Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est avec plaisir que je vous retrouve. Nous nous sommes quittés au mois de décembre dernier. J’ai adressé à la plupart d’entre vous une carte de vœux personnelle, mais je tiens à vous souhaiter à tous, ainsi qu’à l’ensemble des personnels du Sénat, une très belle année 2014 ! Nous nous retrouvons pour débattre en procédure accélérée du projet de loi relatif à la géolocalisation.
Comme le disait Rousseau, « il n’y a pas de liberté sans lois ». Le sujet qui nous occupe concerne à la fois la liberté, la sécurité et la sûreté. Dans une démocratie, l’État doit garantir les libertés individuelles et les libertés publiques, mais il doit également assurer la sûreté, c'est-à-dire veiller à ce que tous les citoyens se sentent en sécurité, et même à ce qu’ils ne soient victimes d’aucune agression. Toutes les politiques publiques convergent afin que, pour reprendre une formule de Montesquieu, « un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen ».
Le présent projet de loi traite à la fois de la liberté et de la sécurité, dans une logique de sûreté. Il s'agit de créer un cadre juridique pour le recours à la géolocalisation, autrement dit de consacrer une technique policière indispensable à l’élucidation des affaires et à l’arrestation des auteurs d’infractions. En effet, en octobre dernier, la Cour de cassation a déclaré que la géolocalisation constituait une atteinte grave à la vie privée et annulé deux décisions de recours à cette technique, dont l’une avait été prise par le parquet.
Commençons par définir précisément la géolocalisation, afin de bien comprendre ce dont nous discutons cette après-midi.
Il s'agit d’une technique utilisée par la police, la gendarmerie et les douanes dans le cadre d’enquêtes pénales. Elle peut également servir à la recherche d’un mineur, d’un majeur protégé, lorsque sa disparition a été récemment signalée, ou encore d’un majeur dont la disparition paraît inquiétante. Cette technique permet un suivi dynamique en temps réel, via un téléphone portable ou une balise posée sur un objet – valise, colis, etc. – ou sur un véhicule. De fait, les balises sont de plus en plus souvent placées à l’intérieur des véhicules, car il est ainsi plus facile de les dissimuler.
Que s’est-il passé ces dernières années ? Le recours à la géolocalisation a connu une croissance exponentielle. En 2011, on estimait à environ 4 600 le nombre des balises posées ; en 2012, ce nombre dépassait 5 500. Cela représente une croissance de près de 25 % en un an. Pour ce qui est de la géolocalisation par des téléphones portables, nous sommes passés d’une fourchette – nous n’avons pas de chiffres précis – de 1 000 à 3 000 utilisations en 2009 à 20 000 utilisations environ en 2013, pour un coût de 10 millions d'euros.
Quel est le cadre juridique du recours à la géolocalisation ? Le problème est justement qu’il n’y en a pas ! C'est la raison pour laquelle ce recours pèse à la fois sur les magistrats et sur les enquêteurs de police judiciaire.
Aucune loi n’encadre expressément le recours à la géolocalisation. Le procureur de la République peut recourir à cette technique sur la base de l’article 41 du code de procédure pénale, aux termes duquel il « procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale ». Le juge d’instruction ne dispose pas d’un texte plus précis ; l’article 81 du même code lui confère seulement des pouvoirs équivalents à ceux du procureur de la République : il « procède, conformément à la loi – en l’espèce, il n’y a pas de loi –, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité ».
Par ailleurs, la pose de balises, qui est considérée comme une aide à l’enquête, n’est pas intégrée à la procédure. Il était donc temps de sortir de cette situation dans laquelle, faute d’encadrement législatif, la responsabilité dont s’est défaussé l’État retombe sur les magistrats et les enquêteurs de police judiciaire.
Dans son arrêt Uzun contre Allemagne de septembre 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a indiqué que la géolocalisation en temps réel constituait une atteinte grave à la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et que le recours à cette technique devait donc être encadré par des dispositions législatives suffisamment précises pour éviter les abus.
Malheureusement, aucune initiative n’a été engagée par le précédent gouvernement. Nous avons quant à nous pris nos responsabilités : dès le début de l’année 2013, j’ai demandé à la Chancellerie de travailler sur un projet de loi permettant de combler le manque de cadre juridique pour cette technique indispensable à un certain nombre d’enquêtes, notamment en matière de lutte contre la délinquance et la criminalité organisées.
Nous avions beaucoup avancé. Nous avions travaillé en interministériel, bien entendu, avec les ministères de l’intérieur et de la défense. Nous étions pratiquement au terme du processus lorsqu’ont été rendus les deux arrêts de la Cour de cassation qui, comme je le disais, annulent une procédure décidée par un procureur et comportant un acte de géolocalisation. Ces deux décisions, qui visent le même article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, indiquent que la géolocalisation constitue une atteinte grave à la vie privée, justifiant que cette technique soit employée sous le contrôle d’un juge.
Nous avons donc accéléré le travail sur l’ouvrage, tout en le reprenant sur une base différente. En effet, nous travaillions jusqu’alors en nous fondant sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui faisait injonction, si je puis dire, d’adopter une loi visant à encadrer la géolocalisation. Or nous avons été confrontés à deux arrêts de la Cour de cassation qui restreignent davantage la marge du législateur, puisqu’ils établissent clairement que la géolocalisation doit se faire sous le contrôle du juge.
Nous avons donc repris notre travail sur le projet de loi et poursuivi nos échanges avec le ministère de l’intérieur, dans le souci très clair d’assurer la protection des libertés individuelles, auxquelles nous sommes tous attachés, de l’ensemble des citoyens pouvant être exposés, d’une façon ou d’une autre, à cette géolocalisation, mais également dans le souci de ne pas porter atteinte à l’efficacité des enquêtes. En d’autres termes, nous veillons à ce que la protection du plus grand nombre ne favorise pas ceux qui se mettent en infraction à la loi pénale.
Par ailleurs, j’ai demandé aux services de la Chancellerie – cabinet et administration – de travailler avec les enquêteurs de l’OCRTIS, l’Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants, ainsi qu’avec la BRI, la Brigade de recherche et d’intervention, vouée à la délinquance organisée. Je me suis rendue moi-même au 36, quai des Orfèvres, c'est-à-dire à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, pour y tenir une séance de travail. En effet, je voulais examiner dans quel cadre s’effectuait cette géolocalisation, quels en étaient les outils, l’organisation matérielle et la doctrine d’emploi, enfin, bien entendu, à quelles contraintes étaient confrontés les officiers de police judiciaire.
Sur la base de ce travail réalisé en interministériel et avec les services spécialisés, nous avons pu produire un texte qui à la fois prenne en compte le souci de protection des libertés individuelles et contienne les dispositions pragmatiques nécessaires à l’efficacité des enquêtes. C’est ainsi que nous avons pu, moins de deux mois après les arrêts de la Cour de cassation que j’ai évoqués, soumettre au Conseil d’État le projet de loi qui vous a été transmis, mesdames, messieurs les sénateurs.
Je dois reconnaître que, après les arrêts de la Cour de cassation, nous avons eu la tentation d’aller plus vite encore, puisque ces décisions établissaient un vide juridique. Ce dernier était déjà réel, mais elles le faisaient apparaître clairement, au point d’entraîner l’annulation de certaines procédures. Dans un premier temps, nous avons même imaginé de rattraper au dernier moment, en deuxième lecture, la loi de programmation militaire, ce qui n’aurait pas forcément plu au Sénat.