Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, Internet, numérique, espionnage, renseignement, protection, données personnelles, libertés publiques : voilà des thèmes dont nous n’avons pas fini de parler et qui solliciteront fortement non seulement le législateur français, mais également ceux des pays du monde entier dans les mois et les années qui viennent !
En effet, les défis auxquels nous devons faire face sont considérables. Ici même, comme vous l’avez rappelé, madame la garde des sceaux, nous avons débattu avec soin du projet de loi de programmation militaire, notamment de son article 13, devenu article 20 dans le texte définitif. Il s’agissait alors de processus à caractère administratif, tels qu’ils sont régis par la loi de 1991 et par la loi de 2006.
Dans cet article, le Sénat puis l’Assemblée nationale n’ont inscrit que des garanties complémentaires – je le répète, il s’agissait de mesures non pas judiciaires, mais administratives – portant uniquement sur le contenant des fadettes et de la géolocalisation, afin que les décisions fussent désormais prises par le Premier ministre lui-même ou par des personnes qualifiées autour de lui. Le mot « document » figurant dans le texte ne s’applique donc qu’aux éléments relatifs au contenant, et non au contenu, lequel relève de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS, s’il y a des écoutes, dans des conditions qui doivent être strictement respectées. Telle est la position que mon collègue et ami Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, et moi-même avons défendu avec constance.
Madame la garde des sceaux, vous avez vraiment bien fait de ne pas inscrire les dispositions dont nous parlons aujourd’hui, quelles que fussent les considérations relatives à l’urgence, dans cette loi de programmation militaire. Pour le coup, c’eût été un motif d’inconstitutionnalité que de traiter de la justice judiciaire dans un tel véhicule législatif. Je ne pense pas que le Sénat l’aurait accepté.
Aujourd’hui, madame la garde des sceaux, vous avez fort bien parlé de ce texte que nous devons examiner, d’une part, parce que vous l’avez jugé nécessaire avant même – je tiens à vous en rendre hommage – le prononcé des arrêts de la Cour de cassation, et, d’autre part, parce que les arrêts de ladite juridiction créent un vide juridique.
C’est pourquoi, une fois n’est pas coutume, nous sommes partisans de l’urgence, comme nous l’avions été lorsque le Conseil constitutionnel avait jugé inconstitutionnels les articles de la loi relative au harcèlement sexuel. Il faut aller vite pour régler cette béance juridique qui ne saurait durer et qui empêche les fonctionnaires de la police et les militaires de la gendarmerie d’assumer leurs missions.
Aussi, comme il n’y a qu’une lecture dans chaque assemblée, il importe que nous menions nos réflexions avec beaucoup de soin. C’est la raison pour laquelle nous avons procédé à un très grand nombre d’auditions : comme vous le savez, madame la garde des sceaux, nous avons entendu les membres de votre cabinet et les fonctionnaires des services du ministère de la justice, mais également les membres du cabinet et des services du ministre de l’intérieur, ainsi que l’ensemble des représentants des magistrats, des avocats et des policiers.
Ce faisant, nous avons cherché, en toute honnêteté, à trouver la solution la plus équilibrée possible entre des exigences qu’il n’est pas facile de concilier. Tel est le défi auquel nous sommes confrontés, en tant que défenseurs des libertés individuelles, du droit à la vie privée, des données personnelles, de l’intégrité et de l’intimité de chacun.
Par ailleurs, nous avons parfaitement conscience de l’impérieuse nécessité de lutter contre le terrorisme, de secourir nos otages dans le monde et de lutter contre les meurtres, les crimes et les violences de toute nature. Nous ne hiérarchisons pas ces deux principes : ils sont l’un et l’autre respectables et nécessaires, mais nous devons trouver la meilleure manière de les articuler.
Vous avez tout dit sur ce projet de loi et sur l’arrêt Uzun de la Cour européenne des droits de l’homme, madame la garde des sceaux, ce qui me permettra d’abréger mon propos. Je me permettrai cependant de noter que les décisions de la chambre criminelle de la Cour de cassation sont, une fois encore, la conséquence de la position de la Cour européenne des droits de l’homme : celle-ci considère que les membres du parquet, en France, ne sont pas des magistrats au sens propre du terme, contrairement à ce que nous pensons dans notre pays et à ce qu’a dit et redit avec éclat le Conseil constitutionnel. Il faut donc régler ce problème.
Nous savons les efforts que vous avez faits à cet égard, madame la garde des sceaux, mais nous ne sommes pas parvenus à trouver un règlement satisfaisant – nous en avons parlé suffisamment au Sénat. En revanche, nous avons entendu avec intérêt, tout d’abord, le message de M. le Président de la République le 31 décembre 2013, et, ensuite, ce que vous avez déclaré avec force et ardeur lors de la conclusion du débat national sur la justice du XXIe siècle que vous avez organisé à l’UNESCO il y a quelques jours ; ce grand rassemblement aura d'ailleurs marqué les esprits par un effort de réflexion sans précédent, se traduisant par la présentation de quatre rapports qui feront date. Comme vous, nous sommes désireux de voir appliquer dans les faits les propositions très audacieuses et pertinentes qui ont été émises à cette occasion.
