Je vous remercie de nous solliciter. Organisme unique en Europe et peut-être dans le monde, la Miviludes a été créée par le décret du 28 novembre 2002 sous le gouvernement Raffarin et placée auprès du Premier ministre, mais elle résulte d'une initiative parlementaire : autrefois Mission interministérielle de lutte contre les sectes (Mils), elle avait participé au mouvement de prise de conscience du Parlement qui avait abouti à la loi About-Picard. Son action a été soutenue par les pouvoirs publics quelle que soit leur orientation politique - et j'en remercie les parlementaires. Il y a un consensus français à ce sujet, au nom de la protection des victimes et de l'ordre public. La mission ne prend en compte que les actes et comportements contraires aux lois et règlements, portant atteinte aux droits fondamentaux de la personne ou troublant l'ordre public, et ne se mêle pas de doctrine. C'est un garde-fou important. Elle collabore étroitement avec le bureau des cultes du ministère de l'Intérieur. Ses trois missions essentielles sont d'abord l'observation et l'analyse du phénomène sectaire à travers ses agissements attentatoires aux droits de l'homme. Ensuite, la coordination de l'action préventive et répressive des pouvoirs publics, mais pas directement la répression : si nous comptons un commandant de police et un capitaine de gendarmerie dans nos rangs, ils n'ont aucun rôle d'enquête et auditionnent non les auteurs, mais les victimes - ou plus souvent, leurs proches. C'est enfin l'information du public sur les risques et l'aide aux victimes, en collaboration avec les grandes associations. Nous sommes en contact quotidien avec la police et la gendarmerie, les collectivités territoriales, la magistrature, qui nous sollicitent sinon comme experts, du moins comme sachants.
Sous l'autorité d'un président, son équipe permanente dirigée par un secrétaire général est composée de conseillers mis à disposition par les ministères concernés. Loin d'être un organisme tentaculaire, elle ne compte que douze agents, contre quinze dans l'effectif théorique. Elle profite des infrastructures de Matignon : locaux rue Vaneau et secrétariat. Elle est dirigée par un comité exécutif de pilotage opérationnel représentant les directions d'administration centrale concernées et un conseil d'orientation de trente membres à vocation plus philosophique, ouvert à la société civile. Au plan local, chaque département doit, selon le décret, tenir une réunion par an, sous la codirection du préfet et du ou des procureurs de la République qui s'informent mutuellement, invitent les responsables des associations et au besoin l'union des maires du département. Les grandes administrations ont mis en place des correspondants régionaux, au niveau des académies pour l'éducation nationale, ou dans les ARS.
Nous travaillons beaucoup avec les commissions d'enquête parlementaires, comme celle créée ici en 2012 dont les conclusions ont été rendues en avril 2013, qui a défriché un domaine longtemps mis sous le boisseau, les dérives sectaires dans le domaine de la santé. Elle a su distinguer avec finesse les cas courants qui ne nous concernent pas - et dont le ministère de la santé devrait s'occuper... - et les véritables dérives sectaires, qui ont des conséquences graves, refus d'opérations et de chimiothérapies, au bénéfice de produits qui ne soignent pas, voire accélèrent la maladie. Les responsables sont souvent inattaquables, le lien de cause à effet entre absence de traitement ou traitement parallèle étant souvent difficile à établir. Dans un ordre voisin, la psychothérapie déviante est difficile à appréhender. Des gens sans scrupules profitent de cette emprise constante bien décrite par Freud, le transfert, et abusent des personnes dans tous les sens du terme, dans des dérives destructrices qui aboutissent parfois à des tentatives de suicide ou à des décompensations psychiatriques.
Nous devons répondre à 3 000 requêtes par an, soit une dizaine par jour, la plupart par courrier électronique. Nous devons y répondre de manière formalisée, par une lettre à en-tête, avec signature manuscrite, ce qui entraîne un grand volume de papier - paradoxe lorsqu'il s'agit d'un mail de trois lignes. Nous devons nous astreindre à une certaine langue de bois, nos lettres pouvant être exploitées. De gens nous testent, demandant notre avis sur tel mouvement. Nous répondons qu'il ne nous a pas été signalé, mais que cela ne signifie pas qu'il soit inoffensif... Devant une telle lettre, les vraies victimes se demandent peut-être si cette administration qui a mis un mois à répondre ne se moque pas d'elles. Aussi nous privilégions les contacts téléphoniques. Lorsque nous percevons une détresse, lorsque la personne lance manifestement un cri d'alarme, nous la joignons par téléphone, lui proposons un rendez-vous. L'entretien est conduit par les représentants de la police et de la gendarmerie. Ils doivent éviter l'instrumentalisation, par exemple en cas de séparation, signaler des gens pris dans des systèmes d'extorsion financière, orienter la victime vers un parcours judiciaire, suggérer une mise sous tutelle, etc. Nous sommes parfois saisis par des institutions publiques - mairies, conseils généraux - et recevons aussi des témoignages.
