sont contre le cumul ne souhaitent pas renvoyer des hommes et quelques femmes qui n’ont pas démérité à leurs seules amours plébéiennes.

Pas plus que ceux qui louent l’expérience indispensable des élus maires ne pensent vexer les sénateurs qui, parfois, pendant des années, ont eu de simples mandats, soutiers de base de nos collectivités, voire ceux qui n’en ont jamais eu, d’ailleurs.

D’aucuns prétendent que le cumul des mandats est consubstantiel, voire ontologique avec la fonction de sénateur.

Cependant, ce n’est pas parce que le Sénat représenterait les collectivités territoriales qu’il devrait « être » les collectivités territoriales.

Ainsi, vous êtes, comme moi, persuadés que cette assemblée est sous la présidence de Colbert et d’autres hommes illustres – où sont, d’ailleurs, les femmes ? Toutefois, Colbert n’est pas présent, il n’y a que sa blanche représentation figée et froide !

Il en va de même pour notre assemblée à l’égard des collectivités territoriales qui seraient représentées par le biais de leurs exécutifs.

Certains expliquent aussi que c’est notre Constitution qui imposerait le cumul. Et de citer et réciter la Constitution comme je vais le faire à mon tour mais en ayant de ce texte, vous le pensez bien, une autre lecture.

Depuis 1958, sans aucune modification sur ce point, l’article 24 précise : « Les députés à l’Assemblée nationale […] sont élus au suffrage direct.

« Le Sénat […] est élu au suffrage indirect. Il assure la représentation des collectivités territoriales de la République. »

L’identité de forme entre ces deux phrases de la Constitution est évidente C’est pourquoi il est aussi évident que le « Il » de « Il assure la représentation » renvoie au groupe nominatif qui précède le point.

La phrase : « Il assure la représentation des collectivités territoriales de la République » s’applique donc au suffrage indirect dont l’organisation doit assurer la représentation des collectivités territoriales, et non au Sénat car, alors, la phrase aurait été : « Il représente les collectivités territoriales de la République ».

Un autre argument grammatical pourrait être que le Sénat qui est un sujet passif dans la première phrase « Le Sénat est élu » ne saurait devenir un sujet actif dans la seconde : « Il assure la représentation ».

Autrement dit, on peut interpréter cet article 24 comme une interdiction, posée par la Constitution, d’inventer un mode d’élection indirect qui n’assurerait pas la représentation des collectivités territoriales mais assurerait, par exemple, celle des syndicats, des entreprises ou des associations. Cela renvoie au Conseil économique, social et environnemental, par exemple.

Seul donc le mode d’élection assure la représentation des collectivités territoriales au sein du Sénat. Le Sénat lui-même représente la nation, il est la nation, à concurrence de l’Assemblée nationale.

Il est donc loisible aux grands électeurs d’élire les citoyens qu’ils estiment le mieux à même de représenter leur territoire, leurs citoyens, leur spécificité locale sans qu’ils soient pour autant des élus.

Et puis, cette idée que nous représenterions des collectivités est tout de même étonnante ! Que sont, que seraient les collectivités sans les citoyens ? Des coquilles vides !

Nous représentons des citoyens, eux-mêmes vivant sur des territoires, lesquels s’organisent en collectivités.

En relisant les textes des pères fondateurs de la République – eh oui, même les écologistes ont de saines lectures ! –, on ne trouvera nulle part l’idée d’un Sénat représentant les collectivités territoriales.

Ainsi, le général de Gaulle, dans son second discours de Bayeux du 16 juin 1946, pour le régime républicain qu’il souhaite à la France, explique que : « Il est clair et il est entendu que le vote définitif des lois et des budgets revient à une Assemblée élue au suffrage universel et direct. Mais le premier mouvement d’une telle Assemblée ne comporte pas nécessairement une clairvoyance et une sérénité entières. Il faut donc attribuer à une deuxième Assemblée, élue et composée d’une autre manière, la fonction d’examiner publiquement ce que la première a pris en considération, de formuler des amendements, de proposer des projets. [...]

