Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous prenons chaque jour un peu plus la mesure des enjeux environnementaux auxquels doit faire face notre société contemporaine. Dans notre quotidien d’élus locaux, nous en éprouvons les complexités multiples et prenons conscience d’interconnexions dont nous ne pouvons plus faire l’économie.
Il est pourtant un sujet qui reste relativement confidentiel, au regard de ce qu’il devrait être et de la place qu’il est appelé à prendre dans un avenir plus proche que ce que nous imaginons : le droit à l’eau.
C’est pourquoi je me réjouis que notre assemblée ait pris la décision d’organiser ce débat, qui, bien que limité dans le temps, permettra de resituer un certain nombre d’éléments de compréhension et de pistes de réflexion.
Une des raisons pour lesquelles la question du droit à l’eau reste si souvent secondaire tient peut-être à la difficulté d’isoler les problèmes et de répertorier les enjeux. Derrière son apparence simple, l’énonciation du droit à l’eau dissimule une réalité complexe où tout se tient.
En effet, finalement, l’eau est partout : elle fait partie de notre environnement quotidien.
Nous avons évoqué le petit cycle, celui qui débouche sur sa distribution chez les particuliers pour une utilisation domestique et qui soulève, notamment, la question de la tarification sociale, que mes collègues n’ont pas manqué d’évoquer. Mais, dans le cadre du débat d’aujourd'hui, nous devons tout autant nous préoccuper du cycle, plus grand, des fleuves et des rivières.
C'est la raison pour laquelle je souhaite évoquer cette eau qui nous entoure, que nous oublions parfois de voir, mais qui nous est si essentielle.
Dans son rapport intitulé « Les efforts de surveillance de la qualité des cours d’eau », l’Office national de l'eau et des milieux aquatiques, l’ONEMA, dénombrait, en 2010, 11 500 masses d’eau de surface sur le territoire – métropole et outre-mer –, dont 10 800 cours d’eau.
Les cours d’eau constituent l’un des premiers maillages naturels de notre pays, si ce n’est le premier. Ils sont autant de traits d’union qui relient les citoyens de l’amont et ceux de l’aval. Ils rendent possibles nos activités, qu’il s’agisse des échanges commerciaux, de l’agriculture, du tourisme ou encore de l’industrie.
Ils sont aussi de véritables remparts écologiques, qui peuvent nous protéger. En effet, un cours d’eau dont le rythme et les équilibres initiaux sont optimaux a moins de risques d’être ou en crue ou asséché ; il retient ses berges, stabilise les sols, favorise la biodiversité et la photosynthèse.
Le plus souvent, on parle – à juste titre, du reste – de l’influence des hommes sur les cours d’eau. Il serait tout aussi pertinent de s’intéresser à l’influence des cours d’eau sur la vie et les activités des hommes.
En effet, les nombreux bénéfices que nous tirons, individuellement et collectivement, de ce maillage naturel sont à la fois nécessaires et fragiles, car ils portent en eux les germes de leur propre destruction. À cet égard, je suis convaincue que ces bénéfices sont d’autant plus importants que les cours d’eau sont gérés de manière équilibrée et économe.
C’est pourquoi il est tout à fait opportun et nécessaire de parler du droit à l’eau à grande échelle : le droit à l’eau, c’est aussi le droit à des cours d’eau de bonne qualité, dont les rythmes naturels sont respectés et les activités humaines qui s’y croisent le sont aussi. Pourtant, notre connaissance du grand cycle demeure insuffisante, ainsi que l’a constaté le Conseil d’État, dans son rapport annuel de 2010 – rapport de référence – intitulé « L’eau et son droit ».
Nous manquons de visibilité sur l’ampleur de la ressource en eau exploitable, maîtrisons encore mal les conséquences du réchauffement climatique, devons progresser dans l’amélioration de la qualité, la lutte contre les pollutions diffuses et dans la connaissance des milieux aquatiques et de la continuité écologique. La gestion du grand cycle est aussi largement perfectible : des problèmes quantitatifs demeurent pendant les périodes d’étiage à cause des besoins d’irrigation importants. En ce qui concerne la lutte contre les inondations, nous avons récemment fait un grand pas en avant, mais notre marge de progression peut être encore importante.
