Depuis une dizaine d'années, l'hôpital est miné par une succession de réformes désastreuses. Ne penser la sécurité ou la qualité qu'en termes de taille a entraîné une forte diminution du nombre des hôpitaux, notamment des maternités et des centres IVG, lourde de conséquences pour la santé publique.
Du milieu des années 1990 à celui des années 2000, il y a eu près de 1 200 recompositions hospitalières ; 83 000 lits d'hospitalisation complète ont été supprimés, soit 15 % des capacités installées ; 380 établissements ont été supprimés ou regroupés ; le nombre de lits a baissé plus fortement dans le secteur public que dans le privé. Toute fermeture de service entraîne souvent des fermetures en cascade, réduisant l'attractivité d'un établissement. Didier Ménard, médecin aux Francs-Moisins à Saint-Denis, a comparé ces fermetures d'hôpitaux au numerus clausus, politique de restriction de l'offre aux conséquences calamiteuses.
Aucune analyse sérieuse n'a été conduite sur le bien-fondé et les résultats de tels choix avant le rapport remis en 2012 par l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) - qu'on ne peut guère soupçonner d'extrémisme. Celui-ci dresse à partir des travaux du géographe Emmanuel Vigneron un bilan négatif ou au mieux en demi-teinte de ce processus, évoquant « les inconvénients de la grande taille », des « déséconomies d'échelle » ou encore « l'introuvable effet de gamme ». Au-delà d'un certain seuil, la grande taille présenterait pour un hôpital plus d'inconvénients que d'avantages. Pour Françoise Nay, présidente de la coordination nationale de défense des hôpitaux et maternités de proximité, ces restructurations n'entraînent non seulement aucune économie, mais sont des gouffres financiers, comme en témoigne l'hôpital du Sud Francilien.
Les services d'urgence, durement touchés par ces concentrations, doivent se battre pour placer leurs malades dans les services et finalement les héberger plus longtemps qu'ils ne devraient - un cercle vicieux que nous ont décrit Christophe Prudhomme et Patrick Pelloux, urgentistes. Ce dernier estime qu'il ne devrait pas y avoir, au même moment, plus de 5 % de fermetures de lits dans un établissement, ce qui semble juste.
La diminution du nombre de lits peut se justifier dans certaines spécialités par l'évolution des techniques médicales, mais non pour les services polyvalents de médecine ou de gériatrie. Le vieillissement de la population et le développement des polypathologies militent au contraire pour une prise en charge généraliste plus importante.
Les maternités sont un exemple emblématique. Leur nombre est passé de 1 369 en 1975 à 554 en 2008, alors même que le nombre de naissances augmentait. Simultanément, le nombre de lits d'obstétrique a été divisé par deux. Entre 1995 et 2005, 126 maternités ont été fermées. En outre, leur typologie a évolué : celles de niveau II ou III, plus techniques car disposant d'une unité de néonatologie et de réanimation néonatale, ont progressé, tandis que le nombre de maternités de niveau I passait de 415 à 263. Ces dernières ne rassemblent plus que 34 % des lits disponibles, contre 45 % de niveau II et 21 % de niveau III. Or les maternités de niveau II et III, qui technicisent l'accouchement pour nombre de femmes qui n'en ont pas besoin, coûtent plus cher. La fermeture des petites maternités est donc une aberration sanitaire et financière. Au lieu d'expérimenter des maisons de naissance, réinvestissons dans les maternités de niveau I.
Les difficultés auxquelles les organismes de tutelle acculent aujourd'hui la maternité des Lilas, des Bluets, de Marie-Galante ou de Dourdan sont l'expression de cette évolution négative qui pénalise les organismes soucieux d'une prise en charge plus humaine, à la suite du docteur Lamaze, promoteur de l'accouchement sans douleur dans les années 1950. En outre, comme le souligne Jean Vignes, de Sud Santé, derrière les fermetures de maternités se cachent celles des centres d'IVG. Elles sont souvent justifiées par des impératifs de sécurité, qui exigeraient le respect de seuils minimaux d'activité. Or de nombreuses études montrent que de tels seuils sont très difficiles à définir. L'Igas met en doute l'idée selon laquelle plus on soigne, meilleurs sont les résultats. Au reste, le volume minimal d'activité s'applique-t-il au service ou aux professionnels eux-mêmes ? Doit-il être comptabilisé intervention par intervention, par domaine pathologique ou par discipline ? L'expérience antérieure des professionnels est-elle prise en compte ?