Lors de la clôture de ces assises, vous avez dit – M. le Premier ministre l’avait indiqué à l’ouverture – que vous entendiez remettre sur le métier la question de la réforme du statut du parquet et du Conseil supérieur de la magistrature. Nous devons pouvoir trouver un compromis sur des dispositions représentant une avancée qui, sans être forcément exhaustive, permettra une évolution positive par rapport à la conception de la Cour européenne des droits de l’homme. Mon collègue Jean-Pierre Michel reviendra sur le détail des dispositions de ce projet de loi, mais il est tout à fait clair, lorsque l’on compare de bonne foi les textes, que les arrêts de la Cour de cassation vont au-delà des termes explicites de l’arrêt Uzun.
Nous avons étudié de près ce projet de loi, comme je l’ai déjà dit, et nous avons proposé quelques modifications.
Tout d’abord, en ce qui concerne la nature des délits qui peuvent faire l’objet d’une utilisation de la géolocalisation, la commission des lois a retenu le quantum de peine de cinq ans d’emprisonnement, et cela pour une raison très précise : la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Uzun, évoque des « faits d’une particulière gravité ». Il est évident que le vol simple ne peut, à notre sens, être considéré comme tel.
Vous avez déposé un amendement que nous avons examiné avec soin, madame la garde des sceaux, et la commission a décidé de présenter une contre-proposition.
J’aurai l’honneur de présenter tout à l’heure cet amendement, qui vise à maintenir le quantum général de cinq ans d’emprisonnement, tout en reconnaissant deux exceptions que vous aviez vous-même invoquées pour justifier de fixer ce quantum à trois ans : les cas de menaces de mort et les évasions. Si cet amendement était adopté, nous garderions le seuil de cinq ans d’emprisonnement, qualifiant des faits d’une particulière gravité conformément à l’arrêt Uzun, tout en réservant le cas des évasions et des menaces de mort.
Ensuite, en ce qui concerne la procédure, nous avons considéré, après avoir entendu les différents points de vue, qu’il était juste, dans le cas d’opérations de géolocalisation dans un domicile privé, que les garanties générales applicables au domicile privé dans notre droit soient pleinement respectées. Par conséquent, si ces opérations ont lieu la nuit, l’accord du procureur et celui du juge des libertés et de la détention devront être recueillis. Lorsque les opérations de géolocalisation dans un domicile privé sont effectuées de jour, la décision relèvera du juge d’instruction.
En ce qui concerne l’initiative de l’officier de police judiciaire, l’OPJ, nous avons évoqué ce sujet avec les représentants des fonctionnaires de police, des magistrats et des avocats.
Pour prendre en compte un certain nombre de situations d’urgence, qu’il s’agisse de risques de violences aux personnes, de dégradations des biens ou de destruction des preuves, nous avons considéré qu’il pouvait être utile que l’OPJ puisse prendre l’initiative de recourir à la géolocalisation à deux conditions : premièrement, il devra prévenir le procureur, sans délai et par tout moyen ; deuxièmement, le procureur devra donner son aval par écrit dans un délai de douze heures maximum – certains des représentants que je viens d’évoquer demandaient que ce délai fût porté à quarante-huit heures, voire davantage. La commission des lois a choisi de retenir un délai de douze heures, qui est extrêmement bref.
Madame la ministre, vous avez déposé un amendement tendant, d’une part, à imposer au procureur, lorsqu’il donne son accord écrit, de mentionner les motifs d’urgence, et, d’autre part, dans l’hypothèse où il ne souscrirait pas à la mesure demandée, à rendre nuls et non avenus tous les actes accomplis.
L’adoption de cet amendement – je puis d’ores et déjà vous indiquer qu’il a recueilli un avis favorable de la commission –, permettrait de revenir à la position défendue initialement par votre ministère, comme vous l’avez rappelé, qui représentait un équilibre satisfaisant entre les conditions de réalisme auxquelles sont bien sûr attachés ceux qui interviennent sur le terrain, policiers et gendarmes, et la nécessité d’une mise en œuvre complète du contrôle de la justice.
En ce qui concerne, enfin, la décision qui devra être ratifiée par un magistrat du siège, votre projet de loi prévoit un délai de quinze jours, madame la ministre, pour que le juge des libertés et de la détention soit amené à se prononcer sur la suite des opérations de géolocalisation. Certains ont trouvé ce délai trop court, d’autres trop long.
