En voyant M. Jean-Pierre Michel, que j'ai connu aux obsèques de Gérard Blanchard, mort accidentellement en 1979, j'ai une pensée triste pour ce magistrat dont j'ai partagé le bureau à la Chancellerie, à une époque où il était « placardisé » en raison de son engagement au Syndicat de la magistrature - et quel meilleur placard, dans ce ministère, qu'un service d'études et de statistiques... Vous trouvez que j'écris trop ? J'ai écrit des textes courts, dont un pour les journées parlementaires consacrées aux prisons : j'y imagine ce que deviendra en 2025 la contrainte pénale si ce que je souhaite advient. C'est ce qu'Antoine Garapon appelle un changement de paradigme. Pas un changement de paradis...
J'approuve ce projet de loi présenté au Conseil des ministres le 5 octobre. C'est un texte de compromis, non de consensus : M. Ciotti ne le votera sans doute pas ! Il y a eu un consensus, ici, pour la loi pénitentiaire, puisque personne n'a voté contre en première lecture, ce qui valait approbation des sénateurs de l'opposition d'alors. J'espère un jour que des historiens retraceront ce qui s'est passé ici, en particulier lors de la réunion de la CMP, qui désavoua le Garde des Sceaux et le gouvernement, quand des parlementaires de la valeur de Jean-René Lecerf et d'Élisabeth Guigou ont dépassé les dogmatismes pour fonder un consensus dur.
Ce compromis tient compte du rapport de Dominique Raimbourg et des conclusions du jury de la conférence de consensus - pour certaines, contraires au rapport Raimbourg. Je fais entièrement confiance à la représentation nationale - ce n'est pas un vain mot - car j'ai suivi de près les débats ayant abouti à cette loi que j'appelle, comme Robert Badinter, la « loi Lecerf ». Le présent texte, un peu brouillon, peut être amélioré sur le fond, et il le sera.
Quelques éléments de situation pour comprendre la philosophie de ce texte. Et pour cerner ce qu'est la contrainte pénale. Il est vrai que lorsqu'on lui pose la question, Christiane Taubira ne répond jamais ; je le lui ai fait remarquer, car je trouve cela dommage. Quoi qu'il en soit chacun peut se renseigner en consultant Internet, sur mon blog par exemple, où je la définis comme un programme de contraintes.
Quelques éléments statistiques : le taux de croissance de la population sous écrou reste positif, mais son rythme de progression a fortement diminué depuis février 2012. Certains ricanent lorsque l'on dit cela du chômage, par exemple ; mais c'est important politiquement. Le taux de croissance est aujourd'hui de 1,4 % soit 1 100 personnes de plus par an. La population détenue - égale à la population sous écrou moins les 10 000 personnes sous surveillance électronique - conserve elle aussi un taux de croissance positif, avec un rythme qui a fortement diminué depuis janvier 2012 : 0,8 % de croissance, soit 500 détenus de plus par an. Cela signifie que, sans changement, la construction de deux établissements pénitentiaires de 250 places par an serait nécessaire. Autre façon de le dire : cette croissance est deux fois plus importante que celle de la population française, qui a été en 2013 de 0,4 %. C'est ce que j'entendais déjà en 1979 par « inflation carcérale » ! Imaginez que cette inflation disparaisse : il faudrait quand même construire un établissement pénitentiaire de 250 places par an.
Ces chiffres sont bien connus de l'administration pénitentiaire. Ce n'est pas toujours le cas : l'excellent rapport de Jean-René Lecerf sur le budget 2013 montre bien comment les données fournies par cette administration regorgent de sottises inimaginables, de valeurs fausses. L'administration pénitentiaire ne respecte pas son obligation de donner à la représentation nationale des informations cohérentes. Les données que j'utilise sont originales et procèdent d'estimations, extrapolées sur l'année entière à partir des neuf premiers mois de 2013 : il y a eu cette année 89 600 entrées sous écrou, soit 1,5 % de moins que l'année précédente, mais pour une durée moyenne de 10,6 mois, 4 % plus longue que l'année précédente. En résumé, la population sous écrou augmente malgré la baisse du nombre de mises sous écrou, à cause de l'accroissement de la durée d'emprisonnement. Malgré le nombre considérable de statisticiens à la Chancellerie, ces données ne sont pas publiées, il faut les reconstituer soi-même.