Fixer des seuils, largement arbitraires, réduit l'accès aux soins des patients. Le temps d'accès à l'hôpital varie grandement selon les territoires. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Gers et la Lozère, le temps de trajet médian dépasse 40 minutes ; en Corse, 31 % des femmes de 15 à 49 ans sont à plus de 45 minutes par la route d'une maternité, 7 % en Poitou-Charentes. Calculer un temps global n'est guère pertinent, et les calculs de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Dress) souffrent de biais méthodologiques. Reste qu'au-delà d'une certaine distance ou temps d'accès - 45 minutes selon Emmanuel Vigneron -, les patients renoncent aux soins ou les retardent excessivement. Géographiquement, la France n'est pas les Pays-Bas : elle est plus vaste, plus diverse et plus montagneuse. Il faut réfléchir en termes de densité, de dispersion de la population, au plus proche du territoire : parce que les restructurations hospitalières ont fréquemment lieu dans les déserts médicaux, elles représentent une forme de double peine.
En outre, le sous-financement des hôpitaux résulte du paiement à l'activité, dont le principe est contraire à la notion de service public. La dette des hôpitaux est passée de 12 à 28 milliards d'euros entre 2005 et 2012. Bien sûr, cet endettement, correspond d'abord à un effort d'investissement mais il révèle un autofinancement insuffisant, partant un sous-financement chronique de l'activité. Chaque année, les fédérations hospitalières soulignent le décalage entre l'Ondam et l'évolution naturelle des charges, alors même que cette évolution dépend d'éléments peu maîtrisables.
L'application hâtive de la tarification à l'activité (T2A) à 100 % sur l'ensemble du champ MCO a été dramatique. En effet, la T2A entraîne une course à la production et une inflation des actes pratiqués ; elle accroît la concurrence entre établissements et participe à la marchandisation de la santé. Le calcul de « tarifs » fondés sur des coûts nationaux moyens crée des inégalités considérables entre les territoires. Au final, la T2A récompense les établissements situés dans des zones dynamiques et qui n'en ont pas besoin, et méconnaît la notion de qualité des soins. Au surplus, la durée moyenne de séjour hospitalier, à 5,7 jours, est particulièrement basse par rapport à la plupart des pays développés : 6,1 aux Pays-Bas, 7 en Espagne, 7,7 au Royaume-Uni et même 9,8 en Allemagne. Cet écart ne peut s'expliquer que par la pression financière de la T2A qui pousse les gestionnaires d'établissement à renvoyer les patients chez eux au plus vite.
La santé n'est pas une marchandise, ni l'hôpital une entreprise. Malheureusement, une idéologie de la concurrence s'est imposée. Comme nos rapporteurs de la Mecss l'ont noté, certaines expressions relevant plus du marketing que de la santé ont essaimé dans nos hôpitaux : « part de marché », « taux de fuite », « prestations de services », « producteur ou offreur de soins », multiplication des « indicateurs ». Comment peut-on parler de marché pour la santé ? Pour Didier Tabuteau, plutôt proche du gouvernement actuel, les nouveaux modes de management ont « donné une assise technocratique et d'apparence `scientifique' aux projets de réduction du champ des services publics » et ont « concrétisé les velléités néolibérales de contraction des interventions publiques ».
Didier Tabuteau rappelle les étapes de la profonde remise en cause de l'organisation du système hospitalier français depuis 2002 : développement d'une approche indifférenciée des hôpitaux et des cliniques privées dans la doctrine administrative, renoncement au service public sous couvert du droit de la concurrence, tarification à l'activité, convergence tarifaire, développement des PPP, concept d'hôpital-entreprise, remplacement du conseil d'administration par un conseil de surveillance (un terme tiré du code de commerce !), renforcement des prérogatives du directeur au détriment de la communauté hospitalière et des élus - le président de la République voulait alors doter l'hôpital d'un « véritable patron »...
L'idéologie de la concurrence est allée de pair avec le mirage de la contractualisation. Mais comment un établissement peut-il véritablement peser dans la négociation d'un supposé contrat lorsque l'ARS possède autant de moyens de pression sur les directeurs ? Les représentants de l'ordre des médecins nous l'ont dit : la technostructure a pris le pas sur la proximité, il faut revenir à du coopératif.