Que disent les textes ? L’arrêt Uzun prévoit une intervention a posteriori d’un juge du siège dans un « délai raisonnable ». Comme vous l’avez rappelé, madame la ministre, cet arrêt a été rendu contre l’Allemagne. Or la loi de ce pays a été changée afin que le juge du siège intervienne dans un délai d’un mois, et ce délai a été jugé satisfaisant par la Cour européenne des droits de l’homme.
Le délai de quinze jours que vous nous proposez est donc plus protecteur. M. Mézard et les membres du groupe du RDSE ont proposé de le ramener à huit jours. J’observe cependant que la durée de quinze jours correspond à celle d’une enquête de flagrance prolongée. Après débat et sur ma proposition, la commission des lois a décidé de s’en remettre, sur ce point, à la sagesse du Sénat. Notre assemblée pourra se déterminer souverainement sur cette proposition tendant à permettre une intervention plus précoce du juge du siège.
Le dernier point de mon intervention sera relatif à une question que vous avez bien voulu aborder, madame la garde des sceaux. Une demande fortement argumentée nous a été présentée afin de protéger les personnes qui coopèrent avec la police – chacun comprendra ce qu’il en est – afin de permettre la mise en œuvre de la géolocalisation. Nous avons entendu des formules très fortes à ce sujet, et certains de nos interlocuteurs souhaitaient que l’ensemble des éléments relatifs au lieu, à la date et aux circonstances dans lesquelles la géolocalisation a été instaurée soient exclus du dossier, celui-ci ne devant donc comporter que les résultats de la géolocalisation, c’est-à-dire les informations utiles pour lutter contre la criminalité.
Nous avons interrogé sur cette question votre ministère, les deux organisations syndicales des magistrats et les organisations représentatives des avocats. Or, après réflexion, il nous est apparu qu’un accord pourrait sans doute intervenir sur la base d’une décision du juge – je pense que vous y serez sensible, madame la garde des sceaux, puisque vous avez vous-même évoqué ce point. Ainsi, les différentes parties pourront faire valoir un certain nombre de considérations devant le juge, et celui-ci – et lui seul – pourra décider, s’il l’estime opportun, qu’un certain nombre de pièces relatives à l’origine de la géolocalisation ne figurent pas dans le dossier n° 1, qui donnera lieu à l’ensemble du débat devant le tribunal.
La commission des lois a estimé que cette solution était pertinente et pouvait se révéler protectrice et recevoir un assentiment général dès lors, je le répète, qu’il s’agit d’une décision du juge, donc d’une décision de justice.
Tels sont les points dont nous avons longuement parlé. Le débat a été très riche au sein de la commission des lois, dont les membres se sont mis d’accord sur ces propositions pour faire avancer le débat.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous sommes très attachés au respect de la vie privée et des données personnelles. Nous avons écouté les propos tenus récemment par M. Barack Obama. Nous en avons retenu les aspects positifs, mais nous n’avons pas pour autant été insensibles aux carences et aux limites posées par le président des États-Unis lui-même, bref, à ce qui n’a pas été dit.
Les membres de la délégation parlementaire au renseignement – nous sommes quatre députés et quatre sénateurs à siéger au sein de cette instance – ont été reçus par le Président de la République pour aborder ces questions. Celui-ci nous a indiqué que des discussions étaient en cours au plus haut niveau, c'est-à-dire entre les chefs d’État, pour définir des règles de bonne conduite. Il nous a également dit son attachement, qui est aussi le nôtre, à ce que la coopération entre les services de renseignement concerne les seuls éléments nécessaires à la lutte contre le terrorisme et exclue totalement ce qui relève de la vie privée et des données personnelles.
Le débat sur ces questions va se poursuivre. Je crois d’ailleurs, madame la ministre, que vous-même, Mme Fleur Pellerin et, sans doute, d’autres ministres pourrez être amenés à élaborer, avec le Parlement bien sûr, une grande loi sur l’ensemble du champ numérique et sur les libertés publiques.
Nous avons donc cette préoccupation, mais, dans le même temps, nous sommes aussi attachés à la lutte contre le crime, le terrorisme et toutes les horreurs qui peuvent être perpétrées. Du reste, il me semble que, si l’on avait pu intercepter Mohamed Merah avant qu’il ne commette ses assassinats, tous les Français s’en seraient félicités. Les Français sont d’accord pour considérer qu’il faut tout faire pour empêcher ces horreurs, ces atteintes à l'humanité, ce terrorisme que nous connaissons aujourd'hui. Car l’actualité nous montre, hélas, que des jeunes de quinze ans, scolarisés dans nos lycées, sont enrôlés dans des mouvements dont le caractère terroriste ne fait pas de doute.
Voilà pourquoi nous devons veiller tant au respect de la vie privée et des données personnelles qu’à la lutte contre le terrorisme et la violence. C’est un défi considérable que d’assumer ces deux responsabilités !
Ce projet de loi, madame la ministre, est une avancée nécessaire pour tenter de concilier, au mieux, ces deux principes, auxquels nous sommes profondément attachés.