Intervention de Jean-Michel Cornu

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 15 janvier 2014 : 1ère réunion
Enjeux liés au développement des monnaies virtuelles de type bitcoin — Table ronde

Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la fondation Internet nouvelle génération :

Depuis trois ans, ma fondation a réalisé des travaux sur l'innovation monétaire, avec l'aide d'une centaine de personnes : des banquiers, des économistes, des innovateurs ou de simples citoyens. Nous avons cherché à comprendre quelles en sont les opportunités et les risques. On crée actuellement de la valeur par l'innovation. Il existe plusieurs types d'innovations, et l'innovation technologique n'est pas suffisante aujourd'hui. Dans ce contexte, l'innovation économique, dont fait partie l'innovation des mécanismes de type monétaire, présente des opportunités pour développer d'autres types d'innovations, mais également des risques.

Par rapport à cette problématique générale, je pense qu'il convient de distinguer plusieurs catégories et je vais m'efforcer d'élargir quelque peu le propos, au-delà du bitcoin et des monnaies virtuelles. En effet, il existe en réalité un certain nombre de monnaies dites complémentaires : il y a tout d'abord les monnaies non économiques, tels que les fameux systèmes d'échanges locaux (SEL), qui posent un certain nombre de questions déjà abordées dans le cadre de plusieurs instances ; il y a, ensuite, les monnaies de réputation (twollar, exploracoeur), qui facilitent le fonctionnement des réseaux sociaux et ont donc un impact monétaire limité. Dans cette catégorie, je citerai également, plus récemment, les « donnaies », qui sont destinés à faciliter les dons.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les mécanismes monétaires ayant trait aux échanges, notamment commerciaux : on peut citer à cet égard les monnaies locales complémentaires, dont le champ d'échange est limité à un territoire (Sol-Violette à Toulouse, Heol à Brest), ou les monnaies affectées, qui, elles, ne se restreignent pas au territoire mais à l'usage que l'on en fait. Ainsi, à Curitiba, au Brésil, il existe une monnaie que l'on ne peut gagner qu'en triant ses déchets, et qu'on ne peut dépenser qu'en prenant les transports en commun. Cette petite monnaie, qui représente l'équivalent d'une masse monétaire insignifiante, a permis la réalisation de transformations énormes et d'économies gigantesques au point que Curitiba est devenue la capitale verte du Brésil. Cet exemple démontre que l'impact de ce type de monnaies ne relève pas seulement de la masse monétaire.

Enfin, il y a les monnaies alternatives, qui ne se limitent pas seulement à l'échange, mais revêtent des aspects économiques comme investir, prêter ou spéculer. Dans cette catégorie, on peut citer des monnaies anciennes comme le wir suisse, monnaie qui permet de maintenir les échanges en période de crise. Elle existe depuis 1933 et représente 25 % des PME suisses, soit 90 000 PME. On dit que c'est une monnaie facile à gagner, mais plus difficile à dépenser. Par exemple, aujourd'hui, vous pouvez acheter votre maison en wir, avec une particularité : il n'y a pas de conversion possible, contrairement au bitcoin. Un wir égale un franc suisse, mais il est absolument impossible de le convertir : il s'agit donc d'un système monétaire totalement autonome. On peut, à cet égard, citer d'autres systèmes : le SCEC en Italie ou le solidario en Argentine. Cette dernière monnaie a eu un impact assez marginal jusqu'à la crise, au cours de laquelle elle a permis à de nombreuses personnes de survivre, avant de redevenir, par la suite, un épiphénomène.

Le caractère virtuel a permis de faciliter le développement de ce type de monnaies, certaines étant plus nouvelles, intéressantes et innovantes comme le bitcoin ou OpenUDC.

Je vais vous proposer trois critères pour essayer d'analyser et d'apprécier les risques et opportunités associés à l'innovation monétaire. Ces trois critères sont :

- le poids de la masse monétaire : par exemple, si l'on interdit ces monnaies, il n'y aura pas d'innovation, mais cela pose-t-il un problème du point de vue de la politique monétaire ?