Le calcul est différent pour les détenus : l'administration pénitentiaire refuse de publier des données précises sur le niveau de surpopulation des établissements. Il ne suffit pas de faire la différence entre le nombre de détenus et le nombre de places, car certains établissements ne sont pas surpeuplés : il faut ajouter les places inoccupées. Au 1er janvier 2014, il y avait 12 691 détenus en surnombre. Ces chiffres sont largement méconnus, quoique Dominique Raimbourg les reprenne et que Jean-René Lecerf décrive la méthode pour les obtenir. Parmi eux, 11 474 sont dans des maisons d'arrêt de métropole, 1 145 dans des maisons d'arrêt outre-mer, mais il y en a aussi dans les établissements pour peine, il est vrai moins en métropole (67) qu'outre-mer (351). Cela représente une augmentation de 3,5 % en un an !
Je me suis beaucoup battu pour obtenir qu'un chiffre soit publié, celui des détenus qui dorment sur un matelas posé à même le sol. Il est impossible d'annuler totalement le surnombre de détenus. L'objectif serait plutôt de revenir à la situation que nous avons connue lorsqu'Élisabeth Guigou était Garde des Sceaux. Il y a eu pendant un temps moins de détenus que de places, tous établissements confondus ; mais un surnombre de 3 000 à 4 000 persistait. Mais plus aucun détenu ne doit dormir sur un matelas posé sur le sol ! Une telle situation contrevient à l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme. Ce qui est dégradant, ce n'est pas seulement de dormir sur un matelas à même le sol, comme certains ont pu le faire dans leur jeunesse ou le font encore en camping - une telle comparaison est scandaleuse - c'est tout le reste : la promiscuité, les deux lits superposés pour quatre détenus autour... Depuis juin 2012, leur nombre, enfin publié sur le site de l'administration pénitentiaire depuis peu, a augmenté de 60 % depuis le 1er janvier 2012. Cet échec patent est inadmissible.
Surpopulation carcérale et récidive sont directement liées. C'est un discours que j'entends assez peu, y compris dans la bouche des représentants de la Garde des Sceaux. Pourtant, nous n'avons pas besoin d'évaluation pour le savoir, et même M. Ciotti ne peut prouver le contraire : la surpopulation, ne permettant pas ce minimum en démocratie qu'on appelle la dignité, favorise la récidive. La première chose à faire pour lutter contre la récidive, et cela correspond aux valeurs de notre civilisation, c'est de respecter la dignité de la personne quelle qu'elle soit. Inversement, la récidive fait augmenter la surpopulation des prisons. Devant MM. Fenech, Ciotti ou Raimbourg, il faut pouvoir dire que nous allons tenter de réduire la surpopulation, mais en nous interdisant certains moyens inefficaces contre la récidive. Alors, les accusations de laxisme, de naïveté ou d'angélisme, parfois justifiées, tombent.
Il faut dès lors ne recourir ni aux grâces collectives - désormais inconstitutionnelles - ni aux amnisties. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, avec qui je suis de plus en plus en désaccord, a eu beau l'avoir proposée entre les deux tours de l'élection présidentielle, elle est passée de mode ; et je ne sais pas qui peut prouver son efficacité contre la récidive.
Il faut supprimer les peines plancher ; j'ai sur ce point une position très différente de celle d'Alain Bauer.
Il faut aussi - c'est une évidence, mais on doit la rappeler - lutter contre la délinquance et la criminalité avec lesquelles la surpopulation et la récidive ont un rapport direct : ceux qui croient que les violences aux personnes baissent se trompent ; on le voit bien devant le nombre de condamnés pour coups et blessures volontaires.
Il faut construire avec modération de nouveaux établissements pénitentiaires. Dominique Raimbourg explique avec raison que pour appliquer la loi pénitentiaire et tenter de respecter la volonté du Sénat et de l'Assemblée nationale de faire respecter le principe de l'encellulement individuel avant novembre 2014, il faut construire, mais pas n'importe quoi : il faut respecter les règles pénitentiaires européennes ; or, ce n'est pas le cas de ce que nous sommes en train de construire.