Les faiblesses que je viens de décrire constituent un sérieux handicap lorsqu’il s’agit de rendre effectif ce droit de chacun à bénéficier, dans la limite d’un usage durable et responsable, de tous les bienfaits offerts par les masses d’eau de surface. Ce droit est radical en ce qu’il doit bénéficier autant aux habitants de l’aval qu’à ceux de l’amont. Or tout ce qui se fait en amont a des répercussions sur l’aval ! Nous ne pouvons ni ne devons décréter que les cours d’eau concernés appartiennent à une activité plutôt qu’à une autre.
Il est donc indispensable de réguler, de gérer, de connaître et de protéger. Pour ce faire, il faut des instances compétentes, à double titre : d’une part, en matière de savoir-faire, d’expérience, d’expertise et, d’autre part, sur une unité géographique pertinente, c’est-à-dire, ici, le bassin versant hydrographique. Cette double compétence est la seule à même d’améliorer nos outils de gestion et de prévenir les conflits d’usage.
Permettez-moi de citer l’exemple de l’établissement public territorial de bassin – EPTB –, dont j’ai été présidente : l’EPTB de la Bresle, fleuve qui sépare la Haute-Normandie de la Picardie.
Dans le cadre de l’aménagement du territoire, cet établissement propose aux élus locaux une ingénierie de qualité permettant de lutter contre les érosions et contre le ruissellement. L’EPTB intervient à la bonne échelle pour trouver des solutions à des problèmes d’eau qui n’ont rien à faire des limites administratives. Cette échelle permet de faire exister la notion de continuité écologique, que nous nous devons de prendre en compte.
Notre territoire est pour le moins hétérogène en ce qui concerne sa couverture par des instances de gestion et de régulation des cours d’eau.
Les EPTB, au nombre de trente-six en France, sont de taille et d’importance extrêmement variées ; un peu plus de 50 % du territoire est couvert par un schéma d’aménagement et de gestion des eaux, ou SAGE. Enfin, les six agences françaises de l’eau assurent une présence à l'échelle de très grands bassins versants.
Les EPTB présentent de bons résultats, et nous en connaissons les mérites. Il est donc absolument nécessaire de renforcer les EPTB déjà existants et d’encourager leur développement. Il est indispensable de disposer, même si ce n’est pas toujours simple d’instances locales, car on ne peut tout centraliser.
Certaines zones où il y aurait un grand intérêt à créer un EPTB et à établir un SAGE en sont dépourvues. Or ces outils permettent de répondre à un double objectif de qualité, en respectant les critères de la directive-cadre sur l’eau avec le moins de retard possible et en instaurant un dialogue démocratique autour de cette richesse commune via les commissions locales de l’eau.
Mais les résistances politiques locales sont parfois tenaces. Il est vrai que le principe de la gestion concertée par bassin versant des EPTB et leur structuration en syndicat mixte ou en institution interdépartementale peuvent être déroutants. C’est un type particulier de coopération.
Cette échelle est pourtant la plus à même d’assurer la solidarité de bassin, c’est-à-dire la cohérence de l’intervention de chaque acteur local sur son territoire, pour éviter les actions redondantes ou contradictoires.
Mes chers collègues, s’il y a un objet de l’action publique pour lequel la notion d’intérêt général doit s’appliquer avec encore plus de rigueur, c’est bien l’eau. C’est le sens de mon intervention d’aujourd’hui, et je sais que nous sommes nombreux, ici, à partager ce point de vue.
Le mode de gouvernance que nous choisissons pour la gestion du grand cycle de l’eau nous dit quelque chose de notre façon d’envisager la gestion de nos territoires. En d’autres termes, la qualité du droit de jouir durablement des bénéfices offerts par les réseaux de notre grand cycle de l’eau dépend de notre capacité à gérer collectivement cet enjeu.
C’est une grande opportunité pour nos territoires et nos collectivités car, si la problématique de l’eau, malgré son importance, n’est pas encore ressentie comme essentielle par la plupart de nos concitoyens, c’est à n’en pas douter leur préoccupation de demain. §