- la transparence, au-delà de la question du blanchiment, c'est-à-dire la question de la taxation et du financement de la collectivité : sans transparence, on rencontrera des difficultés pour financer la collectivité. Quel est le niveau de transparence adéquat ?

- la dérive spéculative : la spéculation est une bonne chose - spéculer veut dire prévoir - mais lorsque la spéculation sur la monnaie devient supérieure à celle sur les biens, on peut avoir des problèmes, qui concernent aussi bien les monnaies virtuelles que les monnaies classiques. L'autre aspect de la dérive spéculative tient à la question du change et de l'instabilité qui peut exister entre les différentes monnaies.

S'agissant plus particulièrement du bitcoin, monnaie virtuelle et décentralisée, la masse monétaire doit être limitée, à terme, à 21 millions de bitcoins. Les quatre premières années, il y avait 2,6 millions de bitcoins créés par an. A partir de cette année, seuls 1,3 million de bitcoins seront créés par an, pour les quatre ans à venir. Concrètement, quelle valeur représente le bitcoin ? Actuellement, début janvier 2014, il y a environ 12 millions de bitcoins en circulation, pour une valeur de l'ordre de 7 milliards d'euros au cours actuel sur l'ensemble de la planète, soit 0,3 pour mille du PIB français. C'est à la fois beaucoup et peu.

La deuxième question qui se pose tient au fait que cette valeur de masse change en fonction du cours du bitcoin. Le cours d'introduction du bitcoin, en 2009, était de 80 millions d'euros. On estime que, fin 2014, il atteindra 10 milliards d'euros. Mais il est difficile de connaître sa valeur en 2040, date à laquelle plus aucun nouveau bitcoin ne sera créé. Au total, l'impact du bitcoin sur le poids de la masse monétaire demeure encore insignifiant mais pourrait ne plus l'être et doit donc être surveillé.

En ce qui concerne la transparence, l'échange de pair-à-pair crypté concerne les utilisateurs qui achètent et vendent des bitcoins. Mais les transactions elles-mêmes sont actuellement transparentes et ouvertes. En conséquence, du point de vue du blanchiment, se pose la question de savoir qui émet la monnaie et qui la reçoit. En termes de taxation et de financement de la collectivité, ne connaissant pas les destinataires, on ne peut savoir dans quel pays instaurer la taxation. C'est une difficulté à laquelle on se heurte de plus en souvent dans le monde de l'Internet : la taxation est nationale, tandis que les outils, protocoles et innovations sont de plus en plus internationaux.

Sur la dérive spéculative, j'insisterai sur deux points : d'une part, dans la mesure où l'on produit de moins en moins de bitcoins, c'est une monnaie rare. En 2009, au moment de sa création, il y avait toutes les dix minutes 50 bitcoins affectés, au hasard, à celui dont l'ordinateur faisait le calcul pour les autres. Désormais, on ne reçoit plus que 25 bitcoins toutes les dix minutes. Les premiers entrants sont donc favorisés par rapport aux nouveaux entrants. Il y a un débat actuellement pour savoir s'il s'agit d'une chaîne de Ponzi ou non, à savoir un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants.

Le second point important à retenir est que le bitcoin n'est pas un système fermé sur lui-même, mais un système qui permet la convertibilité. Il y a donc des bourses et des places de marché et l'on peut effectuer des virements sécurisés.

Enfin, pour terminer, je citerai un chiffre : l'inflation de la valeur du bitcoin par rapport à l'euro est de 900 % en 2013 ou de 610 % entre le 17 septembre 2013 et le 14 janvier 2014. On constate donc que la valeur du bitcoin augmente par rapport à l'euro, tandis que le nombre de bitcoins diminue dans le temps. Il faut garder à l'esprit ces aspects du point de vue de l'analyse du risque de dérive spéculative.

En conclusion, j'estime que nous avons absolument besoin d'innovation, mais que l'innovation technologique ne suffit plus ; de même, l'innovation de services est nécessaire mais il faut aller plus loin. L'innovation économique, à travers les nouveaux modes de financement comme le financement par la foule, ou les mécanismes monétaires innovants, est donc elle aussi indispensable, mais il nous faut des critères, tels que ceux que j'ai proposés, pour analyser les meilleures innovations.

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