« Tout nous conduit donc à instituer une deuxième Chambre dont, pour l’essentiel, nos conseils généraux et municipaux éliront les membres. Cette Chambre complétera la première en l’amenant, s’il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d’autres, et en faisant valoir dans la confection des lois cet ordre administratif qu’un collège purement politique a forcément tendance à négliger. »

Et son ministre de la justice, Michel Debré, le 27 août 1958 d’expliquer la Constitution devant le Conseil d’État : « La division en deux chambres est une bonne règle du régime parlementaire, car elle permet à un gouvernement indépendant de trouver, par la deuxième assemblée, un secours utile contre la première : en régime conventionnel, on neutralise ou plutôt on diminue l’arbitraire d’une assemblée par l’autre sans créer l’autorité. »

À aucun moment, dans la présentation des inspirateurs de la Constitution, le Sénat, représentant des collectivités territoriales, n’est donc mis en avant.

Et même si mon interprétation ou ma lecture était fausse et si, effectivement, siéger au Sénat nécessitait une pratique de l’exécutif des collectivités territoriales, quel cursus honorum – course des honneurs – devrait aujourd’hui monter un citoyen, voire, de temps à autre, une citoyenne pour devenir sénateur ou sénatrice ?

Cette progression de la République romaine dans la responsabilité et dans les honneurs était expliquée comme permettant à tous, à la fois, d’apprendre petit à petit le fonctionnement de la République et de travailler au bien commun sans accumulation des pouvoirs, tout au plus avec une accumulation des honneurs.

Un tel cursus avait aussi pour complément que nul ne pouvait tenir en ses mains plusieurs pouvoirs. Le cumul était interdit, sauf aux dictateurs.

Pourquoi seuls les élus membres d’un exécutif seraient-ils à même de représenter les collectivités territoriales ? Les simples élus de la majorité ou de l’opposition territoriale ne connaîtraient-ils rien aux collectivités, alors même que nous ne cessons de saluer, avec raison, leur dévouement ?

Si les droits de l’opposition sont respectés et suffisamment étendus, si le droit d’information sur les affaires de la collectivité est suffisamment étendu, alors la nécessité d’être ou d’avoir été dans l’exécutif se fait moins sentir. Mais les exécutifs voudront-ils ainsi se démettre des pouvoirs qu’offre la connaissance ?

Allons jusqu’au bout du raisonnement. Il faut un ancrage territorial, certes, mais pourquoi nécessairement un ancrage électif ?

Est-ce que le militant associatif local est « hors sol » ?

Est-ce que le chef d’entreprise est « hors sol » ?

Est-ce qu’un ancien élu est « hors sol » ?

Est-ce que le simple citoyen est « hors sol » ?

Nous regrettons tous, avec raison, chagrin et souvent incompréhension, la défiance de nos concitoyens envers leurs institutions politiques et administratives, notamment envers le Sénat, alors que nous sommes si persuadés d’œuvrer pour le bien commun... C’est notre raison de vivre. Nous sacrifions tant à l’organisation de la société que nous prenons de plein fouet sa défiance, voire pire son mépris pour notre personne, et pire encore son mépris pour notre travail.

Ce désamour ne vient-il pas de ce que nous sommes restés figés dans une lecture ancienne de notre rôle de représentation des citoyens ou des collectivités ? Et si les citoyens nous demandaient une autre forme de démocratie ? En refusant pour nous, pour le Sénat, l’évolution de cette institution, ne prêtons-nous pas le couteau pour sa mise à mort ?

Certains prédisent la mort, non du Sénat, mais de sa liberté de ton : il deviendrait un cénacle d’apparatchiks. Une telle vision rejoint l’actuel ressentiment des citoyens contre les partis. Enfin, hélas ! pas contre tous les partis...

Pourtant, aujourd’hui, seuls six sénateurs ne sont pas encartés ou ne se réclament d’aucun groupe parlementaire. Lesdits groupes sont d’ailleurs, pour la plupart, des partis ou des regroupements de partis.

C’est bien parce que nous en avons fait l’expérience que nous savons combien les partis sont nécessaires, comme lieux d’échange, de stratégie, d’appui pour avoir une ligne politique.

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