Nous gérons donc une masse de renseignements sensibles de personnes dont nous devons protéger l'anonymat : témoignages, certificats médicaux ou psychiatriques, relevés bancaires. Les victimes sont comparables à celles des violences conjugales ou périconjugales, qu'on ne peut pas traiter comme les autres victimes à cause de leur rapport particulier avec l'auteur des violences. Elles voudraient que cela s'arrange, restent sous l'emprise de l'autre. Dans certains procès, comme à Lisieux, la justice hésite entre qualifier certains de victimes ou de complices. Certains ne portent pas plainte, ou la retirent. Enfin, nous procédons à des signalements, dans le cadre de l'article 40 du code de procédure pénale, mais pas systématiquement.
Voici quelques exemples de personnes qui nous contactent : une jeune femme rejetée par son ami qui a adhéré à la Nouvelle Acropole, une victime de Michaël Aïvanhov qui dénonce les violences sexuelles subies par les mineurs et les jeunes adultes, une victime de Galacteus, alias Iso Zen, qui ne veut pas que d'autres soient piégés, un enfant de Témoins de Jéhovah victime d'abus sexuels à l'adolescence et témoignant pour que ses parents comprennent les torts qu'ils ont causé, un mari décrivant les séances d'hypnose à laquelle sa femme se soumettait durant toute la nuit, pour finalement s'enfuir avec son thérapeute. Un ex-adepte des Témoins de Jéhovah nous demande de ne pas dévoiler son nom pour conserver les liens ténus qu'il conserve avec les membres de sa famille toujours adeptes.
Voici cinq exemples de livres de témoignage récemment parus : Moi, ancien légionnaire du Christ, de Xavier Léger ; Cinq ans de cauchemar, d'Eric et Julie Martin, sur le Parc d'accueil ; Nous n'étions pas armés de Christine de Védrines, sur l'affaire connue des reclus de Monflanquin ; Le silence et la honte, de Solveig Ely sur le mouvement catholique des Béatitudes ; De l'enfer à l'endroit, de Myriam Declair, ancienne adepte de la Famille de Dieu, anciennement les Enfants de Dieu, ce groupe post-soixante-huitard d'apparence sympathique mais qui en réalité constituait un enfermement atroce autour d'un gourou.
Nous sommes attentifs au respect de la loi du 16 juillet 1978 et son article 6 en particulier, qui fait la liste des exceptions à la règle de communicabilité. Nous sommes très critiqués par les mouvements sectaires, bien sûr, mais heureusement cette loi protège les victimes et non les mouvements sectaires. J'y insiste, nous ne les jugeons jamais sur la doctrine. En France, il y a 200 adorateurs de l'oignon, mouvement de gens charmants, que ses membres peuvent quitter quand ils veulent, et qui nous a demandé de certifier qu'ils n'étaient pas une secte. Il y a une infinité de convictions et de croyances.
Nous ne communiquons jamais de données nominatives, bien sûr, mais nous masquons aussi la ville d'origine, les circonstances précises, les dates... Car les mouvements sectaires disposent de quasi-services de renseignements, voire de barbouzes. Nous refusons de communiquer toute donnée relevant du secret médical et du secret de la vie privée.
La Cada considère les documents que nous recevons comme des documents administratifs au sens de l'article 1er de la loi, ce que nous comprenons. Nous sommes bombardés de demandes par les mouvements, qui changent de nom : la Scientologie devient Ethique et liberté ou le Comité citoyen pour les droits de l'homme, qui se fait une spécialité des visites dans les hôpitaux psychiatriques. Les Témoins de Jéhovah deviennent les Comités de liaison hospitaliers, qui pénètrent dans des hôpitaux ou des établissements médico-sociaux hébergeant des personnes âgées ou handicapées pour les convertir.
Nous répondons favorablement aux demandes de communication de documents pourvu qu'ils ne mettent pas en cause l'identité des personnes : articles de presse, décisions de justice, publications de chercheurs. Nous avons parfois des demandes étranges : en 2013, une demande d'Ethique et liberté à propos de quatre réunions du conseil d'orientation de la Miviludes en 2011 auxquelles participait Mme Picard, présidente de l'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu victimes de sectes (Unadfi). Nous avons alerté cette dernière et communiqué les comptes rendus demandés en occultant les données personnelles, y compris les noms des fonctionnaires présents non à titre personnel, mais en tant que représentants de leur administration. La mairie de Bordeaux, ayant organisé un colloque à la demande de maître Picotin, nous a signalé une demande de communication... Bref, nous faisons face à une véritable guérilla administrative.
La transparence administrative est une avancée démocratique. Même si les demandes des lobbies n'ont pas d'autre vocation que de gêner notre action, la loi de 1978 est équilibrée et nous convient très bien.