Il faut réduire les entrées en détention. C'est possible, car c'est déjà la tendance : si en 2004-2007, elles étaient de 82 000 par an, elles sont en 2012 de 67 000, soit 18 % de moins, ce qui n'est pas négligeable. Je propose donc, depuis 2006, une nouvelle probation, appelée depuis le 10 novembre 2011 « contrainte pénale appliquée dans la communauté ». Il a fallu se battre pour que ce nom, différent de la probation qui existe en France depuis 1958, soit enfin présenté par Christiane Taubira à l'université d'été du Parti Socialiste de La Rochelle. Dominique Raimbourg et Jean-René Lecerf me rejoignent dans cette position. Certains considèrent le terme de « communauté » comme un vilain mot : souvenons-nous de l'article 29 de la déclaration universelle des droits de l'homme, selon lequel l'homme ou la femme ne peuvent s'épanouir en dehors de la communauté. C'est un choix philosophique, un choix de civilisation, contraire à l'individualisme. Dans cette salle, nous le partageons certainement.
L'objectif de la contrainte pénale est de réduire les entrées en détention et, partant, la récidive. Ne nous faisons pas d'illusions sur l'efficacité à court terme de cette mesure : le législateur travaille pour l'avenir. Plus opérationnelle à court terme est la réduction des durées de détention, mais c'est beaucoup plus difficile : de 8,7 mois en 2004-2007, la durée moyenne estimée est passée à 12 mois en 2012, record historique, soit une hausse de 38 %. Bien évidemment, les peines plancher y sont pour quelque chose. Cette mesure figure dans le projet de loi sous le nom de « libération sous contrainte » ; j'espère qu'elle permettra d'échapper aux sorties sèches. Il est fondamental de reconstruire le consensus, créé depuis des années par le Conseil de l'Europe autour de cet objectif, évident lorsque Jean-Luc Warsmann avait fait son rapport, mais rompu depuis par la droite populaire. La libération sous contrainte, que j'ai proposée à Christiane Taubira le 4 juillet 2013, le permet, le terme de « contrainte » répondant sémantiquement à votre préoccupation, Monsieur le Président. Elle applique une théorie réductionniste, selon laquelle la prison est une nécessité pour la République, mais à utiliser avec modération, car elle coûte très cher si on veut qu'elle soit efficace, c'est-à-dire si elle traite les personnes dans la dignité. Il faut aussi développer un milieu ouvert consistant, dans lequel les magistrats et le peuple aient confiance.
Seul véritable désaccord avec Christiane Taubira, que je regrette - mais il n'est pas trop tard : l'excellent rapport de mes amis Nicole Borvo et Jean-René Lecerf est très clair, page 15, sur la nécessité que l'évaluation de la récidive ou des conditions de la détention soit indépendante ! Pour paraphraser Clémenceau, les questions de sécurité et de politique pénale sont trop sérieuses pour les faire évaluer respectivement à l'Intérieur et à la Chancellerie. La Garde des Sceaux vient d'installer un Conseil supérieur de l'exécution des peines, très bien ! Mais il est bizarrement présidé par la Garde des sceaux. Elle a prévenu que l'observatoire de la récidive serait rattaché à ce Conseil, qui ne compte pas de spécialistes de l'évaluation, ou du moins de l'évaluation quantitative. Mon CV signale que je suis membre de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) ; j'ai tenté d'en démissionner deux fois, sous la droite et sous la gauche ; je n'en suis plus membre, mais je défends l'idée du Sénat qu'il doit évaluer ces questions.
Je me suis battu avec Alain Bauer pour que l'Observatoire national de la délinquance (OND) quitte le ministère de l'Intérieur le 1er janvier 2010, change de nom et dépende du Premier Ministre ; ce n'est pas l'idéal, mais c'est déjà une amélioration. Mes propositions ne coûtent rien : sans changer de rattachement hiérarchique, créer un conseil scientifique de douze membres non rémunérés, composé aux deux tiers d'universitaires ou de chercheurs au CNRS, indépendants au sens fort, et à un tiers de praticiens - magistrats ou directeurs d'établissements pénitentiaires - qui peuvent avoir, comme Jean-Paul Jean, une démarche scientifique. Il faut enfin renforcer l'équipe de cette institution par deux ou trois fonctionnaires de l'Insee, indépendants par nature. On peut imaginer plus tard que l'observatoire deviendrait une autorité indépendante, mais cela serait suffisant pour l'instant. Il ne produirait pas les données, mais les centraliserait et les analyserait de façon plurielle, en coopération avec l'université et des ministères concernés comme celui de la santé.