Nous nous connaissons depuis 37 ans et n'avons pas encore réussi à nous fâcher !
Il est un peu paradoxal de débattre d'un projet de loi déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale le 9 octobre 2013 mais qui n'a pas été encore discuté par les députés. Je me fonderai donc sur la rédaction initiale.
Comme le manifeste déjà le code d'Hammourabi, 1750 ans avant notre ère, toutes les sociétés cherchent la réponse adaptée au crime, tel qu'il est défini par les tabous, la morale, les usages et la loi. Depuis les Lumières, nous assistons à une désescalade des peines. A la mort, la torture, la question, les travaux forcés et le bagne ont succédé des peines de prison, plus ou moins appropriées aux crimes et délits, et, en 1885, sont apparues les premières peines de probation. Parallèlement, la criminalité enregistrée s'est effondrée. En France, contrairement aux idées reçues, le nombre d'homicides est aujourd'hui historiquement bas - un seuil plancher a été atteint, il est difficile de faire moins... Des phénomènes de violence autrefois ignorés sont désormais pris en compte : le « droit de cuissage », la femme comme propriété sexuelle, ont laissé place à la lutte contre les agressions sexuelles de toute nature, y compris les viols entre conjoints. Le nombre de faits a explosé, non qu'ils soient plus nombreux mais parce qu'ils sont désormais révélés. Ces tendances sont constatées partout, même aux États-Unis où l'on compte une arme à feu par habitant. Toutefois, notre appareil statistique appréhende encore mal certaines formes de violences, par exemple les violences intrafamiliales, où la récidive est permanente et qui donnent lieu au dépôt de plainte pénale seulement dans un cas sur dix, selon les estimations de l'Observatoire national de la délinquance, qui procède désormais à des « enquêtes de victimation ». L'appareil statistique est structurellement déficient.
La criminologie applique des règles d'ordre médical : elle établit un diagnostic, suivi d'un pronostic et de préconisations de thérapies plus ou moins radicales. La France est spécialisée dans les débats thérapeutiques mais ne dispose pas d'outils efficaces pour dresser un état de la criminalité, en dépit d'enquêtes de victimation, encore moins pour apprécier la pertinence des réponses pénales, car il n'y a pas d'enquêtes de satisfaction auprès des auteurs d'infractions ! Bien que les services du ministère de la justice aient considérablement progressé - dans le passé j'ai beaucoup critiqué leur incapacité à établir des chiffres aussi simples que le nombre des condamnations - nous sommes encore loin de la qualité de l'appareil statistique allemand, anglais ou suisse. Bref nous ne savons pas précisément de quoi nous parlons ! De nombreux travaux sont réalisés par des personnalités extérieures au système, comme Pierre-Victor Tournier que vous allez auditionner après moi. Je suis le seul professeur de criminologie de France alors qu'au moins 90 autres chercheurs pourraient prétendre à ce titre ; il est le seul démographe pénal français. De ce point de vue, la France n'a rien à envier au défunt système soviétique qui comptait un spécialiste par spécialité. Pourtant l'idée qu'il y ait des crimes, des criminels et des victimes ne fait plus débat, pas même chez les derniers foucaldiens survivants.
Le territoire de la criminalité est partout lié au bassin de vie, à l'agglomération. L'aménagement du territoire se caractérise en France par une grande cohérence, mais aucune des structures de la chaîne pénale, de la police ou de la justice, ne correspond aux autres découpages. Les plaintes sont répertoriées selon le lieu de leur dépôt, non selon le lieu de commission des faits. Aucune cartographie criminelle ne peut donc être établie. Des emplois précaires sont chargés de cet enregistrement ; on relève 30 % d'erreurs matérielles entre les dossiers papiers et les dossiers informatiques. Paris fait figure d'exception : une carte des infractions, des violences, des homicides y a été réalisée manuellement, grâce à la collaboration de la préfecture de police et de la justice, si bien que la capitale dispose du seul plan de vidéo-protection dynamique, fondé sur une carte évolutive. C'est aussi la seule ville qui pratique des enquêtes auprès des victimes, alors que la dernière loi pénitentiaire avait prévu l'installation d'un observatoire de la récidive, suivant en cela les recommandations de plusieurs rapports et travaux dont ceux de Jean-René Lecerf et Nicole Borvo Cohen-Seat. Le ministère de la justice veut tout contrôler, il a une peur panique des regards extérieurs.
J'aurais aimé un vrai texte de réforme qui impose la contrainte pénale communautaire. La prison n'est pas la réponse à tout. Elle n'est pas non plus la réponse à rien. Les sanctions sont nécessaires. Le vol, l'agression, la violence ne sont pas une forme de redistribution sociale acceptable. Le crime peut relever du besoin, lorsque l'on vole pour vivre, quand on n'a pas d'autre choix : c'est le Jean Valjean des Misérables. Cette violence sociale légitime a mis à bas la monarchie absolue et fait émerger la République, elle nous a permis de passer du statut de sujets à celui de citoyens. Le crime peut aussi être causé par l'envie : alors les circonstances, aggravantes ou atténuantes, sont prises en considération et apparaissent l'individualisation de la peine, la prise en compte de l'environnement social, les enquêtes de personnalité. Enfin, le crime peut être lié au plaisir. Ceux qui tuent ou violent par plaisir doivent être isolés de la société - mais non par la peine de mort, que je réprouve.