Ce gouvernement semblait conscient des conséquences de cette situation sur l'accès aux soins, mais si la convergence tarifaire a formellement disparu de la loi, elle a bien eu lieu en 2013. Les tarifs ont baissé de 0,84 % pour le secteur public et de 0,21 % dans le privé. De plus, 0,35 % de ces tarifs a été gelés en début d'année. Voilà l'étrangeté de la T2A : l'Ondam hospitalier progresse théoriquement de 2,6 % mais les tarifs baissent. Le ministère calcule en effet une augmentation moyenne au niveau national des volumes d'actes pratiqués : si l'établissement est en dessous de cette prévision strictement quantitative, ses ressources baissent, même s'il se situe dans une zone où l'offre de soins est insuffisante.
Le Gouvernement a certes décidé de décaler l'application de la T2A dans les ex-hôpitaux locaux, mais il faut aller plus loin. J'espère que la loi de santé publique, que nous attendons avec impatience, réintroduira le concept de service public hospitalier, supprimé par la loi HPST. A découper le service public en tranches, on finit par l'émietter. On nous annonce ainsi de grandes réformes. Un pacte de confiance est évoqué depuis de longs mois, mais rien ne change dans les services, sinon que les difficultés augmentent. Les personnels continuent de subir des conditions de travail souvent inacceptables, notamment dans les services d'urgence. Il faut préserver la notion d'équipe, si importante pour humaniser la prise en charge et améliorer sa qualité.
Dernier exemple caractéristique de la nécessité d'agir : le scandale de l'exercice libéral à l'hôpital. Alors que le temps consacré à cette activité ne devrait pas dépasser 20 % de la semaine, certains médecins touchent plus de 100 000 euros de rémunérations complémentaires par an, soit plus que leur seule rémunération hospitalière ! En outre, les temps d'attente sont très différents selon que vous acceptez un rendez-vous en secteur libéral ou non. Il faut mettre fin à ce système pervers.
Réfléchissons à un autre modèle et, pendant ce temps, décrétons un moratoire sur les fermetures d'établissements. Donnons-nous le temps de la réflexion pour revenir à un modèle hospitalier plus conforme à notre culture, à notre histoire et aux attentes des patients et de leurs familles. Tel est l'objectif de cette proposition de loi, dont l'objet immédiat est nécessairement affecté par les contraintes législatives et le temps limité qui nous est imparti dans le cadre de niches réservées aux groupes. Nous proposons de n'autoriser la fermeture d'un hôpital, d'un service ou d'un regroupement qu'après avis favorable de son conseil de surveillance et de la conférence de territoire, sauf si une offre de santé au moins équivalente, en tiers payant et avec des tarifs opposables est garantie à la population concernée par l'éventuelle fermeture. La commission médicale d'établissement et le comité technique doivent également être consultés.
Nous entendons ainsi pallier par la concertation le manque criant de démocratie sanitaire. Les décisions contradictoires prises successivement par l'ARS sur le dossier de la reconstruction de la maternité des Lilas en témoignent. Naturellement, cette mesure ne s'applique pas en cas de risque grave et imminent pour la santé et la sécurité des personnels ou des usagers, formule usuelle du code de la santé publique. Mais attention : en privant sciemment les services de personnels ou de moyens, on empêche parfois leur bon fonctionnement, si bien que la fermeture deviendrait l'unique solution, au nom de la sécurité.
Il n'y a pas d'un côté les modernes qui voudraient faire évoluer l'hôpital et de l'autre, les ringards accrochés à un fonctionnement dépassé. Nous ne prônons pas le statu quo. Prenons le temps d'élaborer ensemble, avec tous les acteurs de la santé, un nouveau modèle. Cette proposition de loi fait application du principe de précaution : c'est une mesure de sauvegarde. Arrêtons de fermer des services ou des hôpitaux, le temps de repenser le système de santé de demain. Chacun d'entre nous s'est un jour mobilisé pour son hôpital et pour tel ou tel de ses services : il ne serait pas cohérent de ne pas en tirer les conséquences aujourd'hui en rejetant cette proposition de loi.