Les difficultés du système français proviennent de ce qu'il conjugue deux théologies irréconciliables, une théologie de la libération qui voit une victime dans tout auteur de crime et refuse la sanction, et une théologie de la répression aveugle qui ne se préoccupe ni des raisons du passage à l'acte ni des moyens de l'éviter. Entre les deux, il n'y a rien. Sebastian Roché, Hugues Lagrange ont avant moi opéré une distinction entre des criminels rationnels, des criminels impulsifs, des criminels par envie, besoin ou nécessité. Notre code pénal, au regard de ces catégories, est bancal et archaïque ; la « prison pour tous » est la seule réponse.
Notre pays emprisonne dix à quinze fois plus que les pays européens comparables, par exemple l'Allemagne. Nous corrigeons cette surcapacité à donner de la prison par l'octroi de sursis innombrables, d'aménagements automatiques, de reports d'application des peines, tout cela rendant la sanction illisible, pour la victime comme pour l'auteur des infractions. Celui qui a été condamné cinquante fois et jamais emprisonné ne comprend pas pourquoi il est enfermé à la cinquante et unième infraction.
Or nous parlons de populations différentes. Entre 50 et 60 % des primo-délinquants ne commettront pas de nouveaux délits après une présentation devant le juge, une injonction, un sermon. C'est considérable ! Cela signifie que le decorum pénal accomplit son office et que le système peut fonctionner à moindre coût. Un tiers des délinquants recommenceront au moins une fois. Dès le deuxième passage à l'acte, le système est perturbé : il ne sait pas quand la tolérance doit s'arrêter. Il a intégré la « harangue de Baudot », ce célèbre substitut du procureur pour qui la justice doit être injuste pour rétablir un équilibre ; le système a notamment accepté l'idée que les enfants et petits-enfants d'immigrés issus des anciennes colonies bénéficient d'une certaine tolérance en compensation des maltraitances subies dans le passé. Ils peuvent commettre des crimes et des délits - car nous en sommes en partie responsables - jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la catégorie des 5 % de délinquants les plus endurcis, le noyau dur des « gros producteurs » qui réalisent à eux seuls 50 % de l'activité criminelle. Nous essayons de traiter de manière identique ces trois catégories de délinquants, mais le prêt à porter ne fonctionne pas ici, il faudrait du sur-mesure. Entre rien et trop, le système pénal ne sait pas s'adapter.
Ce n'est pas faute d'inventions, mais les dispositifs alternatifs à la prison sont eux aussi affectés par la non-exécution, et des juges d'application des peines sur-occupés prennent le lendemain du prononcé de la peine des mesures contraires...
La justice est rendue au nom du peuple français mais en son absence. Le droit n'est pas enseigné avant l'université ; il est mal connu. La culture judiciaire de nos concitoyens provient surtout des séries américaines - raison pour laquelle ils donnent si souvent du « votre honneur » au président du tribunal ou de la cour. Le mystère du système pénal reste entier pour le plus grand nombre, justiciables, public mais aussi policiers et gendarmes : « on les arrête, ils les remettent dehors ». La légitimité des décisions de justice n'est pas établie.
Le projet de loi aurait pu être un grand texte pénal. L'étude d'impact est si honnête qu'elle disqualifie d'avance certains articles. En l'état, je crains que le texte soit contre-productif et aboutisse à une immense régression pénale. Les effets à en attendre seront catastrophiques dans le climat de crispation actuel. Le texte aurait pu, pourtant, consacrer la contrainte pénale, fixer pour objectif que l'emprisonnement, 40 à 50 % des décisions aujourd'hui, descende à 15 ou 20 %, les peines prononcées étant en revanche exécutées. Il est normal de donner une chance voire deux à un délinquant, mais pas cinquante !
Il y manque aussi l'habeas corpus, qui pourrait recueillir l'unanimité dans les assemblées parlementaires. L'interdiction de la détention pour des raisons non prévues par le code pénal, qui est théoriquement d'application stricte, devrait être consacrée. On ne doit emprisonner les prévenus qu'en cas de fuite, de destruction de preuves ou de pression sur des témoins, pas pour les faire parler... or c'est la pratique courante.
Peut-être la question de l'échevinage aurait-elle pu également être abordée. Les magistrats sont compétents mais ils manquent de légitimité aux yeux des citoyens. Créer la contrainte pénale dans le système existant, c'est rajouter de l'illisibilité. La contrainte pénale aurait dû remplacer les autres dispositifs, la prison devenant une sanction résiduelle réservée aux cas les plus graves. Ma déception est immense. Je suis partisan de la contrainte pénale, pas par goût mais en raison des dysfonctionnements de toute la chaîne pénale. Je croyais le moment arrivé de grandes avancées pour le système pénal, je n'en vois pas, même si certaines dispositions méritent d'être conservées. Sauf à être sensiblement remanié, le projet de loi mériterait d'être oublié.